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LA NOCE

Publie le mardi 1er juillet 2003 par Open-Publishing

Eric TESSIER

Françoise passa devant la glace de l’armoire.
Elle en profita pour jeter un coup d’oeil inquisiteur sur sa silhouette et fit la moue devant son ventre un peu trop rebondi à son goût.
Minette miaula. Depuis un moment, elle tournait autour de son assiette, reniflant la pâtée à moitié desséchée qu’elle n’avait pas terminée la veille. Elle vint se frotter contre le mollet de sa maîtresse, queue dressée « comme une antenne d’auto-tamponneuse », ajoutait toujours Sébastien en s’esclaffant.
- Ça suffit, ma vieille, dit Françoise. Je sais que tu n’aimes pas ces boîtes, mais c’est tout ce que j’ai. Alors tu t’en contentes ou tu jeûnes.
Elle agrafa sa jupe, se jucha sur des escarpins qui la grandissaient de dix bons centimètres. Enfila la veste de son tailleur. Se laissa tomber sur une chaise, flageolante, émue. Depuis ce matin, obsessionnelle, la Marche nuptiale retentissait dans son crâne. Elle avait eu beau se passer un disque de Bowie, c’est Mendelssohn qu’elle avait entendu.
Elle alluma un joint tout en contemplant la photo qui trônait sur sa table de chevet. Dessus, Sébastien riait, ses yeux brillaient de bonheur. Il était torse nu, cheveux ébouriffés, pleins de sable. Derrière lui s’étendait la plage de La Baule.
Minette sauta sur ses cuisses, ses griffes accrochèrent une maille de sa jupe. Françoise la rejeta brusquement à terre.
- Minette, tu vas filer mes collants !
L_ a chatte cracha, vexée.
- Va te cacher ! Regarde-moi ça... Non, ça va, tu as de la chance.
Nerveuse, elle passa un coup de brosse sur sa jupe pour se débarrasser des poils de Minette qui, aplatie sous la bibliothèque, suivait chacun de ses gestes.
- Je vais être en retard. Ah, tu ne m’aides pas !
Le téléphone sonna.
- Sébastien ?
Elle avait parlé sans décrocher le combiné. Si ça n’était pas lui, répondre serait une nouvelle perte de temps. Le répondeur se déclencha.
- Françoise, c’est Christophe. T’es là ? Tu filtres ou t’es vraiment pas là ? Bon, on va dire que t’es pas là. Alors quand tu rentres, tu m’appelles, j’ai envie de te voir.
Françoise haussa les épaules. J’ai envie de te voir, ça signifiait, en langage christophien, j’ai envie de te baiser. Quand à la voir pour elle-même, il s’en foutait, ce salaud. Et c’est aujourd’hui qu’il choisissait pour la relancer.
- Mais qu’est-ce que vous avez tous, hurla-t-elle à Minette qui se renfonça un peu plus sous son abri. C’est compliqué de piger que j’aime Sébastien ? Y en a marre à la fin !
Elle n’allait pas se laisser déposséder de sa noce comme ça. Ce connard de Christophe devrait bien se résoudre à admettre que lui et elle, c’était fini. F i n i.
Le joint terminé, elle se sentit moins angoissée. Plus détendue. L’euphorie pointait même déjà le bout de son nez. Elle attrapa son manteau, fonça vers l’ascenseur sous l’oeil concupiscent du gardien qui remplaçait une ampoule au plafonnier du palier.

Une dizaine de voitures stationnaient devant la mairie. Il y avait là au moins trois mariages, une large foule endimanchée qui s’embrassait, se congratulait. Le vent, espiègle, soufflait sur tout cela, anéantissait les coiffures, soulevait les robes, provoquait des couinements chez les femmes, des commentaires salaces chez les hommes. Françoise, de l’autre côté de la rue, sentait son coeur battre à tout rompre. Peut-être à cause des pilules qu’elle avait avalées en catimini sitôt descendue du bus. Elle n’osait pas encore traverser, se réservant pour l’instant où elle apercevrait Sébastien. Mais il y avait tant de gens !
Marc passa près d’elle sans la voir. Il était avec une jeune femme que Françoise ne connaissait pas. Une nouvelle conquête sans doute ! Une de plus... Et comme la fille était jolie, son prestige de Don Juan ne manquerait pas d’en être renforcé.
- La mariée n’est pas encore arrivée, disait-il, heureusement parce qu’on est à la bourre. Ça la fout mal pour un témoin.
Françoise sourit. Elle allait l’interpeller lorsque son regard rencontra celui qu’elle guettait depuis cinq minutes.
Sébastien !
Son élégance lui coupa le souffle. Elle avait l’habitude d’un gaillard rigolard, fleurant le cuir et l’huile chaude de moto. Là, il portait un superbe costume noir avec col empesé et oeillet à la boutonnière. Son air emprunté l’attendrit. Quel supplice ces habits devaient être pour lui. D’un autre côté, ils renforçaient son allure voyou. Dans un embrasement fulgurant, elle l’imagina soudain perdant tout contrôle à sa vue et franchissant la chaussée d’un bond, au mépris de toute convenance, pour venir la prendre dans ses bras et l’emporter dans une course folle au guidon de sa BMW.
La vision de la mère de Sébastien la ramena dans une réalité plus raisonnable. La vieille femme, sorte de gros nénuphar surmonté d’un crapaud, sa tête, caquetait de ci de là, agrippant qui glissait à sa portée, que la personne appartînt ou non à sa noce. Ou plutôt à celle de son fils. Françoise pouffa.
Le trafic s’interrompit au feu rouge. Elle s’avança sur le bord du trottoir, prête à s’engager sur le passage clouté. C’est alors qu’une poigne solide se referma sur son coude, la bloqua dans son élan.
- Qu’est-ce que tu fiches ici ?
Elle se trouva nez à nez avec Jean-Paul, le frère de Sébastien.
- Viens.
Il l’entraîna derrière un kiosque à journaux, la coinça contre un réverbère.
- Qu’est-ce que tu glandes là ? T’es venue te payer un scandale ?
Elle voulut se dégager mais il lui emprisonnait le poignet.
- Tu me fais mal.
Elle se débattit, sans succès.
- Tu trouves qu’il en a pas assez bavé avec toi ? T’espères quoi maintenant ?
Elle s’immobilisa, frappée de stupeur ? Comme si elle se réveillait.
- T’as pas eu l’aîné, t’auras pas le cadet. Les frangins Maillard, c’est pas pour toi.
Elle s’amollit, ahurie d’être là. Le brouillard artificiel qu’elle entretenait avec ferveur depuis son réveil se dissipait par à-coups douloureux, déchirant le fantasme qu’elle avait patiemment bâti pour mieux supporter... l’insupportable : le mariage de Sébastien.
- Fais pas l’innocente, ma belle. T’as couché avec moi, avec Sébastien, et combien d’autres ? Dégotte-toi d’autres pigeons.
Lentement, elle fixa ce type qui lui brisait le bras. D’une voix froide, elle le cingla :
- Tu me dégoûtes. Lâche-moi ou je crie.
Le bus 217 stoppa à son arrêt, juste à côté d’eux. Accentuant sa pression, Jean-Paul la tira jusqu’à la porte qui s’ouvrit en chuintant.
- Monte !
- Je te défends de...
- Monte et calte !
- Oh les amoureux, j’ai pas toute la journée, intervint le chauffeur.
- Monte ! répéta Jean-Paul.
Pour le coup, Françoise se prit à haïr les hommes. Elle grimpa dans le bus, tremblante de rage et d’humiliation. Le chauffeur démarra aussitôt. Grommela un « c’est pas trop tôt » qui lui valu d’être fusillé mentalement.

- Tu comprends Minette, je n’ai même pas lutté. Qu’est-ce que j’imaginais, il m’avait jetée quand il avait appris pour les autres.
Elle jeta sur la table basse du coin salon de la salle de séjour l’enveloppe contenant l’herbe et les cinq pilules d’Ecstasy achetées trois jours plus tôt.
Par Christophe.
Pour elle.
Juste pour elle.
- C’est toutes ces saloperies qui m’ont menée là-bas.
N’empêche qu’elle venait d’en gober une, de saloperie. Une de plus. Elle serra Minette contre elle pour pleurer dans sa fourrure. La chatte ronronnait tout en lui pétrissant les cuisses de ses griffes, dans un geste à la fois doux et sauvage qui était, chez elle, manifestation de plaisir.
- Quand Jean-Paul m’a alpaguée, je me suis vue... comme j’étais... folle, hystérique... Il n’y a rien de pire que la lucidité, Minette... rien de plus horrible...
La chatte posa ses deux pattes sur son cou, dressée de tout son long contre son buste.
- en fait, c’est même pas Jean-Paul qui m’a dégoûtée... c’est moi.
Minette eut un râle d’extase en frottant les commissures de sa gueule contre son menton.
- ... je l’ai aimé, ce con de Sébastien. Vraiment. S’il n’y avait pas eu les autres, tous ces hommes. Il aurait pu tout arrêter, Seb, arrêter cette quête insensée du plaisir qui m’a toujours poussée au pire... Mais pour ça, il aurait fallu du courage. A lui comme à moi. Et ça, le courage...
Elle embrassa la chatte, lui caressa le dos, la queue.
- Y s’en est donné à coeur joie le fumier de Jean-Paul. Ta fiancée ! qu’il a dit à Sébastien, mais mon pauvre vieux, on lui est tous passés dessus... On s’est tous refilé son adresse quand on savait pas où tirer un coup. Qu’est-ce que tu veux, une gonzesse pareille, c’est quand même moins cher qu’une pute. Mais ça vaut pas plus non plus.

- Françoise, c’est Christophe...
Lorsqu’elle raccrocha, elle jeta la pâtée avariée de Minette, nettoya son assiette, ouvrit une boîte neuve. Puis elle se détailla dans la glace. S’adressa une grimace moqueuse. Ses cheveux étaient en bataille, son Rimmel avait coulé et elle ressemblait à un Alice Cooper en fin de concert. Ses collants filés et sa jupe froissée complétaient ce bien piètre tableau.
- Eh bien, ma fille, il te reste une demi-heure pour être présentable.
A quelques kilomètres de là, Christophe s’installait au volant de sa voiture.
- Une demi-heure pour être jolie. Et faire honneur à ton amant.
Elle enfonça un CD dans le lecteur. Sourit. Jaune.
Bowie chantait.
Pour elle.
Juste pour elle.