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Une interview de Lori Wallach, claire et intéressante...

Publie le mardi 16 septembre 2003 par Open-Publishing

Une interview de Lori Wallach, claire et intéressante pour compléter nos argumentaires sur l’AGCS.

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Lori Wallach a été qualifiée de « pasionaria des débats sur le commerce mondial » par le « National Journal », de Washington. Docteur en droit des affaires, spécialisée dans le commerce international, elle dirige le département de surveillance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de Public Citizen - organisation fondée aux Etats-Unis par Ralph Nader en 1971, qui compte aujourd’hui 250 000 membres. (19 août 2003)

En septembre, à Cancún (Mexique), l’Organisation mondiale du commerce va rediscuter l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). De quoi s’agit-il exactement ?

Il s’agit d’un des accords de l’OMC, au nombre de 23 pour l’instant. Signé en 1994, l’AGCS, actuellement en cours de révision, comprend 160 secteurs de services. Il vise à terme à leur « libéralisation". Derrière ce mot, il faut, bien sûr, entendre privatisation, avec les conséquences que l’on peut imaginer. Notons que, pour l’OMC, le mot service possède un sens bien particulier, que l’on peut résumer de cette façon : un service, c’est tout ce qu’on ne peut pas faire tomber sur son pied.

Ainsi, le bois est un objet physique. C’est une marchandise. Mais couper du bois, le transporter, fabriquer du papier sont des services. De même, le pétrole est une marchandise, mais son extraction, sa transformation et sa distribution sont des services. Collecter, transformer, distribuer quoi que ce soit sont autant de services qui relèvent de l’AGCS.

Concrètement, cet Accord général sur le commerce des services constitue une attaque violente quoique souterraine contre des pans entiers de la société, qui seront livrés à des gangsters comme ceux d’Enron. Alors que les partisans de l’OMC ne cessent de condamner les expropriations, qu’ils considèrent comme une atteinte à la propriété privée, l’AGCS équivaut à l’expropriation des biens publics. C’est un vol.

Vous considérez que cet accord est également une atteinte à la démocratie. Pourquoi ?

Prenons un exemple : si la France accepte de libéraliser les services de l’énergie, elle devra alors autoriser des entreprises privées à construire des centrales nucléaires sur son territoire. Ce ne sera plus une question de choix politique ; cela deviendra un droit acquis pour les grandes firmes étrangères. Or il n’y aura pas de demi-mesure : les textes de l’OMC prévoient que, si l’on accorde un « privilège » à une société, il faut traiter toutes les autres de façon non discriminatoire. En autoriser une revient à les autoriser toutes !

De plus, il n’y aura pas de retour en arrière possible. Même si un pays décidait de revenir sur les autorisations délivrées, il n’y parviendrait pas, concrètement. En effet, les textes stipulent que le gouvernement doit alors indemniser non seulement la société concernée, mais toutes les sociétés des 143 pays membres qui auraient pu se positionner sur ce marché !

D’autre part, les textes de l’OMC prévoient que tous les pays membres doivent veiller à la conformité de leurs lois, réglementations et procédures administratives avec les 23 accords. De fait, ces derniers, pour lesquels nous n’avons pas été consultés et qui se négocient en secret, deviennent ainsi la loi mondiale suprême.

Pourtant, les Etats-Unis refusent de signer certains accords internationaux, comme ceux sur la Cour pénale internationale, sous prétexte, justement, qu’ils refusent qu’une loi extérieure leur soit imposée. Mais ils encouragent l’OMC. Pourquoi ?

Cette contradiction dévoile la schizophrénie du monde des affaires : les décisions ne sont fondées sur aucun principe, mais reflètent les intérêts à court terme des entreprises. C’est de la realpolitik. Et le gouvernement américain, très lié aux grands groupes, est contaminé jusqu’à la moelle.

Quelle est la position de l’Europe ?

Alors que, par le passé, l’Europe a joué plutôt un rôle de contrepoids face aux Etats-Unis, les Européens constituent cette fois, malheureusement, le fer de lance de la libéralisation des services, suivis par les Etats-Unis et le Japon. C’est l’Union européenne (UE) qui demande qu’une nouvelle catégorie de services soit prise en compte par l’AGCS : les services dits d’environnement, c’est-à-dire le captage et l’épuration de l’eau, les déchets, la gestion des paysages... Parce que les plus grandes firmes de ce secteur sont européennes, comme Veolia environnement (ex-Vivendi environnement) et Suez, ces domaines vitaux figurent aujourd’hui sur la liste des secteurs à privatiser. En échange, les Etats-Unis réclament la privatisation de toute la filière énergie et la libéralisation de la gestion des parcs nationaux des pays membres.

Que pensez-vous qu’il faille faire ?

Face à un projet aussi dément, la seule chose à faire est de s’en débarrasser. Il faut donc empêcher les Etats-Unis et l’UE de commettre un tel vol des biens communs de l’humanité. Or le processus n’est pas inéluctable. En 1998, lors des négociations sur l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il était trop tard, que la partie était perdue d’avance. Aujourd’hui, cet accord est mort et enterré. Parce qu’un tel projet, une fois dévoilé, devient indéfendable.

Le cas de l’AGCS est similaire. Aux Etats-Unis, même si nous ne sommes qu’en deuxième ligne et que les services publics sont beaucoup moins développés qu’en Europe - 40 % des Américains n’ont aucune couverture sociale -, Public Citizen a lancé une campagne, baptisée « SOS : save our services » (au lieu de « save our souls », sauvons nos âmes). Cette campagne se fonde sur trois stratégies, la première consiste à expliquer ce qu’est l’AGCS, que très peu de gens comprennent réellement. C’est hélas logique, car la complexité des textes (les accords de Marrakech, qui fondent l’OMC, comptent 22 500 pages) constitue un obstacle à la prise de conscience et donc à la contestation par le public. C’est ce que nous appelons la « stratégie Dracula » : amener l’horrible bête à la lumière du jour pour pouvoir la faire reculer.

Quelle est la deuxième stratégie ?

Il existe un moyen concret de faire échouer l’AGCS. En effet, les textes prévoient que les clauses les plus extrêmes de l’accord ne s’appliquent qu’aux secteurs que les gouvernements décident d’engager. Pour l’énergie et l’environnement, ce n’est pas encore fait. Il faut donc obliger nos représentants à nous rendre des comptes, à cesser de se comporter en caniches des firmes internationales. Pour cette campagne, nos militants ont pris rendez-vous avec chaque député et chaque sénateur, afin de leur expliquer les conséquences de la révision de l’AGCS. Evidemment, les membres du Congrès ne sont absolument pas au courant. Et quand on leur explique qu’ils vont se faire déposséder de leurs prérogatives, cela ne leur plaît pas du tout. Lorsqu’ils apprennent que les textes vont empiéter sur leurs compétences, nombreux sont ceux qui appellent la Maison-Blanche et demandent : « Est-il vrai que vous allez m’enlever mon pouvoir ? » Il existe ainsi un décalage croissant entre la Maison-Blanche et le Congrès. Le mécontentement gagne, y compris au sein d’une partie des représentants de droite, qui soutiennent Bush.

Quelle est la troisième stratégie ?

La dernière stratégie concerne directement Cancún. L’OMC fonctionne en organisant tous les deux ans une réunion des ministres de tous les pays membres, ce qu’on appelle une ministérielle. Cancún en est une, comme Seattle l’a été. Une mobilisation populaire importante peut influer sur ce qui s’y passera. C’est pourquoi il est important de faire pression sur les gouvernements pour que leurs représentants défendent les intérêts de leurs populations. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, puisque les négociateurs représentent avant tout les intérêts des grands groupes industriels.

En conclusion, comment voyez-vous la réunion de Cancún ?

Je suis plutôt optimiste. L’AGCS est tellement scandaleux que pratiquement tous les pays en développement y sont opposés. Mais les Etats-Unis et l’Union européenne ont des tactiques machiavéliques. Ils peuvent contraindre des pays à signer, par exemple en les menaçant de mesures de rétorsion - supprimer tel ou tel accord économique ou telle subvention. C’est une autre raison pour laquelle la mobilisation, en Europe et aux Etats-Unis, est essentielle : sans elle, les pays les plus riches imposeront leur volonté aux pays en développement.

Bien sûr, en cas d’échec du sommet, les négociateurs pourront toujours tout maquiller en se félicitant d’avancées secondaires, mais cela ne trompera pas grand monde. Ce qui est aberrant, c’est que l’OMC n’a prévu aucune solution de rechange si les tractations n’aboutissent pas. Et la bonne nouvelle, c’est que, si la révision de l’accord n’est pas entérinée, les négociations seront bloquées pendant un certain temps. (Propos recueillis par Olivier Blond, Courrier International, 9 septembre 2003)

Interview réalisée dans le Larzac à l’occasion du rassemblement contre l’OMC. Certains des propos de Lori Wallach ont été repris de son intervention lors de cette réunion.