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UNE LENTE DERIVE

Publie le mardi 1er juillet 2003 par Open-Publishing

Daniel MICHELSON

Une nuit de pleine lune, dans un parc fleuri, un homme entre deux âges dormait. D’un sommeil léger, il ronflait sur un banc d’enfant, un de ces sièges blancs sculptés en forme de navire pour les faire rêver.
Rémi n’avait plus de logement. Sa femme était partie avec ses deux enfants, Camille et Marion, 7 et 5 ans.
Alors, affligé par cette désertion, il marchait n’importe où dans Paris, à la recherche d’yeux comme ceux de sa fille, à la recherche des petits pas sautillants de son garçon.
Camille était sensible. D’une grande fragilité depuis que, tout petit à l’arrière de la voiture, ils avaient eu un accident de la route sur un versant abrupt de montagne, un soir de retour vers Paris après une semaine de neige, de glisse et de soleil sous ses verres teintés d’enfant.
Marion est née plus tard, dans la folie d’une rupture annoncée entre Rémi et sa femme. L’inepte époux avait cru en son amour à elle, à leur avenir serein. Il avait cru qu’elle désirait Marion.
Rémi n’a jamais su si Marion était de son sang ou de l’un des amants de Phaine, son épouse. Car il le sait aujourd’hui, elle en eut en nombre. Triste découverte tardive.
Phaine, longues jambes maigres, corps svelte, yeux effilés vers des turpitudes connues d’elle seule. Tout en elle exaltait les besoins d’une sensualité pathologique. Tout en elle exultait une sexualité difforme, pour les femmes, pour les hommes, pour les groupes. Phaine se piquait de travailler le roman, sa vie en écriture, comme elle disait. Mais cela Rémi le sut plus tard.
Rémi vagabondait dans les avenues et les quartiers les plus glauques de Paris. Il aimait surtout les boulevards des Maréchaux de France, où les avanies s’infiltraient dans chaque conscience humaine tous les cents mètres. Les putes de l’Est se battaient les territoires des putes d’Afrique, et les parisiennes "de souche" se croyaient tout permis coupant au cutter toutes les concurrentes. Chaque soir, dès la tombée de la nuit et la venue des éclairages jaunis, une armée du sexe débarquait sur les lieux. Tenues courtes, talons grossiers et démesurés, filles en l’air du temps dans des accoutrements à la mode, une faune du sexe remontait du centre vers les périphéries de la dense cité. Toutes travaillaient pour une monnaie de singe qui paierait un maquereau, une dose ou une chambre pour la semaine. Des fellations ou des pénétrations rapides et mal chaussées pour payer de quoi vider un peu de rien.
Rémi ne perdait pas ce spectacle nocturne. Rien non plus des contrôles d’identité qui ne servaient pas l’ordre public. Rien des manèges des clients : les habitués, les occasionnels, les racketteurs et ceux venus pour s’effrayer à moindre frais, en coquins des beaux quartiers.
Rémi regardait ces femmes au travail, cette France au travail. Hommes et femmes se mélangeaient pour gagner un salaire d’esclavage. Il lui arrivait même de saisir à l’improviste le spectacle d’une voiture garée en un lieu discret, à l’abri des passages, où une fille se tenait sur le sexe d’un client, montant et descendant dans le râle marchand.

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Dans les parcs, dans les rues menant vers la verdure des innocences, Rémi se ressourçait avec ses enfants et leurs jeux. Pour autant, plus rien ne le toilettait de ses nuits voilées.

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Loin de Camille et Marion, il approchait du sournois appel de la mort. Phaine le laissait indifférent même si elle lui rendait la vie dure, à tempéter et râler pour presque rien. Phaine a commencé à sortir souvent sans prévenir. Chaque fois que son portable sonnait, elle quittait l’appartement précipitamment. Très vite après la naissance de Camille, ses sorties se multipliaient sans dire où elle se rendait et avec qui elle sortait. Elle écrivait un peu, publiait, fréquentait des journalistes. Mystère restreint car elle ne pouvait camoufler sa fatigue, les hématomes sur ses poignets et hanches, et plus intimement ses refus d’amour dans le couple. Un soir, un appel la fit partir plus vite qu’à son habitude, emportant avec elle un sac que jamais Rémi n’avait vu dans l’appartement. Un de ces sacs de sport noir, sans marque apparente, et lourd pour elle. A sa question légitime, elle répondit une fadaise suspecte et informe. A Partir de ce moment, Rémi supporta tout sans paraître suspicieux, et sans rien dire. Il avait fini par comprendre qu’elle vivait des aventures inavouables, des aventures l’empêchant de vivre dans le flegme marital.

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Et voilà comment un petit fonctionnaire des télécommunications se fit arpenteur des sales nuits parisiennes. Phaine préparait depuis longtemps son installation ailleurs, chez un inconnu. Elle est partie. Avec culot, les enfants et ses chaînes et fouets, ses tenues affriolantes pour le couple SM qui offrait sa chair à prix fort.

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Rémi, à force de ne plus se rendre à son agence, à force de déambuler, à force de pleurer deux enfants perdus, à force de penser les retrouver... Rémi perdit son emploi. Rayé des effectifs. Définitivement.
Chaque nuit, il partait lui aussi pour voir des putes sans les toucher. Simplement les regarder, simplement à essayer de comprendre. En se salissant, croyait-il, il tentait le désamour.

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Sur un banc en forme de navire à rêves pour les enfants, les gardiens trouvèrent un matin un homme de 37 ans tué d’une balle dans la tête. La police n’ose pas rédiger sur son rapport le lien entre l’épouse et son actuel compagnon. Trop chaud, trop haute relation pour eux. Bien plus de questionnements les tracassaient et pas de réponses à l’énigme... et pas moins la frousse sociale : des lacérations sanguinolentes, sans doutes dues à des coups de fouet clouté, interrogeaient la cause et le mobile. Ce n’était pas seulement un chômeur de moins. Un père. Un époux. Effacé.