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La nouvelle gauche radicale en chemin

Publie le lundi 12 janvier 2004 par Open-Publishing

Le président a pontifié, les politiques de droite et de gauche se sont
congratulés, les médias ont médiatisé... Et si, dans l’inconscience la plus
crasse, nos "élites" avaient ainsi préparé des lendemains électoraux
prometteurs au Front national ?

Depuis septembre 2003, le foulard islamique est devenu la controverse
principale de notre pays. Cela survient après vingt ans d’ethnicisation du
débat politique par le FN et le regain d’islamophobie qui a suivi le 11
septembre 2001, le tout réactivant un inconscient colonial. Nombre de nos
concitoyens ne sont-ils pas alors prêts à penser que la "question ethnique"
en général et l’islam en particulier sont au c¦ur des "problèmes" de la
société française ?

Depuis la fin des années 1970, des millions de travailleurs et de jeunes
sont soumis au chômage de masse et à la précarisation. L’échec scolaire
frappe les plus démunis. La violence sociale s’abat toujours sur les mêmes,
et davantage sur les femmes. Une discrimination raciste à l’embauche est
devenue presque "normale". La relégation spatiale a créé des quasi-"ghettos"
dans lesquels on envoie des policiers face à une minorité de jeunes qui
retournent la marginalisation subie en violence contre les institutions,
mais aussi contre leurs s¦urs et leurs frères en misère.

Et pourtant... on préfère se focaliser sur quelques dizaines de cas
difficiles dans nos écoles concernant le port du foulard islamique ou sur un
intellectuel suisse entre deux eaux : celle d’un islam communautariste qui
fait de la religion la coordonnée centrale des personnes et celle des
valeurs égalitaires et individualistes des Lumières progressistes.

De bonnes raisons ont parfois alimenté la cristallisation
politico-médiatique. De bonnes raisons laïques et féministes notamment. Mais
de louables intentions ne suffisent pas en politique. Machiavel nous a
appris qu’elles rencontraient des circonstances qui ne dépendaient pas
d’elles et qui les entraînaient bien loin de leurs souhaits, parfois même à
l’opposé. Dans sa célèbre conférence sur "Le métier et la vocation d’homme
politique" (1919), Max Weber en a tiré une règle sociologique : "Le résultat
final de l’activité politique répond rarement à l’intention primitive de
l’acteur."

Le choc d’intentions plurielles et contradictoires dans des circonstances
aux logiques propres provoque des effets qui n’avaient été voulus par
personne. C’est pourquoi Weber pensait que l’éthique de la conviction (ne se
préoccupant que de l’affirmation de principes) ne pouvait suffire et devait
être équilibrée par une éthique de la responsabilité (interrogeant les
effets de son action sur la réalité).

Mais combien d’hommes politiques et de journalistes ayant participé au
récent emballement ethnicisant ont-ils même affirmé par là de sincères
convictions ? "Coups politiques" dans le jeu de quilles des présidentiables
ou réactions à de mauvais sondages, pour les uns, images-chocs pour le "20
heures" et Audimat, pour les autres, semblent des motivations plus
probables.

Les professionnels de la politique et de la communication ont reconduit des
erreurs périlleuses, assez similaires à l’entretien de la thématique
sécuritaire pendant la campagne de la dernière élection présidentielle. Dans
un climat d’ethnicisation intense, il suffisait alors que l’on dise "les
jeunes" pour que beaucoup entendent "les jeunes Arabes délinquants".

De nouvelles approches en sciences sociales, dites "constructivistes", nous
ont appris que les clivages principaux qui structurent une société ne
relevaient pas d’abord de données "objectives", mais d’une construction
sociale, et notamment d’un travail politique collectif.

Clivage national-racial (selon une opposition Français-étrangers au sens des
apparences "ethniques") contre clivage de la justice sociale (en termes
d’inégalités de ressources) : quel sera le clivage pertinent pour penser la
société française, son avenir et les politiques publiques à mener ? Le
premier a pris la corde grâce à un consensus irresponsable entre la droite
et la gauche.

Contrairement aux stigmatisations courantes ("extrémisme", "manichéisme",
"gauchisme", etc.), la gauche radicale a su, quant à elle, faire preuve
d’esprit de responsabilité. Hostile au port du foulard pour des raisons
féministes, elle n’a pas voulu ajouter par une loi la stigmatisation à la
stigmatisation, l’arsenal juridique disponible lui paraissant suffisant.
Pour la gauche de gauche, la question sociale doit occuper, dans un cadre
démocratique et pluraliste, le c¦ur du débat public, afin de faire reculer
l’ethnicisation. L’accord entre la Ligue communiste révolutionnaire et Lutte
ouvrière pour les élections régionales et européennes incarne la recherche
d’un tel sursaut.

Pour que le trio infernal constitué par l’hégémonie sociale-libérale sur le
champ politique (de la droite raffarinisée à la gauche hollandaise), le
retrait massif de la politique et l’ethnicisation bénéficiant au Front
national ne nous conduise pas dans le mur.

Si l’on en croit de récentes études d’opinion, une part significative de
l’électorat établit justement sa confiance dans l’"extrême gauche" pour
réaliser de vraies réformes de gauche, et non pour installer je ne sais quel
désordre. Le désordre social et les menaces sur la démocratie sont déjà là,
dans le jeu routinisé de l’alternance de la gauche et de la droite
classiques.

Certes, il s’agit de faire place aux nouveaux visages de la question sociale
 : pas seulement l’écart qui s’est creusé entre les revenus du capital et
ceux du travail, mais aussi la domination masculine, les inégalités
culturelles, les discriminations "ethniques" ou homophobes, le développement
de la grande pauvreté, l’individualisation des situations, la fracture
écologique, le déficit citoyen, etc.

Dans l’alliance électorale entre LO et la LCR, la première incarne surtout
une aspiration traditionnelle à la dignité sociale, tandis que la seconde
s’ouvre aux nouvelles problématisations. Rien n’émerge du néant sans racines
dans des traditions - inerties incluses. Ainsi, la gauche de la gauche a
également des angles morts à explorer. Des symptômes sont dès à présent
perceptibles à travers :
 des visions simplistes des médias en termes de "complot" et de
"propagande" (ne rendant pas suffisamment compte de leurs contradictions) ;
 une certaine timidité dans la lutte contre la recrudescence de la
judéophobie (témoignant de résistances à mener le combat quand des opprimés
sont à l’origine de saloperies) ;
 la difficulté à assumer une composante répressive dans une politique
globale de prévention face à une minorité délinquante participant à la
déstructuration des cités populaires ;
 les hésitations quant au soutien au pacte de Genève pour une paix au
Proche-Orient (alors que la priorité légitimement accordée à la défense des
droits nationaux bafoués des Palestiniens peut être articulée au souci de
préserver la sécurité des Israéliens).

Ce n’est donc pas tout à fait demain que la nouvelle gauche radicale
émergera de l’ancienne "extrême gauche". Mais, dans le tâtonnement, au
risque de l’erreur, consciente de l’imperfection de toute réalité humaine,
ayant abandonné de vieux rêves d’absolu qui se sont révélés des impasses,
elle est sur le chemin. La candidature d’Olivier Besancenot lors de la
dernière élection présidentielle a seulement commencé à pointer un horizon.

Le pire n’est pas inéluctable.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de
Lyon, militant de la Ligue communiste révolutionnaire

LE MONDE