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Cancun, une victoire pour qui ?

Publie le jeudi 22 janvier 2004 par Open-Publishing

Compte-rendu du séminaire organisé par la Friedrich Ebert Stiftung et Focus on the Global South, le 19 janvier.

Intervenant en premier, Rafael Alegria, secrétaire exécutif de Via Campesina, est revenu sur l’histoire des mobilisations contre l’OMC depuis Seattle, constatant que, depuis lors, la ligne néo-libérale de l’OMC n’a pas réussi à s’imposer. De Doha, en passant par le Sommet de la FAO à Rome, jusqu’à Cancun, les mouvements paysans ont été parmi les plus nombreux à s’organiser pour s’opposer à la libéralisation du commerce, telle que l’agenda de l’OMC l’avait prévue. C’est déjà une première victoire, reconnaît-il, obtenue grâce à la construction d’une alliance entre tous les mouvements sociaux sur cet objectif. Il considère que c’est le refus des Etats-Unis, de l’Europe et des multinationales d’admettre un compromis qui a précipité l’échec des négociations à Cancun.

Le fait qu’il n’y ait pas eu d’accord signé à Cancun est certes une victoire, mais il n’y a pas à baisser la garde et la vigilance doit s’exercer en particulier contre tous les accords commerciaux bilatéraux ou régionaux qui procèdent de la même intention néo-libérale que l’OMC. Est-ce que cette dernière est appelée à disparaître ? Rafael Alegria estime que l’organisation est « mourante » et qu’en renforçant la confrontation, l’OMC devra renoncer à se considérer comme légitime pour négocier des accords dans le domaine agricole.

Prochaine étape, la réunion des ministres qui doit avoir lieu en octobre prochain à Hong-Kong. Via Campesina se prépare déjà à ce rendez-vous qui devrait rassembler des militants asiatiques en grand nombre.

Willie Madisha, de la Confédération des syndicats sud-africains (COSATU), impute également l’échec de Cancun aux pays occidentaux qui ont ignoré jusqu’aux engagements pris à Doha de s’intéresser aux problèmes de développement du Sud. Plus nuancé que le précédent orateur dans son évaluation, il estime qu’il est trop tôt pour dire si Cancun a été une victoire ou non pour le mouvement social, car, dit-il, les situations de blocage font partie du jeu des négociations et n’affectent sans doute pas réellement l’équilibre des pouvoirs… Néanmoins, l’impasse de Cancun a eu au moins ce résultat positif de renforcer l’unité du Sud : pour la première fois, le Nord s’est retrouvé en face d’un bloc uni de pays refusant les concessions.

Pour l’avenir, W.Madisha insiste sur la nécessité pour le mouvement social de clarifier ses exigences (« nous sommes plus clairs lorsque nous nous opposons que lorsque nous proposons ») et sur celle de redéfinir le rôle de l’État face au développement capitaliste. L’État doit en particulier avoir le pouvoir de protéger les industries naissantes et les services publics, de mieux contrôler les flux financiers et d’imposer des règles aux investisseurs. Pour échapper aux tentations du bilatéralisme, auxquelles les pays du Sud ont du mal à résister en raison du chantage exercé sur eux par les grandes puissances, il faut, dit-il, s’assurer que le Nord reste autour de la table. La vigilance doit donc dorénavant s’exercer avant tout sur ces accords bilatéraux (comme celui existant entre les Etats-Unis et l’Afrique du Sud) qui, si on n’y prend garde, finiront par diviser le Sud.

Dot Keet a ensuite pris la parole au nom du réseau Africa Trade Network (Afrique du Sud) pour nous donner sa propre évaluation des suites à apporter à la mobilisation contre l’OMC. Selon elle, la principale leçon à tirer de Cancun est que, s’ils veulent se défendre, les pays du Sud doivent désormais adopter une stratégie plus sophistiquée, en se regroupant et en négociant préalablement entre eux. Comme l’orateur précédent, elle estime qu’il faut améliorer les méthodes de travail, en mettant en place des groupes de travail mixtes (experts, mouvements sociaux, syndicats, représentants des pays du Sud) qui puissent ensuite faire pression sur les gouvernements et les institutions internationales. « Si la bataille idéologique a été gagnée ces cinq dernières années, il nous reste à gagner celle du pouvoir »… Car le problème prioritaire reste celui du développement et non pas celui de l’échange. Et si, en dernière instance, l’OMC doit être maintenue, ce devra être de façon subordonnée aux autres institutions et à un système de gouvernance globale et démocratique.

Lawrence Egulu (Kenya), du bureau régional africain de la CISL, a lui aussi stigmatisé le renoncement aux promesses de Doha. Comme dans une volonté de provocation, l’OMC a oublié à Cancun son engagement à progresser sur les médicaments génériques et celui d’inclure la société civile et le BIT dans les négociations.

Alicia Castro, vice-présidente de la Fédération internationale des ouvriers du transport et députée argentine, s’est arrêtée sur la crise de légitimité des institutions financières internationales. En précipitant la crise argentine, les IFI en ont apporté à la fois la démonstration douloureuse et celle de leur capacité à détruire des économies. L’oratrice a insisté néanmoins sur le besoin de règles communes concernant le commerce international, la souveraineté alimentaire, l’accès à l’eau et les droits des travailleurs.

Cho Hee-Ju, vice-président de la Confédération coréenne des syndicats (KCTU), revendique clairement comme une victoire l’échec de Cancun, où les militants coréens s’étaient déplacés en nombre. Le suicide de leur camarade Lee les a encouragés à développer encore leur mobilisation. Il précise d’ailleurs qu’en 2003, beaucoup de syndicalistes coréens se sont suicidés pour les droits du travail et les droits de l’homme : « nous devrons toujours nous en souvenir pour qu’ils ne soient pas morts en vain »…

Asbjorn Wahl, de l’organisation « Our World is Not for Sale » (Norvège), estime qu’entre continuer le processus de Doha ou aller à la rupture, il n’y a pas de troisième voie possible. Peu optimiste, il estime que les rapports de forces actuels n’autorisent pas un succès du mouvement social. Et si Doha a été une victoire, c’est une victoire défensive, car rien ne s’est amélioré depuis. Dans ce contexte, l’OMC doit être remise en perspective : elle n’est pas la source du mal mais son instrument. Ce à quoi il faut se confronter vraiment c’est au néo-libéralisme, aux institutions financières internationales et aux multinationales, car c’est seulement ainsi que l’équilibre des forces qui utilisent l’OMC pourra être modifié. Et pour cela, trois stratégies s’offrent au mouvement social : « s’organiser, s’organiser et s’organiser… ».

La toute dernière oratrice, Julia Di Giovanni, de l’Alliance sociale continentale (Mexique), a illustré son propos en décrivant l’impact de Cancun sur le Brésil. Dans ce pays, les discussions bilatérales et régionales ont gagné en importance dans la stratégie américaine. Quant au gouvernement brésilien, s’il est plus ouvert aux demandes de la société civile, il soutient pourtant le modèle du libre-échange. Grâce à l’élection de Lula, le Brésil est venu à Cancun avec une stratégie nettement différente par rapport aux précédentes réunions ministérielles, avec les conséquences que l’on connaît. Elle aussi insiste sur la nécessité d’adopter des attitudes offensives globales, à la fois contre l’OMC, les IFI, les politiques d’ajustement structurel du FMI, etc. Enfin, sur l’importance qu’il y a à toujours pointer les problèmes à partir de la vie quotidienne qui est celle de la majorité de la population des pays du Sud : « si nous voulons qu’ils soient à nos côtés, il faut que nous sachions bien ce qui se passe dans la vie des gens ».

Auteur : Isabelle