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FSE : quatre villes reçoivent l’Europe

Publie le lundi 10 novembre 2003 par Open-Publishing

A l’avant-veille de l’ouverture du Forum social européen, les coeurs commencent à battre la chamade dans les quatre villes d’accueil. Voyage d’un week-end à Paris, Saint-Denis, Bobigny et Ivry sur la piste de ce que le FSE suscite et réveille.

De quel bois on se chauffe par ici ? Feu de la mémoire, braises des luttes, solidarité incendiaire, brûlures du présent. Souterrain, ce chaleureux magma se réveille et quelques couches de sédimentation émergent soudain au grand jour. Ma ville est un monde. Au centre commercial Bobigny 2, un Chilien pourtant mal en point, se penche sur ses béquilles pour voir ce que préparent les organisateurs du Forum social européen. Il rencontre deux copines espagnoles, commissions à la main. Une minute plus tard, parce qu’une chorale européenne des chants révolutionnaires commence à répéter dans la ville, on fredonne l’air d’El paso del Ebro. Pas une once de nostalgie là-dedans, plutôt de la joie pour tout de suite. À Saint-Denis, les lycéens de Suger et d’Éluard font leur journal, les traduisent dans les langues de l’école et du FSE : anglais, allemand, italien et espagnol. Un élève entame, seul, la traduction en serbo-croate ; d’autres voudraient se coller à l’arabe mais il n’y a pas les bons claviers. Mercredi, le FSE s’ouvre dans les quatre villes, à Paris-La Villette, Saint-Denis, Bobigny et Ivry. Des révolutions minuscules se préparent dans les têtes, dans les lieux.

Question de couleurs

- Mais M’sieur, pourquoi vous peignez sur nos murs ?

- Parce que la mairie me l’a demandé.

- Et pourquoi la mairie vous a demandé ?

- Ben, parce c’est le Forum social européen.

- C’est quoi ce truc ?

" La couleur distrait le spectateur ", théorisait Jacques Tati. À Bobigny, Nemo se fout de faire mentir le cinéaste - pas son problème -, mais ses hippopotames, les oiseaux, ses ballons vivement multicolores ouvrent dans la foule anonyme la première des brèches citoyennes : " Pourquoi ? " Les fresques arrachent à l’urgence et au zapping une minute de réflexion, de contemplation, d’arrêt sur image. Rue Karl-Marx à Bobigny, le peintre trace avec un collègue les sept lignes d’un arc-en-ciel. " Dans la ville, il n’y a pas tellement d’expression sur les murs, hurle Nemo du haut de son échelle. À Bobigny, il y a la préfecture et du coup on voit passer quatre voitures de flics par quart d’heure. Puis il faut dire que quand les gens s’expriment, c’est par des tags ou des grafs. Et le message n’est pas toujours agréable. J’aimerais bien que les jeunes fassent plus de fresques, parce que, bon, on ne reprend pas impunément les formes d’expression des dominants et de l’impérialisme culturel américain. C’est aussi pour ça que je suis content de travailler pour le Forum social européen. " Un type se plante alors devant le mur, bouche bée. " Circulez, monsieur, y a rien à voir ", crie le peintre en blaguant. Ça se voit bien que si, justement.

La stratégie de l’escargot

Si le FSE n’existait pas, ils seraient sans doute là quand même. Et leur péniche avec eux, une maison sur leur dos, sous leurs pieds, seul bateau à mouiller à Ivry-sur-Seine. " Le Forum a juste déterminé la date de notre arrivée, admet André, capitaine du bateau. Le voyage a été extrêmement rapide, on n’a mis que vingt et un jours pour arriver. " Le San Antonius, c’est le nom du navire, fait chaque année le voyage du canal du Midi à l’Île-de-France. Après avoir transporté, hébergé des gamins en colo ou en excursion tout l’été, le bateau convoie, une fois la bise venue, des tonnes de denrées charcutières, fromagères et alcoolisées vers Paris. " Il y a dans les parages, on a enquêté, des gens qui rêvent de manger un bon cassoulet. " Reste le théâtre itinérant : depuis 1996, l’équipage s’est enrichi d’une troupe " en résidence " qui joue sur le pont de la péniche. " On apporte un témoignage culturel humain et un témoignage du terroir, avance Benoît, comédien et cuistot. Cela participe de la même démarche et, en même temps, on se place dans des rapports non-marchands, plus humains. Sur un fleuve, on ne perd pas le lien en passant d’un village à l’autre. C’est impossible d’oublier d’où on est partis. Dans la batellerie, on avance à la bonne vitesse. Pour nous, c’était tragiquement normal d’être là pour le FSE. En tant que bateliers et comédiens on incarne aussi deux professions vraiment en danger. " Sur un coin de table, un tract en préparation qui commence comme suit : " Décimée par volonté politique, dans de plus larges proportions encore que la paysannerie et pour les mêmes raisons "économiques", la batellerie est en France en voie d’extinction. Alors que le pays des sans-culottes est doté du réseau fluvial le plus dense d’Europe, seuls subsistent péniblement quelques centaines de bateliers à qui il faut beaucoup de courage pour affronter les difficultés créées par une longue suite de choix arbitraires, dont l’objet était de privilégier le transport routier. "

Aux barricades !

Ils sont en cercle autour d’un guide qu’ils écoutent religieusement. Ils n’ont pas le parapluie, pas de petit drapeau à l’horizon, ni badges, ni appareils photos, rien de l’attirail du tourisme groupé, mais ils sont quand même plantés devant la basilique de Saint-Denis, tombeau des rois de France. Et puis, une déclaration retentissante : " C’est ici que se tiendra la plus grande conférence plénière du forum ", lance Madjid Messaoudène, du forum social local de Saint-Denis, en pointant du doigt les vitraux. Ce ne sont pas des passants ordinaires, ils sont tous " coordinateurs " des équipes de bénévoles et de traducteurs pour le FSE. Ils sont là pour s’approprier l’espace de la ville d’accueil, sans esprit de conquête, bien entendu, mais sans glisser dessus comme la rosée sur une feuille au matin. " Le moment est assez génial, confesse Aline Pénitot, une des permanentes du FSE. On fait visiter la ville à des gens qui, après, feront eux aussi visiter à cinquante bénévoles qui ensuite pourront aider les participants à trouver leur chemin. " Et la caravane de dissémination poursuit son parcours en passant au musée d’Art et d’Histoire de la ville. Une petite équipe commence à ériger une barricade, rien à voir avec les blindages, les murailles, les rideaux de fer et de bois, les pont-levis relevés de Gênes, Annemasse, Florence, Bruxelles, Cancun, Genève, etc. C’est une reconstitution d’une barricade populaire de la Commune de Paris. Les altermondialistes pourront, si ça leur plaît, y danser la Carmagnole ou chanter le Temps des cerises.

Mode d’emploi du sans-papiers

Maillots échancrés ou moulants, pantalons larges et longues robes. " Pour avoir la main-d’oeuvre la meilleure marché et la plus docile... " Certaines fuient littéralement, l’une d’elles prend ses yeux et ses jambes à son cou. " Une recette simple : vous annoncez le contrôle des flux migratoires... " Pas de rictus sous un crépitement des flashes. " Et vous attendez ! Quand la main-d’ouvre arrive, parce qu’elle arrive quand même... " Les bourgeoises ont déserté. " Vous ne lui accordez pas de permis de travail et vous la menacez d’expulsion... " L’un des mannequins cherche un ami, une connaissance dans la salle ; sans succès un temps, puis trouvé, son visage irradie. " Vous expulsez juste ce qu’il faut pour qu’elle ait bien peur... " Sous les applaudissements des bébés, c’est le dernier passage. " Et quand vous l’autorisez à travailler, vous commencez par le faire pour un an seulement, histoire de maintenir la pression. " Toutes fixent maintenant le sol en marchant de plus en plus vite. " Vous verrez, elle acceptera tout, tout, tout... " Six adolescentes portaient les vêtements fabriqués par leurs mères, leurs pères, leurs soeurs, leurs frères et leurs cousins dans des ateliers clandestins de confection ou à domicile. Défilé de mode samedi après-midi, partie intégrante du forum social local de Paris-centre. Ils sont dans les deux cents à y assister, des Chinois pour l’écrasante majorité, sans-papiers parfois depuis plus de dix ans, petites mains du textile et de l’habillement, poings fermés en lutte, réunis par le troisième collectif à la mairie du 3e arrondissement de Paris. Au mur, le " mode d’emploi " a dit : " La main-d’oeuvre acceptera tout, tout, tout. " Taratata !

Plusieurs primo informations

Un : qui sont-ils en deux mots ? Un jeune Sénégalais arrivé à Bobigny via Madrid, aujourd’hui en quête d’une formation qualifiante, deux retraitées depuis peu de l’enseignement " plus disponibles qu’avant " et qui, du coup, s’investissent à fond dans la vie associative, un élève en BTS de mécanique automobile qui a reçu un prospectus dans sa boîte aux lettres, une fonctionnaire partie avant l’heure ex-syndicaliste CGT, une " vraie Européenne parce qu’à moitié hollandaise ", une étudiante qui a un copain déjà bénévole pour le FSE qui l’a encouragée, etc.

Deux : que fichent-ils dans la Maison des projets, un vendredi soir, derrière le rideau de fer à moitié fermé ? Ils apprennent leurs fonctions de bénévoles. Nour, formateur pro, dessine à grands traits l’histoire de l’altermondialisation. " Attention, FSE ça peut vouloir dire "fonds structurels européens", avertit-il avant de passer au détail des activités indispensables. Il y aura des bénévoles à la gare routière, prévient-il. Vous aurez des sacs avec des plans, des fiches avec les lieux, les dates. Il faut que les personnes qui arrivent puissent disposer de ce que l’on appelle la "primo information". " On évoque ensuite les parkings, les accréditations et les villages.

Trois : " Il y a un village du commerce équitable ; vous connaissez ? ", demande-t-il avant de faire un schéma. Deux paquets de café divisés en tranches, avec les parts respectives des intermédiaires du cultivateur au consommateur. Une jeune femme se racle la gorge : " C’est bien beau tout ce commerce équitable, mais comment ils vont choisir les cultivateurs parmi tous les cultivateurs ? " Longue tirade sur la responsabilité sociale et environnementale, complètement inscrite dans la séance d’information. " Ça vous va ? Allez on revient à Bobigny. " Et il remet le plan détaillé de la ville sur le tableau.

De l’importance du lieu

" Ah merde, les gens oublient toujours d’allumer les lampes. " Au beau milieu d’un centre commercial d’un centre-ville en marge, du beau, de l’esthétique, du confort : grandes baies vitrées, canapés moelleux récupérés chez Emmaüs et montés sur des roulettes, armoires rafraîchies, tirages photos immenses encadrés et fixés au mur, et ces lampes de tables que Gérard Paris-Clavel allument en courant dans tous les sens. C’est le local du collectif FSE d’Ivry, aménagé au prix de quelques gestes militants, par l’architecte Laurent Charpin et notre guide. " Je n’ai toujours pas compris pourquoi, quand tu vas dans un lieu collectif c’est toujours moins bien que chez toi, glisse-t-il. Parce que c’est collectif, et non pas individuel, ça devrait avoir plus de moyens. Pourquoi on ne mettrait pas des ouvres majeures dans les lieux populaires ? Pourquoi c’est toujours des affiches punaisées ? Dans ce lieu, il y a une qualité de l’espace, une visibilité : les passants nous voient faire de la politique, cela rend possible la rencontre corporelle, l’échange sans honte, ni peur et la critique peut prendre le dessus sur l’aigreur. " Dans un coin du local, deux Algériens utilisent Internet pour lire la presse du bled. " Ben oui, ils prennent des nouvelles, d’autres viennent voir des trucs sur l’Afrique, ce n’est pas le FSE, mais on s’en tape, poursuit Gérard. Le mec, il vient téléphoner pour un boulot ou envoyer un fax. C’est ouvert et tout est gratos. Un lieu, c’est l’outil minimal pour qu’existe une démocratie participative. Le FSE reste très momentanée. C’est la construction du Forum qui est intéressante, car la manifestation est courte et reste très décalée par rapport aux populations. Dans un délai aussi bref, le FSE ne peut pas arriver jusqu’aux gens, on ne peut toucher que les militants. C’est pour cela qu’après, cet espace doit continuer d’exister. Rien ne marche sur un exploit ponctuel, la démocratie fonctionne dans une durée organisée. "

Thomas Lemahieu
 http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-11-10/2003-11-10-382284