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L’humiliation ordinaire

Publie le mercredi 16 novembre 2005 par Open-Publishing
8 commentaires

de Alain Badiou philosophe, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure, dramaturge et romancier

Constamment contrôlés par la police." De tous les griefs mentionnés par les jeunes révoltés du peuple de ce pays, cette omniprésence du contrôle et de l’arrestation dans leur vie ordinaire, ce harcèlement sans trêve, est le plus constant, le plus partagé. Se rend-on vraiment compte de ce que signifie ce grief ? De la dose d’humiliation et de violence qu’il représente ?

J’ai un fils adoptif de 16 ans qui est noir. Appelons-le Gérard. Il ne relève pas des "explications" sociologiques et misérabilistes ordinaires. Son histoire se passe à Paris, tout bonnement.

Entre le 31 mars 2004 (Gérard n’avait pas 15 ans) et aujourd’hui, je n’ai pu dénombrer les contrôles dans la rue. Innombrables, il n’y a pas d’autre mot. Les arrestations : Six ! En dix-huit mois... J’appelle "arrestation" qu’on l’emmène menotté au commissariat, qu’on l’insulte, qu’on l’attache à un banc, qu’il reste là des heures, parfois une ou deux journées de garde à vue. Pour rien.

Le pire d’une persécution tient souvent aux détails. Je raconte donc, un peu minutieusement, la toute dernière arrestation. Gérard, accompagné de son ami Kemal (né en France, Français donc, de famille turque), est vers 16 h 30 devant un lycée privé (fréquenté par des jeunes filles). Pendant que Gérard fait assaut de galanterie, Kemal négocie avec un élève d’un autre lycée voisin l’achat d’un vélo. Vingt euros, le vélo, une affaire ! Suspecte, c’est certain. Notons cependant que Kemal a quelques euros, pas beaucoup, parce qu’il travaille : il est aide et marmiton dans une crêperie. Trois "petits jeunes" viennent à leur rencontre. Un d’entre eux, l’air désemparé : "Ce vélo est à moi, un grand l’a emprunté, il y a une heure et demie, et il ne me l’a pas rendu." Aïe ! Le vendeur était, semble-t-il, un "emprunteur". Discussion. Gérard ne voit qu’une solution : rendre le vélo. Bien mal acquis ne profite guère. Kemal s’y résout. Les "petits jeunes" partent avec l’engin.

C’est alors que se range le long du trottoir, tous freins crissants, une voiture de police. Deux de ses occupants bondissent sur Gérard et Kemal, les plaquent à terre, les menottent mains dans le dos, puis les alignent contre le mur. Insultes et menaces : "Enculés ! Connards !" Nos deux héros demandent ce qu’ils ont fait. "Vous savez très bien ! Du reste, tournez-vous - on les met, toujours menottés, face aux passants dans la rue -, que tout le monde voie bien qui vous êtes et ce que vous faites !" Réinvention du pilori médiéval (une demi-heure d’exposition), mais, nouveauté, avant tout jugement, et même toute accusation. Survient le fourgon. "Vous allez voir ce que vous prendrez dans la gueule, quand vous serez tout seuls." "Vous aimez les chiens ?" "Au commissariat, y aura personne pour vous aider."

Les petits jeunes disent : "Ils n’ont rien fait, ils nous ont rendu le vélo." Peu importe, on embarque tout le monde, Gérard, Kemal, les trois "petits jeunes", et le vélo. Serait-ce ce maudit vélo, le coupable ? Disons tout de suite que non, il n’en sera plus jamais question. Du reste, au commissariat, on sépare Gérard et Kemal des trois petits jeunes et du vélo, trois braves petits "blancs" qui sortiront libres dans la foulée. Le Noir et le Turc, c’est une autre affaire. C’est, nous raconteront-ils, le moment le plus "mauvais". Menottés au banc, petits coups dans les tibias chaque fois qu’un policier passe devant eux, insultes, spécialement pour Gérard : "gros porc", "crado"... On les monte et on les descend, ça dure une heure et demie sans qu’ils sachent de quoi ils sont accusés et pourquoi ils sont ainsi devenus du gibier. Finalement, on leur signifie qu’ils sont mis en garde à vue pour une agression en réunion commise il y a quinze jours. Ils sont vraiment dégoûtés, ne sachant de quoi il retourne. Signature de garde à vue, fouille, cellule. Il est 22 heures. A la maison, j’attends mon fils. Téléphone deux heures et demie plus tard : "Votre fils est en garde à vue pour probabilité de violences en réunion." J’adore cette "probabilité". Au passage, un policier moins complice a dit à Gérard : "Mais toi, il me semble que tu n’es dans aucune des affaires, qu’est-ce que tu fais encore là ?" Mystère, en effet.

S’agissant du Noir, mon fils, disons tout de suite qu’il n’a été reconnu par personne. C’est fini pour lui, dit une policière, un peu ennuyée. Tu as nos excuses. D’où venait toute cette histoire ? D’une dénonciation, encore et toujours. Un surveillant du lycée aux demoiselles l’aurait identifié comme celui qui aurait participé aux fameuses violences d’il y a deux semaines. Ce n’était aucunement lui ? Un Noir et un autre Noir, vous savez...

A propos des lycées, des surveillants et des délations : j’indique au passage que lors de la troisième des arrestations de Gérard, tout aussi vaine et brutale que les cinq autres, on a demandé à son lycée la photo et le dossier scolaire de tous les élèves noirs. Vous avez bien lu : les élèves noirs. Et comme le dossier en question était sur le bureau de l’inspecteur, je dois croire que le lycée, devenu succursale de la police, a opéré cette "sélection" intéressante.

On nous téléphone bien après 22 heures de venir récupérer notre fils, il n’a rien fait du tout, on s’excuse. Des excuses ? Qui peut s’en contenter ? Et j’imagine que ceux des "banlieues" n’y ont pas même droit, à de telles excuses. La marque d’infamie qu’on veut ainsi inscrire dans la vie quotidienne de ces gamins, qui peut croire qu’elle reste sans effets, sans effets dévastateurs ? Et s’ils entendent démontrer qu’après tout, puisqu’on les contrôle pour rien, il se pourrait qu’ils fassent savoir, un jour, et "en réunion", qu’on peut les contrôler pour quelque chose, qui leur en voudra ?

On a les émeutes qu’on mérite. Un Etat pour lequel ce qu’il appelle l’ordre public n’est que l’appariement de la protection de la richesse privée et des chiens lâchés sur les enfances ouvrières ou les provenances étrangères est purement et simplement méprisable.

http://www.lemonde.fr/web/article/0...

Messages

  • Sans commentaires.
    Merci pour ce témoignage, on imagine ce qui se passe pour des jeunes qui sont fautifs, qui ont brulé quelque chose.
    J’ai été très ému par cet article.

    jyd.

  • Ce serait juste qu’il dépose plainte en rapport avec les coups et injures des policiers. Il faut dénoncer très fort et stopper ces abus. A mon avis ça ne peut plus continuer, il y a trop de témoignages sur ces comportements inadmissibles de policiers.
    Sergueï

  • Au risque de me répéter, il faut savoir que ça fait des années que des ONG comme Amnesty International ou de trés officielles enquêtes de l’UE dénoncent les comportements racistes de la police française jamais sanctionnés par la Justice. Et qui a déja entendu le moindre politicard réagir à ces graves accusations ? La réalité c’est que le racisme de la police est assez bien accepté par une bonne part de l’opinion publique.

    Valère

  • ET S’IL N’Y AVAIT QUE LA POLICE !
    voilà cinq ans , dans une grande surface de banlieue , la queue aux caisses , devant moi , un couple d’algeriens agés , lui autour de 70 ans , elle legerement moins en apparence .
    de maigres achats alimentaires , moins de cent francs je crois , et le monsieur de tendre un billet de 500 frs .
    Colere immediate de la caissiere , propos à la limite extreme de l’insulte , refus du billet de cinq cent francs .
    Ayant par hasard de la monnaie sur moi , j’ai echangé le billet de cinq cent francs contre cinq billets de cent francs , et ce couple a payé sans histoire sa note , j’ai lu dans les yeux de ce vieil homme du remerciement pour mon geste , accompagné de nombreux merci ,et en meme temps
    une desesperance totale , devant tant de betise !
    mon tour de payer arrivé , pour une note de 65 francs , j’ai tendu le fameux billet de 500 francs en esperant une chose , une seule , entendre la meme reponse !
    non trés correctement la caissiere a accepté le billet et m’a rendu la monnaie sans rien dire !
    je dois vous avouer que je pense souvent à ce vieil homme et à son epouse ces jours ci .
    Il n’avait que la force de se soumettre une fois de plus , que ses petits enfants se rebellent me semble etre un juste retour des choses !
    claude tlse .

  • Beaucoup de mes amis subissent ces violences quotidiennement. Les violences de ceux qui se croient supérieurs, qui croient avoir quelque-chose de plus à défendre, qui refusent l’autre, celui qui n’est pas conforme à leur modèle, qui représente dans leur imaginaire le barbare qui va déranger leur petite vie étriquée et leur petit bien-être douillet. On nous parle de la république dont nous serions tous les enfants ! A la préfecture du Rhône par exemple, il n’est pourtant pas bon d’être bronzé ou noir ou jaune quand on vient faire renouveler une carte de vendeur sur les marchés ou qu’on souhaite une autorisation de séjour pour occuper un emploi d’ingénieur pour lequel on a déjà une intention ferme d’embauche. Ces avanies, ces vexations, ces brimades perpétuelles faites à mes amis, moi qui suis du bon côté, qui ne les subis jamais, j’en crève !!! Alors eux qui les subissent !!!

  • Et ces violences policières ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Il m’est arrivé, dans le métro, dans l’autobus, chez le boulanger, de me trouver entre le regard de certains "Français de souche" et des personnes "colorées" : un rayon laser de pure haine ! Pour d’autres -et ce n’est pas mieux- c’est un regard de pur néant : la personne en face n’existe pas...
    Cela fait des décennies que cela dure ! comment vivre, comment se développer sous de tels regards ?! Les mots sont des armes (racaille !) mais les yeux aussi disent : "disparais, meurs !"

    Hélène

  • Bonjours,

    L’article publié dans Le Monde par Alain Badiou m’a également particulièrement touché.

    Mais le comportement d’une partie significative des forces de l’ordre (et de l’impunité judiciaire qui permettent ces pratiques ) me semble mériter plus que quelques (salutaires) réactions d’indignation.

    Il est urgent en la matière de s’organiser, créer des collectifs de "lutte contre les violences policières" là où nous résidons. C’est ce que j’ai entrepris, avec d’autres, au sein de l’association "Témoin" à Lyon il y a quelques années. Il s’agissait alors (et il s’agit toujours) de créer un réseau de soutient permanent face à ce type d’agissement, en implquant un réseau d’avocats "militants", en dispençant conseils et soutients financier, en enquêtant parfois nous même (recherche de témoins...) et en portant ces affaires sur la place publique.

    Surtout, l’objectif était (et est toujours) de ressencer ces cas de violences policières afin de constituer un recueil de témoignage succeptible d’être rendu publique de manière annuelle. Car c’est à mon sens le seul moyen de faire cesser ces pratiques : elles ne prospèrent que dans l’ombre et par l’indifférence de chacun.

    Quelques collectifs (moins frilleux qu’ "Amnisty") que l’on peut contacter sur le sujet : Le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues"(MIB), la revue "Que fait la police ?" et l’Observatoire des Libertés Publiques" qui l’édite, le réseau "Résistons Ensemble". Liste bien sur à compléter...

    Alors, de l’indignation, passons à l’action !

    Martin.