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MES RATS

Publie le mardi 1er juillet 2003 par Open-Publishing

Patrick DELAUNAY

On se chauffait la couenne, les petons au coin du feu.
Papa racontait cette histoire, l’histoire des rats qui venaient se chauffer sous le plancher, sous la cheminée, chez sa soeur Rosalie, veuve, créchant au bord de la route, pas bien loin, cependant, nous n’avions aucun contact, elle et papa étant, de temps immémorial, fâchés.
On les entendait trotter couiner il disait. Se chauffaient sous le foyer. Je les imaginais, j’avais sept ou huit ans, danser synchro le menuet. En cadence. Un petit ballet de rats. Sous le parquet. Ah, pas les rats de l’Opéra ! Non, l’opéra du pauvre. Sous nous. On devait en avoir, nous aussi. Un orchestre. Gaspars en smoking, souris en robe grise, dans la turne.
Les plus proches de nous. Intelligents, il paraît. De 30 à 50 kilos plus gros, y nous boufferaient, tous, gagneraient cette guerre, contre l’humain. Sous nos pattes, les rongeurs se la coulaient douce. Ils prenaient du bon temps. Nous, pas mieux, plus haut. On bavassait.
Plus gros, mais guère plus malins. On dansait pas. P’pa, m’man et moi. P’pa retirait ses grosses chaussettes en laine et frottait invariablement ses orteils et longs pieds blancs aux ongles noirs l’un contre l’autre, comme deux bestioles, par-dessus la braise, avec les poils, dans le foyer, l’âtre rapiécé, fait de tôles raboutées clouées.
Ils rapiéçaient tout. Les hardes, les chemises, les vestes, falzes et chaussettes, et les draps, et le reste, aussi. Reprisaient, jetaient rien. Même le feu, les braises, les cendres... c’est de l’engrais. Surtout m’man.
Après dîner, la soupe, les nouilles, de la bouillie des fois, les jours gras, et avant de faire dodo, moi dans la chambre au vieux, m’man dans la sienne : un peu de converse. La seule source de chaleur, dans la cheminée. _ _ Pas de chauffage ici. De radiateurs ni télé.
La télé, les drames : entre eux. A tout moment, la converse pouvait déraper. Imprévisible, c’était. Et encore, quand elle avait lieu, qu’ils étaient pas muets, ennemis. L’échange roulait sur le quotidien, les autres, les voisins, les collages, les embrouilles. Les potins, inépuisables. Ça distraie de soi. Ces dialogues, nourris surtout par les infos de la vieille, cancanière, curieuse, se compliquaient, ramifiaient d’une kyrielle de noms, d’additions, croisant l’info, la recoupant. Aujourd’hui, je serais bien incapable de me souvenir, de faire revivre l’un de ces monologues ornant le tête-à-tête, si l’on veut, car ma mère me regardait, tout en lui parlant. Lui, il répondait, regardant devant : il parlait au feu.
J’écoutais, sans entendre. Pas concerné. Je m’intéressais pas vraiment aux ragots, la vie des autres. _ Parfois on me gave. C’est vrai, je prête une oreille complaisante, aux bavards. Or, je rêve de silence, moi, de la fin de toute Histoire, de toutes...
Ça pouvait s’emballer, me sortir de moi. En un clin d’oeil, passer de l’harmonie, d’un semblant d’accord à leurs drames, farces tragiques. Lui prompt au coup de gueule. Hargneux, menaçant. Une bonne technique de dispute. Elle répliquait. Laissait pas pisser, le bouc. Elle savait pas dire oui diplomate. Après tout, force fait loi, et, c’est lui le mari. Non, tête de pioche. L’issue pourtant était connue.
D’un coup, ç’a pété. Le volume, augmenté, et le ton, avait varié. Les nerfs. Retrouvaient leurs droits, dévérouillant les mots. En dessous, les danseurs, surpris, devaient manquer leurs pas. Les piques, les mots qui tuent, la mauvaiseté. Surtout, dans sa bouche, au pater. Retour cash au réel. Fini de rêver. Et la chaleur de ce semblant de foyer.
Elle la ramenait. De quoi ils parlaient ? j’ai fait amnésie, depuis. Des images, il reste. Lui debout, s’éloignait, s’approchait, lâchant sa bordée, bien faire passer le message, il lui gueulait, en haleine, près, par-dessus la table, avançant agressivement sa gueule, vers m’man assise, tout prêt de frapper, se retenant. Elle tenait tête. Moi entre. Se sentait forte. Elle avait un témoin, ou otage. Le moindre propos injuste, calomnieux l’estomaquait, encore, comme au premier jour : le lendemain de la nuit de noces. Une vingtaine d’années de ça. Elle s’y habituait pas, à ses « mensonges ». Soufflée. _ Elle contrait comme elle pouvait, rétablissait la vérité, pour mes oreilles. Le traitait de mentou. C’est rien que des menteries ! L’écoute pas, mon Patrick ! Chacun estourbissait l’autre, essayant de me rallier à sa cause perso. Lui salaud, un père indigne. Elle une bourrique, ordurex ! Elle est bête comme ses pattes ! Mon pire ennemi dans la maison ! Lui, un malade des nerfs. Elle me casse du sucre sur le dos. Un bon à laisser tranquille. Bon qu’à se promner le long des routes, en bagnole, toute la journée, y fait rin ! Il en caresse une autre, même. Faut êt bête, traitée comme un chien, oui, lui servir de bonne, pour ava épousé de qua comme ça. Vaut mieux se pendre ! Mieux vaut êt seul que mal accompagné ! _ Pas un sou ! Remerciée ! y m’agonit d’injures ! Un joli monsieur ! toupie ! Il a traîné sa première femme au cimetière, elle est morte chagrin ! Chameau ! Ma première, elle en valait une charretée comme ta ! morue ! vieille carne ! Elle a été bien aise de me trouver. Ouais ! mon p’tit gars ! M’man était servante. Après, avec, bonne à tout faire.
De quoi vous dégoûter, de l’hymen.
Ils tentaient de se peindre, l’un l’autre, sous leur jour le plus réel, bien horrible, ou décevant. Fallait prendre parti. Pour elle, bien entendu, aussi pour lui. Habilement, donner son suffrage, montrer son attachement, au risque de passer pour un traître. A chaque scène, chacun croyait avoir démoli le conjoint, définitif, à mes yeux, bien montré étalé ses tares. Lui un triste sire, odieux. Elle un bull, ne sachant pas même cuisiner ni travailler, sauf abattre la rude ouvrage.
C’est des parents, quand même. On les aime, mais séparément. Un jour, partir.
Exaspéré, le bas des joues gonflées de venin, les lèvres tremblantes, des mitraillettes dans le regard, son oeil bleu, le vieux craquait. Pour la faire taire, ce soir-là il lui jeta le fond de soupière à la tête. Le reste de soupe. Le jus coulait, dégoulinant des cheveux de maman sur la face, les lunettes... les bouts de navets, de carottes, patates, les croûtes de pain... Ahhh ! Humiliée, niée. Faire ça devant le gosse... Muette, d’un coup. Fasciné, blessé, je matais. Ses grosses lunettes, à large monture, noire, sur son gros nez, de clown...
Prends ça pour te délecher ! Tiens ! On en a marre de ta gueule !
A dû rentre chez elle, dans sa chambre, s’essuyer, à l’aide d’un torchon. Pleurer ? ronger son frein ?
Je me suis pagé, moi aussi. Je me suis branlé, comme d’hab, que ça à faire. L’angoisse passée, ou, pour la faire passer ? La nuit, souvent, je parlais tout seul, je tombais du lit. Je me levais, somnambule, déambulais dans la cuisine. Je dialoguais. Avec qui ? Voyais des fantômes, des ectoplasmes au pied du lit. Je fermais les yeux, je les voyais encore. Plein de terreur, je me pelotonnais sous le drap. Ils étaient là, au-dessus, ils attendaient, ils allaient me prendre. Ces êtres étranges, sévères, terrifiants, aux traits et contours blancs, se détachant nettement dans le noir, regard fixe, diabolique...
Je me réveillais, une bosse derrière l’oreille. Au matin. _ Elle, elle m’apprenait moi stupéfait que j’avais parlé seul, fort, dans la nuit, et déambulé, avant que le vieux ne me rappelle à l’ordre.
Je me souvenais de rien. Sauf de ces images...
Ce soir, m’en souviens nettement, de ses fantômes. Aussi des rats.
Ils ont fini par la becter, la vieille. La soeur du vieux. Morte de sa belle mort, dans sa maison. Seule. Découverte, trois jours après. Ils s’étaient enhardis. Ses rats. Petit à petit. Ils avaient escaladé le pieu, le lit bateau. Commencé de becter, le nez... une joue...