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CPE : Articuler la double revendication d’autonomie individuelle et de protection collective

Publie le vendredi 31 mars 2006 par Open-Publishing
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Paru dans Politis, semaine du 30 mars au 5 avril 2006, n°895

Enseignant la sociologie et la philosophie politique à Sciences Po Lyon, Philippe Corcuff analyse l’absence de débouchés du mouvement contre le CPE.

 Les luttes qui ont eu lieu ces dernières années ne parviennent pas à trouver de débouchés au plan politique. Est-ce, selon vous, le concept de démocratie qui est inopérant aujourd’hui ?

Philippe Corcuff : En tout cas, on est clairement confrontés aux limites de la démocratie représentative face à l’expression de critiques et d’aspirations sociales dans de larges secteurs de la population. Cela pointe une forme de rigidité. Depuis 1995, à travers trois canaux qui sont les mouvements sociaux, des votes et les sondages, s’exprime une humeur antilibérale, vraisemblablement majoritaire en France.

En même temps, les partis dominants font -avec des variantes, de droite ou de gauche- des politiques qui vont plutôt dans le sens du néolibéralisme. Ce décalage-là s’est manifesté à différents moments comme le choc du 21 avril ou l’effet référendum plus récemment. Apparaît alors un blocage entre cette humeur critique par rapport au néolibéralisme, comme encore aujourd’hui avec le mouvement anti-CPE, et des politiques publiques principalement néolibérales. Il manque des mécanismes de démocratie participative et de démocratie directe pour venir contrebalancer l’immobilisme des institutions représentatives face aux aspirations et aux mouvements de la société. C’était moins visible lorsqu’il y avait deux grands blocs traditionnels, droite et gauche, qui portaient plus ou moins des attentes assez différenciées l’un par rapport à l’autre...

 N’est-ce pas aussi la représentation de l’individu à l’intérieur des luttes et des organisations qui a changé ?

J’avais déjà noté pendant le mouvement des banlieues que s’exprimaient autant une revendication d’égalité qu’une revendication de respect individuel, la question du respect constituant un des deux axes centraux du refus des discriminations. On assiste, depuis 1995, à des mobilisations qui revendiquent la défense des grandes institutions collectives de solidarité (retraites, Sécurité Sociale, services publics, etc.) et, en même temps, dans les formes de mobilisation, dans les modalités d’engagement, la demande d’une plus grande place pour l’individu, avec même la peur de l’écrasement de l’individu par rapport aux appareils. Comme s’il y avait à la fois une demande de grandes institutions et une revendication critique à l’égard de celles-ci. Ces derniers jours, quand j’ai accompagné les étudiants qui occupaient l’Institut d’Etudes Politiques à Lyon ou l’Université de Lyon 2, j’ai entrevu un début d’interconnexion entre ces deux aspirations.

Car, dans les discussions des étudiants mobilisés, la revendication d’un statut collectif et protecteur doit permettre à chacun de mener ses projets individuels dans un horizon temporel stabilisé (dans le rapport au travail, au logement, aux prêts bancaires, etc.). Je crois qu’on commence à voir pratiquement les liens qui ont été pensés en sociologie par Robert Castel : l’autonomie individuelle moderne s’appuie sur des supports sociaux qui permettent à l’individu de se détacher des aléas de la vie, des accidents, de la maladie, pour se projeter dans le temps et construire une vie personnelle. Les jeunes générations, dans les banlieues ou dans les universités, posent aujourd’hui ce problème avec plus d’acuité, car c’est bien parmi elles que l’évidence de l’individualisation est la plus fortement ressentie. Pour l’instant, les forces syndicales classiques sont plutôt démunies en répondant en termes de maintien de la solidarité collective, sans faire la jonction avec la revendication individualiste qui lui est associée.

La critique sociale apparaît alors, tactiquement, sur la défensive : les contre-réformes libérales sont présentées médiatiquement comme “faisant bouger les choses” alors que la contestation semble se battre en référence exclusive au passé. Quid du projet d’une nouvelle civilisation articulant ce double besoin d’autonomie individuelle et de solidarité collective ? N’est-ce pas un moyen de faire émerger une alternative sans se situer simplement sur un registre nostalgique ? La gauche critique devrait clairement dire qu’en défendant l’ordre libéral, la droite ou la gauche néolibérales ne sont pas du côté de l’individu, puisque cet ordre tente d’imposer ses contraintes de rentabilité aux désirs d’individualité.

PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER DOUBRE

Dernier ouvrage : Politiques de l’individualisme, de Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly, Textuel, « La discorde », 2005. Voir Politis n°868.

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