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LA CHASSE

Publie le mardi 1er juillet 2003 par Open-Publishing

Philippe BOURGOUIN

La ridelle à peine rabattue, nous descendons du véhicule. _ Notre groupe se rassemble et commence à marcher. J’essaie de me réchauffer en me frottant les bras. Le trajet à l’arrière de ce camion bâché, bien que court nous a glacé jusqu’aux os.

La matinée s’annonce belle et le soleil paresseusement s’élève tout rose orangé sur le givre de ce matin d’hiver. _ L’herbe gelée du chemin crisse sous nos pas. Ce bruit si particulier me fait faire un bond dans mon passé d’au moins vingt ans, remontant à la surface des souvenirs que je croyais oubliés.

Lorsque j’avais huit ans, mon père m’emmenait pécher sous la glace dans les étangs et les lacs autour de Bialystok ou d’Olsztyn. Je le regardais, admiratif, découper un trou dans la surface gelée. Une fois les gaules installées, nous nous asseyions sur un banc improvisé, c’est alors que je me serrais contre lui, content de sentir sa chaleur et son bras autour de moi. De ces jours heureux, j’ai toujours gardé le goût des promenades matinales, comme aujourd’hui, sauf que...

Mon voisin a le visage marqué de deux sillons humides sur les joues. Le léger vent glacé lui tire des larmes qui gèlent au fur et à mesure. Il semble l’esprit ailleurs et n’y prête pas attention.

Il marche, comme nous marchons tous les quinze, silencieusement. J’allais presque penser religieusement. Le sifflement de nos respirations cadence nos pas. Nos souffles, dans le froid, nous déguisent en locomotives crachant de la vapeur. La mémoire est quelque chose de terriblement efficace. Cette vapeur me rappelle celle des trains qui longeaient les voies dans la gare de Varsovie, quand le samedi nous allions chez ma tante et que nous attendions sur le quai. Notre plaisir alors était de nous retrouvés enveloppés dans ce brouillard fugitif qui faisait tout disparaître sous son avalanche brumeuse. Mon petit frère Samuel riait alors de se voir « habillé en nuage ».

En tête de la colonne, un de mes amis glisse et tombe sur la terre durcie par le gel en poussant un juron. Les autres le relèvent sans ménagement car ils veulent du silence. Règle numéro un des parties de chasse : le silence. Ne pas prévenir le gibier qu’on s’approche. Même les chiens, tenus court en laisse, trottent sans un bruit, la gueule entr’ouverte et la langue pendante sur les crocs émaillés.

Depuis notre arrêt de tout à l’heure, le soleil est monté et commence à réchauffer la terre. Les premiers rayons accrochent des reflets dorés chatoyants sur l’acier poli des fusils.

La chasse n’a jamais été mon loisir favori. J’ai pourtant eu l’occasion de participer à quelques-unes, mais je n’ai jamais vraiment pris de plaisir à aller débusquer des lièvres ou des canards. Ma grande joie, lors de mes balades dans la campagne, c’est plutôt de les voir détalés à mon approche ou de suivre le vol rapide d’un départ de migration des oies sauvages, formant un V majestueux dans le ciel. Combien de fois ai-je rêvé de pouvoir les suivre ?

Nous approchons du haut du tertre boisé. C’est un des bois près d’Ostroleka. Ce coin-là, je le connais particulièrement bien pour y être souvent venu à vélo avec des amis quand j’étais étudiant. Nous passions ces journées à rire, mordant notre adolescence à pleines dents, heureux de vivre. Nous faisions de longues virées avec des jeunes filles, pleins d’espoirs, mais nous revenions souvent mécontents de nous-même de ne pas avoir pu dire un mot. Timidité, inexpérience ? On rentrait alors en silence, simplement bien d’être au côté de celle qui pourrait devenir Notre première.

Arrivés à cinquante pas des premiers arbres, un premier coup de feu claque, déchirant l’air matinal. Je ne peux m’empêcher de tressaillir tant le bruit était inattendu. Quelques oiseaux dérangés s’envolent en piaillant, pressés de quitter cet endroit devenu malsain. Les chiens qui n’attendaient qu’un signal commencent à s’énerver et à japper. Une deuxième détonation nous surprend quand nous entrons sous les frondaisons.

A présent, la règle primordiale édictée plus tôt ne semble plus de mise car des ordres, des cris, des interpellations se mêlent aux aboiements rageurs. Le gibier a été rabattu dans ce bois et commence à tomber sous les balles. Troisième coup, sinistre, qui résonne comme dans un théâtre. Tous les acteurs sont là, la pièce peut débuter.

Comme par dérision, une comptine d’enfant qu’un ami français avait appris à Sarah, ma fille, me revient à l’esprit. « Un, deux, trois, nous irons au bois ! Quatre, cinq, six, cueillir des cerises !... ».

Ici, pas de fruits ! Juste des taches rouges qui se répandent sur les feuilles mortes jonchant le sol. L’air se charge lentement de cette odeur un peu âcre, légèrement poivrée de poudre brûlée. Avec un rythme quasi mécanique, les armes crachent leurs plombs meurtriers.

Nous sommes à pieds d’oeuvre. Là, une dizaine d’autres chasseurs nous attendent. Leurs chiens peut-être surpris ou inquiets de notre apparition se mettent à aboyer et à gronder dans notre direction en découvrant des mâchoires puissamment équipées.

Quelques rires nous accueillent, mais je ne décèle, ni ne ressens aucune bienveillance dans ceux-ci. Ils savent, comme nous, pourquoi nous sommes ici. Nous assistons, le coeur serré, à la mise à mort du « gibier » arrivé avant notre groupe. Les chasseurs en uniforme se défoulent, ivres, grisés par l’odeur écoeurante du sang chaud. On pourrait croire, vu le zèle et la violence déployée dans l’exécution de leur triste labeur, qu’ils participent à une compétition. A moins qu’ils ne souhaitent se débarrasser au plus vite de cette tâche sordide.

De nouveaux ordres sont braillés à la cantonade et des soldats s’approchent maintenant de nous. Notre groupe est divisé, trié avec méthode, puis nous sommes poussés avec rudesse vers l’endroit d’où partent les salves assassines.

Les soldats nous placent à genoux, face à une grande fosse fraîchement creusée, au fond de laquelle reposent déjà plusieurs dizaines de corps enchevêtrés. Notre destin est désormais tracé. Un sous officier S.S., armé de son Lüger, passe derrière le rang que nous formons et vise froidement la nuque d’une nouvelle victime qui s’effondre mollement après un coup de tonnerre.

Un par un, je vois mes amis glisser vers ces bras tendus qui les accueillent. A ma droite, un sanglot m’arrache à ma contemplation. C’est le plus jeune d’entre nous, il doit avoir une vingtaine d’années. Sans un mot je lui prend la main. Quelques secondes plus tard, son corps sans vie bascule dans le vide. Cette fois, c’est mon tour. Je ferme les paupières et j’attends.

Un cri me fait frémir. Un des soldats appelle le tireur. J’ouvre les yeux et je vois un homme de l’autre côté de cet enfer à ciel ouvert qui demande avec cynisme de surseoir à l’exécution. Entre ses mains je distingue le boîtier d’un appareil à photographies. Il faut immortaliser cela. Garder un trophée de cette chasse. Derrière moi je sens qu’on se presse, qu’on se bouscule en riant pour faire partie de l’événement. Un moment solennel de recueillement et l’autre en face se retire, son cliché effectué.

J’entends le claquement métallique du pistolet qu’on arme. Au-dessus des arbres passe un vol d’oies sauvages.