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Face à face Bové ... Madelin

Publie le dimanche 7 septembre 2003 par Open-Publishing

L’un fonde son credo politique sur le libre-échange ; l’autre a rassemblé deux cent mille personnes sur le Larzac pour le stigmatiser. Alain Madelin, ancien ministre des finances, et José Bové, porte-parole de la Confédération paysanne, n’avaient jamais débattu face à face. Sur un ton vif mais courtois, ils l’ont fait cette semaine au "Monde", à la veille de la réunion de l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, le 10 septembre à Cancun, au Mexique.

José Bové, est-ce caricaturer votre position de dire que vous diabolisez l’OMC, une organisation intergouvernementale qui fonctionne comme les organisations du système des Nations unies ? Peut-on refuser que s’installe une organisation dont l’objet est de réglementer la libéralisation des échanges ?

José Bové : Je n’ai jamais voulu faire de l’OMC le Grand Satan. OAS_AD(’Middle’) ; Si on veut organiser la planète en fonction d’un certain nombre de valeurs, il faut des institutions. Mais il faut parler de l’architecture et de la philosophie de l’OMC. Petit à petit, elle a changé de nature en voulant faire passer l’ensemble des activités humaines sous la bannière du libre-échange.

C’est une organisation multilatérale où toutes les voix ne sont pas égales : toutes les délégations n’ont pas le même poids et la plupart des pays africains n’ont pas de délégation à Genève. Enfin, l’institution exerce à la fois un pouvoir exécutif, législatif et judiciaire. L’organe de règlement des différends et sa structure d’appel posent problème. Quand on veut faire un panel pour attaquer un autre pays, il faut mettre 500 000 euros sur la table. Ensuite, si Haïti fait un panel contre les Etats-Unis ou le Mali contre l’Europe, ils peuvent gagner. Mais si les perdants refusent de modifier leurs règles jugées illégales par l’OMC, quelles représailles économiques peuvent exercer Haïti ou le Mali ?

Deuxième problème, quand on fait appel d’un panel, il a lieu à l’intérieur du cadre de l’OMC. Il n’y a pas de transparence, pas d’avocats publics, la juridiction n’est pas indépendante. La structure d’appel à l’OMC devrait être extérieure et intégrer d’autres droits que celui du commerce : les droits de l’homme individuels et collectifs, le droit de l’environnement et du travail.

Alain Madelin, l’OMC est-elle aussi antidémocratique que le dit José Bové ?

Alain Madelin : Tout dépend de l’opinion que l’on a sur le libre-échange. La mondialisation enrichit la planète, d’un point de vue culturel, scientifique, économique. Elle est la vraie chance des pays pauvres. La preuve : on se presse pour entrer à l’OMC. On ne souhaite pas en sortir. Je n’ai pas pour cette organisation une admiration sans bornes, mais le progrès par rapport au GATT, c’est de remplacer les rapports de force par des règles de droit. José Bové voudrait charger l’OMC de maux dont elle n’est pas responsable. Le droit de l’environnement, les droits sociaux, la liberté du travail, les droits de l’homme ne me paraissent pas relever de l’OMC. Selon lui il faudrait instaurer un commandement politique, ou la vieille souveraineté des Etats reconstitués, ou mieux encore un gouvernement mondial.

Je dis qu’il y a des libertés fondamentales qui sont supérieures à la volonté des Etats. Mes droits, ma liberté de produire, ma liberté d’acheter, ma liberté d’échanger, sont des droits fondamentaux. Les pays les plus pauvres ont très bien compris que l’environnement ou le droit du travail peuvent être l’alibi protectionniste des pays riches.

Quant au fonctionnement de l’OMC, bien sûr il y a des inégalités économiques qui font que certaines voix sont plus fortes que d’autres, je ne suis pas aveugle. Mais c’est mieux que l’ONU. José Bové propose de transférer certains arbitrages entre tous ces droits ou les arbitrages commerciaux à l’ONU. L’ONU, c’est d’abord le droit de veto des grandes puissances. Avec le droit de veto des Etats-Unis, je ne les ferais pas souvent condamner dans une instance comme l’ONU.

Comment interprétez-vous le succès populaire du rassemblement du Larzac ?

A. M. : Il existe un renouveau du protectionnisme, de la contestation du libre-échange, dû à la conjonction de deux phénomènes. Le premier, ce sont tous les orphelins de la gauche perdue, de l’anticapitalisme, de l’antiaméricanisme au lendemain de la chute du mur de Berlin. L’autre phénomène, plus diffus, est une sorte de réflexe protectionniste des pays riches. Souvenez-vous que l’on nous a expliqué longtemps que le libre-échange allait signifier la désindustrialisation de nos pays riches, les pertes d’emplois, les délocalisations et que les pays riches allaient être exploités par les pays pauvres ! Aujourd’hui, les mêmes nous ressortent des arguments protectionnistes en expliquant que ce sont les pays riches qui exploitent les pays pauvres.

J. B. : Je n’ai pas eu l’impression de rencontrer sur le Larzac des nostalgiques du mur de Berlin, ni des gens qui voulaient réinventer un protectionnisme français. Si tant de monde est venu, c’est qu’il y a le refus d’un modèle de société libérale, tant au niveau international que national. Il y a eu une conjonction entre le refus de la logique de l’OMC et les mouvements sociaux du printemps, avec la question des retraites, de l’enseignement et du statut des intermittents du spectacle.

Ce nouvel ordre commercial, que vous défendez ou attaquez, ne va-t-il pas être perturbé par de nouveaux acteurs, la Chine, le Brésil ou l’Inde ?

J. B. : La Chine pose un vrai problème. Son entrée dans l’OMC va se traduire par la disparition de 250 à 350 millions de paysans chinois. Que vont-ils devenir ? Pas un seul économiste chinois ne peut répondre. Nous ne sommes pas dans la même situation que celle que nous avons connue en Europe au moment où la politique agricole commune est née. A l’époque, pour absorber l’exode rural, il y avait des entreprises à forte main-d’œuvre. Aujourd’hui, la technologie a avancé. On ne va pas dire à la Chine de construire des usines comme il en existait dans les années 1950.

A. M. : La Chine et l’Inde représentent environ la moitié de la malnutrition mondiale, or leur taux de croissance est très fort. Les projections montrent que la malnutrition est heureusement appelée à quasi disparaître et que ces pays s’enrichissent. La croissance gagnée par les uns n’est pas perdue par les autres. L’élévation du pouvoir d’achat en Chine entraîne d’autres échanges et d’autres activités. C’est comme ça qu’avance l’économie. Je ne suis pas inquiet pour ces pays.

Sur le risque que court la population agricole chinoise ?

A. M. : C’est le problème de tous les développements. La population rurale diminue et diminuera en Chine comme en Europe.

J. B. : Depuis 1995, on est passé de 800 millions à 850 millions de personnes qui meurent de faim. En même temps que l’OMC se structure, leur nombre ne diminue pas.

A. M. : C’est une contre-vérité. Selon la FAO, la population pauvre diminue dans le monde de 6 millions de personnes par an. Ce n’est pas assez, bien sûr. Mais n’instrumentalisez pas la misère et la faim. Car vous donnez un chiffre en valeur absolue. Cela n’a pas de sens quand on sait que dans le même temps la population mondiale augmente de 80 millions de personnes par an. Le vrai problème, c’est celui de l’Afrique subsaharienne. J’ai vécu ce qu’était une famine en Ethiopie, et c’est sans doute l’épreuve la plus douloureuse de ma vie. Il n’y a pas de famine dans les démocraties. Il y a besoin là-bas d’institutions modernes, de démocratie, de paix, et d’ouverture de nos marchés. Comme la production vivrière en Afrique augmente moins vite que la population, vous devriez avoir l’honnêteté de dire que les institutions internationales recommandent les OGM pour sortir de la faim les populations africaines.

J. B. : Les OGM ne servent strictement à rien pour régler le problème de la famine dans le monde. La FAO le reconnaît aujourd’hui. Les organisations paysannes veulent produire pour leur alimentation plutôt qu’exporter des matières premières à bas prix.

A. M. : Cela n’est pas exact, les OGM permettent d’adapter des productions à des situations difficiles comme celles de l’Afrique. Nous n’en avons pas besoin, mais les Africains oui.

J. B. : Les Africains disent qu’ils n’en ont pas besoin, à tel point que la Zambie, il y a quelques mois, a refusé l’aide alimentaire américaine entièrement composée de maïs OGM.

A. M. : C’est pour d’autres raisons : ils savaient que leurs exportations seraient refusées en Europe.

J. B. : Leur production et l’alimentation principale, c’est le maïs. Ils ne voulaient pas passer sous la coupe de trois ou quatre multinationales qui sont en train d’organiser ce marché.

L’objectif de la négociation à Cancun est de libéraliser le marché agricole. Alain Madelin, que resterait-il de l’agriculture française dans quelques années dans un contexte de libéralisation totale ?

A. M. : La France est un pays extraordinaire pour sa diversité agricole, ses goûts, ses saveurs. C’est là notre véritable valeur ajoutée. On en joue avec les AOC, les labels, les vins, etc. Dans une économie mondiale réorganisée, le fait que d’autres pays s’enrichissent signifie qu’ils pourront nous acheter davantage de ces produits à forte valeur ajoutée. Je crois que nous devons nous concentrer sur ce que nous savons faire le mieux, tirer parti de nos vieilles richesses agricoles.

Les grands pays exportateurs considèrent les AOC comme des entraves au commerce...

A. M. : Je ne suis pas du tout d’accord avec cela. Il y a des droits de propriété intellectuelle qui méritent d’être préservés.

J. B. : Depuis l’entrée de l’agriculture dans l’Uruguay Round, en 1986, beaucoup de gens ont pris conscience que l’agriculture n’était pas une activité comme une autre. Puisque son objectif principal, c’est de nourrir les gens là où ils habitent. Depuis que l’agriculture est entrée dans l’OMC, la progression des échanges agricoles mondiaux a été faible puisqu’elle représente moins de 10 % du volume global de production. Ces négociations veulent imposer à l’ensemble de l’agriculture de la planète la règle qui vaut pour ces 10 %.

Le fantasme du marché mondial a fait naître un deuxième fantasme : celui du prix mondial. Ce prix n’existe pas. Sur les grandes productions (céréales, viande, lait), le prix mondial, c’est le prix du dumping des pays les plus riches ou des pays qui ont les meilleures possibilités de produire à bas prix, par exemple la Nouvelle-Zélande pour le lait. Nous voulons faire reconnaître le droit à la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire le droit de protéger son agriculture contre le dumping des pays du Nord.

A partir du moment où on exporte des produits et que les exploitations qui les produisent touchent les subventions, même découplées -déliées du niveau de production-, ce sont des subventions à l’exportation. L’Europe triche de cette manière, les Etats-Unis ont d’autres mécanismes, comme l’aide alimentaire.

Quelle solution pour les pays du Sud, qui n’ont pas les moyens de soutenir leur agriculture ? Ils devraient pouvoir se protéger aux frontières contre les importations à prix de dumping sans être obligés d’abaisser leur barrière douanière. Le fait qu’on les y oblige, alors que c’est leur seule protection, est inacceptable.

C’est pour cela que, pour moi, le réel protectionnisme, ce sont les politiques d’exportation déguisées avec des subventions découplées alors que la protection aux frontières pour les pays, c’est de la souveraineté alimentaire.

C’est peut-être un point d’accord entre vous...

Alain Madelin : Partiel. Il est vrai que la réforme de la PAC est une tricherie. Placer les subventions d’une boîte dans l’autre, c’est un tour de bonneteau. A l’arrivée, il y a distorsion de concurrence. Mais M. Bové en tire une mauvaise conclusion. Plutôt que de dire : il faut que tout le monde supprime ses subventions, il dit : il faut que les pays les plus pauvres se protègent. Il se trouve qu’eux-mêmes font un autre choix. Ils veulent davantage de libre-échange. Je suis pour accepter très largement les produits des pays en voie de développement, pas seulement les produits agricoles, d’ailleurs.

Alain Madelin, pouvez-vous accepter que les pays du Sud se protègent et dans le même temps réclament l’ouverture de nos marchés à leurs productions agricoles ?

A. M. : Objectivement, cela ne me dérange pas. Tout le monde l’a fait, plus ou moins, à un moment. Il ne faut pas que ça devienne une règle durable. A ce moment-là, vous entrez dans un système protectionniste. Je voudrais revenir à ce que José Bové appelle le souverainisme alimentaire.

José Bové : Je n’ai pas parlé de souverainisme, mais de souveraineté alimentaire. Les mots sont importants.

A. M. : Ce qui m’ennuie dans les thèses de José Bové, c’est qu’elles réduisent les libertés. Il y a des libertés individuelles fondamentales : liberté d’agir, liberté de produire, liberté de changer, liberté de penser, qui sont des droits plus fondamentaux que d’autres. Au-dessus de la souveraineté alimentaire, je mets ma liberté de m’alimenter.

J. B. : Pour beaucoup de gens aujourd’hui, la souveraineté alimentaire c’est la possibilité de manger à sa faim. Quand 850 millions de personnes souffrent de la faim, que le dumping détruit les capacités de production vivrière, il y a effectivement une nécessité - et c’est un droit collectif fondamental - de pouvoir manger à sa faim.

A. M. : Il ne faut pas proclamer un droit de manger à sa faim. Il faut créer des conditions économiques qui le permettent.

Que pensez-vous, l’un et l’autre, de l’accord sur les médicaments génériques récemment intervenu ?

A. M. : J’ai défendu la campagne de MSF pour faciliter l’accès aux médicaments. Je me réjouis de cet accord, mais il faut rappeler que parmi les 300 médicaments jugés essentiels pour les PVD, seulement 5 % sont sous brevet. Et parler des droits de douane exorbitants et des coûts de distribution tout aussi exorbitants qui sont souvent pratiqués par des pays où l’on voudrait élargir l’accès aux médicaments.

Est-ce que l’on peut laisser les gens mourir parce qu’ils n’ont pas l’accès aux bons médicaments que l’on pourrait produire moins cher ? Bien évidemment, non. Cela, d’ailleurs, pose le problème du rôle des organisations internationales et de l’OMS dans la distribution ou le financement de ces médicaments. Cela pose aussi le problème de ce que l’on appelle la "licence obligatoire". C’est-à-dire la possibilité pour un pays de sortir des règles du commerce et de la protection des droits de propriété, en revendiquant l’urgence sanitaire.

Personne ne conteste cela. Derrière, se pose une autre question. Le pays qui produit peut-il vendre à un autre pays qui n’en a pas les moyens ? La réponse n’est pas simple parce que l’on sait que le médicament fait l’objet d’un énorme trafic international. La réponse donnée est : d’accord pour vendre, mais avec un minimum de contrôle et en s’assurant que les flux de médicaments ne soient pas détournés et que l’on ne fasse pas d’opération lucrative. Ce qui me paraît être plutôt de bon sens. Néanmoins, le problème du financement des infrastructures de santé dans beaucoup de pays, l’Afrique subsaharienne en particulier, reste entier. Même en donnant gratuitement les médicaments, ils n’y arrivent pas ! Il y a donc, je crois, tout un effort de coopération et d’aide à mener en parallèle.

José Bové, pourquoi êtes-vous plus critique ?

J. B. : A Doha, l’an passé, quand le texte sur les génériques est sorti, tous les observateurs et beaucoup d’associations se sont réjouis que, pour la première fois, la santé passe avant le marché. Mais, dans la négociation, on s’est très rapidement rendu compte que les Etats-Unis ne voulaient pas céder quoi que ce soit et que l’intérêt de leurs groupes pharmaceutiques était prépondérant. C’est ce qui a amené un échec au mois de décembre. A ce moment-là, l’Europe a fait une proposition qui permettait la mise en place d’un certain nombre de réglementations très pointilleuses.

L’accord qui vient d’être signé les renforce encore. Aujourd’hui, les associations mobilisées sur ces questions craignent que la circulation des génériques ne soit freinée, parce qu’il y a une possibilité pour les pays détenteurs des brevets, avec ces nouveaux règlements extrêmement tatillons, de pouvoir systématiquement attaquer devant l’OMC. La circulation des génériques entre pays du Sud sera quasiment impossible.

En même temps, je crois qu’il faut affirmer que, même si cette question est réglée, une mobilisation de l’ensemble des institutions internationales est nécessaire pour certains pays où le budget médical n’est que de 1 dollar par habitant. Aujourd’hui, des classes de plus en plus jeunes meurent. L’espérance de vie est en train de passer en dessous de 40 ans.

José Bové demande un moratoire dans la libéralisation des échanges. Il y a eu une pause dans la libéralisation des marchés de capitaux. Ne pensez-vous pas que, de la même manière, il faut marquer une pause dans les échanges ?

A. M. : Si vous pensez que c’est l’un des points de passage obligés de plus de croissance pour faire reculer la pauvreté, faire une pause, c’est absurde. Les meilleurs défenseurs du libre-échange aujourd’hui, ce ne sont pas les riches des pays développés. Ce sont les pauvres des pays en développement. J’utiliserais presque un argument moral : ne fermez pas la chance aux autres.

J. B. : Je ne prendrai aujourd’hui que l’exemple du Mexique, là où va se dérouler le sommet de l’OMC. La zone de libre-échange entre le Canada, le Mexique et les Etats-Unis est en train de faire un ravage. Sur la frontière mexicaine avec les Etats-Unis, dans les Maquiladoras, le travail s’effectue dans des conditions dignes du XIXe siècle. Depuis le 1er janvier 2003, avec l’ouverture totale de l’agriculture, 800 000 paysans mexicains ont été chassés de leurs terres, parce que le prix du maïs s’est complètement effondré.

A propos du débat sur l’AGCS -accord général sur le commerce des services-, la liste proposée par la Commission de Bruxelles compte à peu près 165 services. On voit de tout : la poste, la recherche, l’architecture, la comptabilité, l’environnement, les avocats, le transport... La question fondamentale, c’est de savoir si des services considérés comme des biens publics parce qu’ils rendent des services à la collectivité ont vocation à être transformés en marchandises ?

José Bové, contestez-vous le fait que certains pays, notamment d’Asie, sont sortis de la pauvreté grâce à la libéralisation des échanges depuis le début des années 1970 ?

J. B. : Le commerce mondial, c’est 6 000 milliards de dollars environ. Un tiers de cette somme s’échange à l’intérieur même d’une multinationale, un autre tiers entre les filiales de différentes multinationales. La réalité du commerce en dehors de ces deux grandes parts représente seulement un tiers du volume total. C’est une nouveauté de la deuxième moitié du XXe siècle, qui structure le monde différemment. M. Madelin est favorable à cette autonomisation de l’économie, c’est son choix. Aujourd’hui, les entreprises transnationales sont complètement autonomes et certaines ont des budgets bien supérieurs à certains Etats. Cela pose question sur les décisions démocratiques.

A. M. : S’agissant du Mexique, au passage, il me semble qu’il a fait un bond en avant parmi les exportateurs mondiaux. Le fait que des entreprises échangent et que ces transactions soient comptées dans les échanges mondiaux, la belle affaire ! Bien sûr, l’économie est imbriquée, et c’est tant mieux parce que je crois, comme Montesquieu, que le doux commerce favorise la libération des peuples.

J. B. : Vous avez les mêmes citations que Pascal Lamy, c’est bien.

A. M. : La libéralisation de l’ensemble des services est plutôt une bonne chose. On ne peut pas laisser les actes de production basique aux pays en développement et garder pour nous les services en attirant, d’ailleurs, les personnes les plus qualifiées, bien formées, dans nos pays. Ils ont droit, eux aussi, à vivre et travailler au pays. Vous dites : il existe des services un peu différents des autres : les services publics. Soit. On peut dire que l’éducation, la santé, dans tous les pays du monde, restent administrées par l’Etat. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas être en concession. De grandes entreprises internationales permettent, par la concession de la gestion déléguée, d’assurer le service de l’eau, le service de la santé, le service de l’éducation...

Si j’étais parent d’un petit Africain dans un pays pauvre du sud du Sahara, ce qui m’intéresserait ne serait pas de savoir que l’instituteur ou le médecin sont fonctionnaires de mon pays. Ce serait de savoir que le service est bien rendu et qu’il y a par ailleurs un financement qui fait en sorte que chacun puisse avoir sa chance. Rassurez-vous ou inquiétez-vous, le modèle des services publics à la française, monopole avec des fonctionnaires du style EDF ou éducation nationale, cela ne s’exportera pas dans le Nouveau Monde ! Et c’est tant mieux ! Certains groupes qui développent une activité dans un PVD apportent dans le même temps un transfert de savoir. Et ce transfert, quelque temps plus tard, permet à ce pays de s’émanciper.

J. B. : Vous êtes d’un angélisme total.

Alain Madelin, le principe de précaution est-il compatible avec le libre-échange ?

A. M. : C’est mon sujet d’irritation favori. Bien évidemment, il est tout à fait logique d’être vigilant, particulièrement en ce qui concerne la santé publique. Ceci est réglé au niveau international par l’accord sanitaire et phytosanitaire et par le Codex alimentarius, qui disent qu’un Etat peut édicter des règles de protection particulières. Mais il doit prouver scientifiquement qu’il y a un risque. A juste raison, les pays pauvres disent : si vous ne prouvez rien, c’est que vous utilisez le principe de précaution comme déguisement d’un nouveau protectionnisme.

J. B. : Le paradoxe, c’est que ce n’est pas celui qui veut mettre sur le marché un nouveau produit qui doit prouver son innocuité. C’est celui qui veut le refuser qui doit prouver que ce produit peut être dangereux. Nous demandons l’inversion de la charge de la preuve. C’est à celui qui veut mettre quelque chose sur un marché de montrer que son produit n’apporte aucun risque. Un pays doit pourvoir refuser les OGM, sans être obligé d’apporter la preuve que ce produit peut être dangereux. Ce sera possible à partir du 12 septembre avec l’entrée en vigueur du traité sur la biosécurité de Carthagène.

A. M. :Je maintiens ce que je dis sur l’inversion de la charge de la preuve. Le principe d’une liberté responsable c’est que, bien évidemment, s’il y a un pépin, je suis responsable de ce que je fais. Si, par hasard, vous avez un dossier prouvant la malignité des OMG, je vous supplie de me le donner. Vous ne pouvez pas faire de procès d’intention aux gens. Bien évidemment, vous pouvez avoir des contrôles sanitaires. S’agissant, par exemple, du bœuf aux hormones, je n’ai pas le sentiment que les Américains soient particulièrement irresponsables. Ils n’ont pas connu le sang contaminé, ils n’ont pas connu la contamination des farines animales.

J. B. : Quand une entreprise pharmaceutique veut faire un essai sur un médicament, elle est obligée de présenter en même temps que sa demande au ministère une assurance pour couvrir les risques en cas de problème lié à cet essai. C’est une obligation dans le domaine médical. Sur les OGM, aujourd’hui, cette exigence n’existe pas. Pourquoi ? Parce que les compagnies d’assurances considérent que les risques de contaminations croisées ou autres ne sont pas des risques aléatoires, que l’on ne peut pas savoir quelle sera la couverture nécessaire. Si des activités économiques de ce type-là ne sont pas couvertes, cela veut dire que l’entreprise n’assume pas sa responsabilité.

A propos du sommet de Cancun, Hervé Gaymard déclarait récemment : "Le libre-échange n’est pas une vérité révélée, censée tout résoudre automatiquement. Une OMC dont l’idéologie implicite serait le libre-échange serait contraire aux intérêts des PVD." C’est plus proche de la position de José Bové que de la vôtre, Alain Madelin.

A. M. : Disons qu’Hervé Gaymard défend les positions agricoles françaises et européennes.

J. B. :Hervé Gaymard tient un double langage : un jour il signe à Luxembourg et le lendemain il fait de grandes déclarations contre le libre-échange. Au final, j’attends de voir quel sera le mandat que la France va donner à Pascal Lamy pour négocier en son nom. J’ai conseillé à M. Gaymard, s’il est opposé à l’accord agricole proposé à Cancun, de garder son stylo en l’air. Il suffit qu’un seul pays refuse de ratifier pour que l’on rentre dans une autre situation, qui sera celle du moratoire. D’autres pays ont aujourd’hui cette intention.

A. M. : Après ce que vous avez dit de la politique agricole française et européenne, il serait paradoxal que la France ou un autre pays riche, au nom de cette position, fasse obstacle à un accord agricole que réclament les pays pauvres.

Propos recueillis par Gaëlle Dupont, Alain Frachon et Serge Marti

ALAIN MADELIN, 57 ans, député (UMP) d’Ille-et-Vilaine, député européen, fait ses débuts en politique dans les rangs du mouvement d’extrême droite Occident, avant d’entrer au Parti républicain, composante de l’UDF. Il représente, dans les années 1980, le courant moderniste et libéral de la droite. Ministre de l’économie et des finances en 1995, il démissionne trois mois plus tard. Il crée en 1997 Démocratie libérale (aujourd’hui fondue dans l’UMP). Sa candidature à l’élection présidentielle de 2002 ne recueille que 3,9 % des suffrages.

JOSÉ BOVÉ, 50 ans, est porte-parole et cofondateur de la Confédération paysanne. Il a participé à la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac, avant de s’installer comme éleveur de brebis, en 1976. Le démontage du McDonald’s de Millau, en 1999, lui a valu 44 jours de prison. Le syndicaliste a de nouveau été condamné à 6 mois de prison ferme pour la destruction de plants de riz OGM. Il a été libéré le 2 août, suite à un aménagement de sa peine, mais ne pourra pas se rendre au rendez-vous des altermondialistes à Cancun.

http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230--332945-,00.html