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MEMBRER LE VIDE

Publie le mardi 1er juillet 2003 par Open-Publishing

Jehan VAN LANGHENHOVEN

Stricts ou débraillés, des tranches, des éclairs, des fréquences, des morceaux... bref ; des bouts ! Saisis à la dérobade, la tire, la volée... Afin de coûte que coûte membrer. Membrer le vide. De tout ce qui vient à surgir. De tout ce qui vient à passer. Mais mensonge ! Dérisoire, pitoyable, inutile mensonge car qui croit membrer le vide ne fait et ne fera jamais qu’y plonger. Y plonger...

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Portrait de l’enfant absent du père/Portrait de l’enfant absent de la mère/Portrait de l’enfant courant avec le chien/Et découvrant le vertige à bord d’un planisphère... Je suis né dans une fête foraine. Je mourrai dans une fête foraine. Entre, j’aurai connu le Grand-Huit et fait des cartons. Pan ! Pan... Ainsi donc ce jour commencé voici plus d’un demi-siècle et au matin duquel, refermant la porte, vous m’avez tout simplement dit : A ce soir, mon amour... Et comme ce soir, aujourd’hui plus que jamais, je l’attends mon amour... Je l’attends.

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Qui dira l’immense tragédie de celui qui, enfant, s’envisageait participant aux grands revirements de l’Histoire, et qui soudain, au soir du 11 septembre 2001, se retrouve ébahi par le sang que, sous l’assaut du pet assassin et sournois, d’un coup sec se prend à libérer l’hémorroïde qui crève, jaillit et se répand. Une giclée d’un très beau rouge, et de surcroît fort prolixe, apte par conséquent à aussitôt faire de son anus le nombril du monde.

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Bout !

Bout ! Bout ! Bout pour boucher le trou. Bout que rien jamais ne saurait raccrocher à d’autres bouts. Bout pour le bout. Ni de centre ni du coin. Et pas plus haut que du bas. Mais bout flottant dans toute sa matérialité autarcique de bout. Ni membre. Ni fragment. Mais bout. Imparable. Evident. Et toujours exact au rendez-vous (impromptu) du bout. Viendrait-il à être le dernier que soudain plus de bout, plus de bout... Alors plus rien que le trou. LE TROU ! Aussi, n’importe lequel mais un bout. Oui, vite, un bout...

Un bout !

La vie n’est qu’affaire de bout.

La vie n’est qu’affaire de trou.

De trou pour le bout. De bout pour le trou...

Le trou !

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C’est à l’improviste et en des lieux généralement on ne peut plus réfractaires à l’écriture qu’impérieux toujours s’en vient à surgir le bout. Le bout vite qui d’un coup vous emporte et exile. Le bout concernant la littérature (Plack). Le bout concernant les jambes des femmes qui passent (Ting ting ting ting ting tating ting ting). Et c’est parfois le même ! Le bout fausse-couche (avorton du verbe), hirsute, patibulaire, aux allures d’insidieux règlements de comptes (Flapada flapada). Le bout (Akaoumbé) fruit de mémoire relevant de l’Inavouable. Et celui, plus voltigeur que contondant, qui d’une certaine façon pourrait bien ressembler au poème. Le bout abscons et qui une fois passé le temps de l’énigme le plus souvent vous fait rire aux éclats. Le bout récurrent qui vous récure profond, si profond qu’il pourrait bien s’agir là de quelque signe avant-coureur du trou. Le grand trou...

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Consulté une biographie de Camus. Une autre d’Hemingway. Consulté surtout sur quelques photographies les visages de leurs femmes et maîtresses respectives. Belles. Très belles. Le style ! Peu lu Camus. Peu lu Hemingway. Et pourtant, impossible d’en douter, quels écrivains ! Vous êtes là sur ma table à me sourire. Superbes de crinière et d’oeillade. Aussi, nulle hésitation, je suis des leurs. Oui, vraiment des leurs...

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Le rêve est récurrent. Et pourtant comme périodiquement il me sied de le provoquer afin d’une fois encore avoir rendez-vous avec la femme vêtue de rouge (hauts talons y compris) et qui, dossier (bien sûr capital) sous le bras, m’attendrait aux portes de quelque meeting (de préférence Salle de la Mutualité, à Paris). J’ai mis longtemps à admettre que ce ne serait jamais là qu’un rêve. Que sur les seins aimés (amples comme la croupe) jamais je ne connaîtrai le souffle déchirant, et régénérateur, de l’Histoire... Aussi est-ce tard, très tard que, contraint et forcé, il m’a fallu admettre que je n’aurais pas un grand destin amoureux. Que je n’aurais pas un grand destin politique. Qu’assurément je m’étais plus que fourvoyé en croyant à l’indissociabilité de ces deux pôles. A coup sûr fruit d’un temps de haute, très haute exigence. Me reste aujourd’hui la littérature. Mais ça aussi, je l’ai compris tard.

Trop tard ?

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Consulté une biographie de Kessel... cf. bout préalable (bout de Camus, bout d’Hemingway).

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Sans doute est-ce à ma rencontre, très tôt, avec Jimmy Gladiator : dandy d’essence par trop canaille pour pleinement être convaincu par le côté policé, et protocolaire, de ce qui encore pouvait subsister du Surréalisme, et quelques années plus tard avec Michel Fardoulis-Lagrange... que je dois ce désintérêt total pour le monde littéraire qui, corporatisme parmi tant d’autres, jusqu’ici n’a eu de cesse de m’habiter. Ainsi donc, aimablement coincé entre le rire goguenard et salutaire du premier et cette conversation omniprésente que le second ne se privait d’entretenir avec les dieux, me fallut-il, paradoxal, pour ne pas dire incurablement bâtard, devenir un flottant... Les livres me serviraient de bouées. Les livres me serviraient à séduire. Et à tromper l’ennui. Les livres ne m’ont servi à rien. Hormis peut-être à parfois oublier mon visage dans ce qu’on m’avait affirmé être le miroir. A en chasser les masques. Et par conséquent à chaque jour un peu plus gagner le nu. Ou tout du moins, prudence oblige, sa conscience.

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Des nymphes aux seins nus armées d’énormes écumoires de métal chromé et à toute heure du jour et de la nuit frappant bien mieux que des bûcherons exultés sur ce qui de toute évidence n’étaient rien d’autre que des couilles de taureaux. De terribles taureaux... Que voulez-vous en ces temps-là, je les aimais sport. Très sport !

Comment ce bout m’est-il venu ? Ce bout dont nul évidemment ne saurait s’aventurer à contester l’objectivité... Ce bout du bout des doigts... Où rien du coeur ni de la cervelle... Ce bout qui aurait pu Plack ou bien encore Flapada flapada akaoumbé... mais qui Glick Glack Glick aussitôt choisit de s’effacer me laissant alors au coin des lèvres comme un goût de paradis perdu.

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Voilà plus de vingt ans qu’à intervalles irréguliers au hasard d’une rue je rencontre Lydia. Autant dire la bêtise personnifiée. Et, la beauté aussi. Visage de madone conduit à la perfection. A l’instar de son corps, irréprochable de souplesse et de grâce, que (de nature plutôt gironde) elle n’a eu de cesse, quelle que soit la saison, de corriger et d’entretenir, à grand renfort de gymnase (pratique conférant à l’obsession) et même dernièrement de... danse orientale. Lydia a aujourd’hui soixante ans et les hommes qui la convoitent - ils sont légion - ne peuvent que très vite s’en remettre à l’évidence : toute idée de chair pour Lydia ne saurait naturellement que se situer ailleurs... Dans une certaine infatigable contemplation d’elle-même que seule à la rigueur pourrait un tant soit peu parvenir à cerner la masturbation, béate, de la religieuse.

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Je me répandais alors, à raison de cinq à six fois par semaine, entre les doigts les plus experts et les orifices les plus généreux de ce que depuis longtemps la démocratie avait fait de mieux en matière d’aérodynamisme, d’électricité et de langueur. Oui, je me répandais. Vidais. A chaque traversée oubliant un peu plus que je n’allais pas tarder à ne plus rien savoir de ce corps à corps fabuleux qu’enfant je m’étais promis de, coûte que coûte, toujours d’entretenir avec l’Histoire. Et que, pour cette trahison inexpiable, le génie initial ne manquerait pas un jour ou l’autre de me quitter. Voilà qui est fait. Je pète. Saigne. Evidemment, elles en rient.
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Vailland admirait Hemingway (ce qui est logique) qui quelque part (bien plus déroutant) n’était pas sans laisser indifférent M. Fardoulis-Lagrange ainsi qu’il me l’avouera un jour... Moralité : ne pas se fier aux apparences dès lors qu’il s’agit des coups fourrés ou autres subterfuges du langage et de ses rendez-vous alors ô combien improbables.
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L’acte sexuel aujourd’hui me fatigue tout autant que le nu continue à me fasciner. Dans sa disgrâce comme dans sa perfection. Enfant, je m’étais promis de ni plus ni moins entrer dans les femmes sans en sortir, jamais... Terrible tâche évidemment pour qui de concert entend, corps et biens, se lancer dans la littérature. J’ai longtemps pris cette dernière pour subalterne de l’acte de chair avant de comprendre qu’elle seule, en son profond, possèderait assez de mémoire pour tôt ou tard, au-delà de toute métaphore, un jour pouvoir me restituer au nu, toujours plus nu, encore plus nu... de ces baraques foraines où, déjà voyeur, à l’abri du grand verre, il me plaisait tant, tout en les consolidant, d’aller perdre les recoins les plus inavouables de mon enfance.
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Ce fut bien par-devant. Ce fut bien par derrière. Bien côté cour. Bien côté jardin. Et bien encore et toujours pour ce qui fut de l’extase latérale. La spirale folle. Oui ce fut bien, vraiment très bien dans le répons comme dans l’antiphonaire... cf. bout préalable concernant le surgissement et l’envol du bout.

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C’est un casting long de plus de cinquante ans et parmi la multitude des comédiennes de la ville (tragédiennes, soubrettes et ingénues toujours là pour soudain annoncer la mort du petit chat) je vous ai choisie. Elue. Pour votre allure. Votre crinière et vos seins. Pour votre croupe bien sûr et aussi, condition sine qua non, pour votre parfaite indifférence envers la poésie. La mienne, surtout. Vous êtes là pour danser. A demie nue. Pour me jeter au feu. Pour d’une main élégante et si peu concernée, au gré de vos humeurs, livrer aux flammes d’un dérisoire brasero mon oeuvre complète. Je vais vous devoir ma gloire. La seule, l’unique. Celle que je m’étais promis, enfant. Et vous n’en saurez rien. Vous pour qui je n’aurais jamais été qu’une sorte d’excentrique. Un pauvre maniaque peut-être qui, pour quelques billets, des heures entières vous aura fait tourner et retourner, impudique, autour d’un poêle de fortune placé, pourtant par une chaude nuit d’été, au coeur d’un terrain vague. Du côté de Ménilmontant, assurément. Il y aura là pour battre des mains quelques clochards, quelques fêtards attardés. Et miraculeusement aucun flic à l’horizon. L’aube pointera. La cérémonie ne manquera pas de très vite prendre des allures d’orgie (et que, balayés par mes cendres, les verges y soient majestueuses et affamées, les orifices...). Alors, comblé, glorieux enfin, je serai neuf. A quelques pas, sur les hauteurs, rougeoyant palpitera un néon. Celui de l’Hôtel des Ambassades. Ou bien encore du Sans-Souci. Voilà si longtemps que j’y ai rendez-vous. Mais vous pleurez, Milady, et ça je ne l’aurais jamais cru...

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Pas plus qu’on ne pissait, on ne pensait dans cette pissotière que, manuelles ici, buccales là, en permanence fréquentaient Les Dames de l’Oubli. On venait tout simplement y chercher le souffle magique de la grande aspiration qui un jour peut-être saurait enfin tout droit nous conduire au poème.

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L’obsession du Dormeur du Val des chambres d’hôtel. Le trou rouge à la tempe. Avec pour seule signature une carte de visite posée sur la table de chevet. Ainsi, faisant fi de toute confession inutile, savaient passer la main les beaux, les vrais dandies. Alors à l’acmé incontestable du style. Je pète. Saigne. Evidemment, elles en rient.

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Et soudain la chaise n’est plus chaise qui, condition sine qua non de sa nouvelle existence, se doit impérativement d’être nommée. Recyclée ! Comme tout ce qui l’entoure et qu’elle provoque. Consonnes, voyelles : syllabes... Le monde se disloque. Conjugue. Conceptualise. Tourne et t’enivre... Soumis, en livrée, bien qu’encore loin, si loin du livre que d’aucuns à l’instar de l’Histoire n’ont déjà pas hésité à t’affirmer caduc, car te voilà sans plus attendre, et parfaitement à ton insu, pieds et poings liés, aux ordres de celle que tu n’oses pas encore nommer la littérature. Et ainsi, cut-up radical ou relevant de la piètre rupture de ban, coupes-tu le cordon. Afin de gagner la ville. La ville civile. Ses filles, ses cafés. La ville spirituelle. Et son théâtre de plus ou moins d’envergure. Ou alors par trop goguenard d’essence - mode de distanciation qui toujours te fera tache - commencera pour toi le chemin d’un fort étrange exil.
As-tu bien tué ton père ? Occis ta mère ? Es-tu bien sûr d’être le seul et unique géniteur de ces quelques 1543 enfants que tu t’es empressé de reconnaître ? Sans parler de ces bâtards, de tous ces bâtards, fruits de semences (a) variées qui assurément ne sauraient être tout à fait tiennes. Et pourtant... Les parenthèses défilent. Les virgules se succèdent. Et voici qu’à présent, quels que soient le lieu, l’instant, en toute impudeur tu te touches. Au verbe bien plus qu’au membre. Ce verbe dont désormais tu investis le ventre des femmes. Seul moyen de n’en sortir jamais, du moins à en croire la fréquentation (assidue) de hautes, très hautes voix.
Peut-être auras-tu ton nom dans le journal ? Peut-être, jouant hardiment de la cisaille, te retrouveras-tu membre de quelque comité de lecture ? Peut-être, profitant d’une brusque ouverture, te réveilleras-tu, contre toute attente, par un beau matin dans la clairière de ton enfance, les naseaux écumants et les griffes prêtes à toutes les transmutations. Ou encore, las de la crampe dite de l’écrivain, traîneras-tu aux abords des rings malaxant au creux de tes paumes de terribles mélancolies de boxeur... Ainsi qu’alors bien sûr l’aura voulu, permis, celle qu’aujourd’hui, faute d’autre mot et avec son aval, tu ne crains plus de nommer la littérature.
Celle qui t’éveille. T’endort. Te prend par la main. Et, impitoyable, ligne après ligne, te propulse via le trou. LE GRAND TROU... Parfois tout de même, à ses heures de mansuétude, t’invitant au plus vite à enfin adopter à son égard l’attitude du champion et les trois temps qui lui conviennent : la fulgurance, la gloire et la chute soudaine afin de ne pas pourrir mais de partir. Partir... Le gong résonne. Te rappelant qu’il est tard. Trop tard ? Tu hésites... Dans l’arrière-salle embrumée d’un café, assise à califourchon sur une chaise, une fille aux lèvres purpurines te dévisage d’un oeil goguenard. Si goguenard...

La vie n’est qu’affaire de bout.

La vie n’est qu’affaire de trou.

De trou pour le bout. De bout pour le trou...

Aussi, vite, un bout. Un bout ! N’importe lequel mais un bout un bout un bout...

Même une chaise ?

Oui, même une chaise...

... et la grue ou la divine qui avec
subreptice peut-être alors viendra
s’y poser.

J.VL/Paris le 28/11/02