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L’entreprise n’est plus à la mode

Publie le mercredi 3 décembre 2003 par Open-Publishing

Des "jeunes" du Forum social européen, en mal d’"action", sont allés manifester, le 13 novembre,
devant un restaurant McDonald’s de Paris. Quatre ans après le "démontage" du McDo de Millau par
leur glorieux aîné José Bové, on pourrait sourire de ce manque d’originalité dans les moyens et les
symboles choisis par la nouvelle génération des altermondialistes.

Mais la focalisation sur la multinationale du hamburger, comme emblème de la "mondialisation
libérale", ne relève pas seulement du traditionnel discours antiaméricain. C’est aussi l’entreprise qui
était visée. L’entreprise en tant qu’entreprise.

C’est une réalité qui s’est nettement révélée dans les multiples débats du FSE : l’entreprise,
dans sa forme classique, privée, capitaliste, ne "passe" décidément pas. Elle a beau s’attifer des
derniers habits à la mode - développement durable, responsabilité sociale... -, elle demeure, aux
yeux de beaucoup, le lieu de l’exploitation de l’homme par l’homme et du règne du profit. Quoi
d’étonnant, dira-t-on, dans une mouvance qui fait profession d’anticapitalisme ? Pas si simple. Selon
un sondage paru à la veille du FSE, réalisé par EOS Gallup dans les 15 pays de l’Union, 79 % des
Européens estiment que les altermondialistes "soulèvent des points qui méritent d’être débattus".
Les Français apparaissent les plus réceptifs à leur discours : 71 % d’entre eux jugent que la
mondialisation a "des conséquences négatives sur l’emploi".

Il y a vingt ans, en même temps qu’ils pre- naient le virage de la rigueur, les socialistes
français se lançaient dans l’une des grandes mutations qui allaient marquer les deux septennats de
François Mitterrand : la réhabilitation de l’entreprise et des entrepreneurs, leur "réconciliation"
avec les Français. Le personnage emblématique du moment était Bernard Tapie, le slogan à la mode :
"L’entreprise citoyenne". Les deux ont été balayés après les excès de la fin des années 1980, les
"années fric". Deux décennies plus tard, serait-on revenu à la case départ ? Le faible écho
rencontré par la récente opération "J’aime ma boîte", soutenue par le Medef, les réactions crispées des
salariés face à la remise en cause des 35 heures ou à la suppression d’un jour férié, leur
résignation, au mieux, à l’idée de travailler plus longtemps pour payer leur retraite, montrent que l’image
d’une entreprise lieu d’épanouissement est sévèrement écornée. "La vie est ailleurs" semble être
le leitmotiv des générations montantes. Selon un sondage réalisé pour le magazine Challenges, en
octobre, sur les cadres de 25 à 30 ans, 60 % d’entre eux placent le travail "en troisième ou
quatrième position parmi les valeurs les plus motivantes dans la vie", derrière la famille ou le plaisir,
et 70 % déclarent "fuir les responsabilités".

Comment en serait-il autrement après les années noires que vient de traverser le capitalisme
mondial ? Le modèle de l’entreprise privée, stimulée par les vertus de la concurrence, pilier de la
politique de privatisation et de déréglementation prônée par les grandes institutions
internationales, du FMI à la Commission européenne, a montré ses limites en même temps que ses turpitudes
(affaire Enron...). Le "mai 68" des entreprises qu’a été la période de la bulle Internet s’est terminé,
cette fois, par la victoire de l’ancien monde sur la "nouvelle économie", laissant des centaines de
jeunes "entreprenautes", qui se voyaient déjà riches et célèbres, sur le carreau.

Les promesses de la mondialisation, qui justifiaient la modernisation indispensable engagée dans
les années 1980, se sont souvent révélées des mensonges. Le pacte implicite conclu avec les
salariés était le suivant : vous perdez les emplois sous-qualifiés, mais vous allez gagner des emplois
qualifiés. L’Occident sous-traite la production de masse dans les pays émergents, et garde la haute
main sur la partie noble de l’activité : technologie, recherche, design, marketing, développement
des marques, distribution...

Las ! La globalisation est un moloch insatiable. La délocalisation n’épargne aucun domaine. Après
l’industrie, la recherche et les services prennent à leur tour le chemin des pays en voie de
développement. Dès lors, pourquoi être fidèle à une entreprise qui peut, à tout moment, vous licencier
pour partir sous d’autres cieux ?

En France, les chefs d’entreprise ont perdu leurs relais avec leurs salariés et, au-delà, avec la
société civile. La défiance à l’égard des syndicats semble n’avoir d’égale que celle qui touche
les partis politiques. Les jeunes syndicalistes qui prennent la relève, à la CGT notamment, se
montrent plus radicaux que leurs aînés. La tentative de transformer les salariés en actionnaires s’est
dégonflée avec la bulle boursière, laissant des milliers d’employés sévèrement échaudés, sinon
ruinés, par la chute des cours de Bourse de "leur" entreprise, et des retraités appauvris par la
dégringolade des fonds de pension.

RÉSONANCES NÉGATIVES

Même les marques, qui faisait la force des entreprises, sont désormais prises à partie pour leur
hégémonie dans le paysage et les habitudes des consommateurs. La profession publicitaire, si prisée
dans les "années Séguéla", a perdu de son prestige auprès des jeunes. Les "valeurs" qu’est censée
véhiculer une marque se chargent de résonances négatives dès lors que la société qui est derrière
ne les respecte pas elle-même, en licenciant, par exemple, au seul prétexte d’améliorer les
résultats financiers.

Cette désaffection à l’égard de l’entreprise est un risque pour la croissance à long terme. Un
ministre a senti ce danger, Renaud Dutreil, le secrétaire d’Etat aux PME, au commerce et à
l’artisanat. Ses opérations séduction en direction de la banlieue - sur le thème, en substance : "Pour t’en
sortir, crée ta boîte dans ta cité" -, le lancement du "Créabus" en janvier 2004, qui sillonnera
la France en quête des entrepreneurs de demain, pourraient là-aussi prêter à sourire.

M. Dutreil n’en a cure : redonner aux jeunes le goût de l’entreprise, prêche-t-il, est l’ultime
sinon le seul moyen de remettre en marche "l’ascenseur social". Un activisme qui commence
manifestement à porter ses fruits : à la fin septembre, selon l’Insee, les créations d’entreprises en France
étaient en hausse de 9,4 %, atteignant 194 000 en rythme annuel, soit des niveaux comparables à
ceux des années 1980.

Quant au patronat, ses tentatives d’entrisme dans l’éducation nationale - via l’opération "Le
Medef voit jeune" ou "La Semaine école et entreprise" - se heurtent à la résistance quasi idéologique
d’une partie du corps enseignant. Il est vrai que, tout à sa vindicte contre les "avantages
acquis" des salariés, le Medef n’a pas contribué à redorer le blason des entreprises et des
entrepreneurs, priorité pourtant d’Ernest-Antoine Seillière lors de sa refondation du vieux CNPF.

A l’heure où l’on parle beaucoup de l’attractivité du territoire, peut-être faut-il se pencher sur
l’attractivité des entreprises elles-mêmes.

Pascal Galinier