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Une interview de Lilian Thuram

Publie le jeudi 8 février 2007 par Open-Publishing
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Le jour où Sarko m’a fait peur...
C’était le 25 novembre 2005, juste après les émeutes de banlieue. Le défenseur de l’équipe de France de foot se retrouve devant le ministre de l’Intérieur. Ce face-à-face-là, il ne l’a pas encore digéré. Aujourd’hui, il se souvient et... attaque

Le Nouvel Observateur. - Vous affirmez que Nicolas Sarkozy a « une vision racialedes gens ». Vous pensez vraiment que Sarkozy est raciste ?
Lilian Thuram.-Je crois qu’il voit vraiment les gens en fonction de leurs origines. C’est sa vision de la société. Son communautarisme en découle. Je n’ai rien contre lui personnellement. Mais je pense sincèrement qu’il joue avec les préjugés et les peurs, qu’il les alimente et les exacerbe.

N. O.-Le connaissez-vous assez pour êtreaffirmatif ?
L. Thuram.- Je le lis, je l’entends. Je l’ai rencontré. Cette rencontre m’a profondément marqué. C’était le 25 novembre 2005, après les émeutes de banlieue. J’avais dit publiquement le mal que je pensais de ses sorties sur « les racailles ». Je pensais qu’il ne savait pas le poids de certains mots... C’est lui qui m’a fait appeler. J’ai accepté de le voir, même si quelques amis me l’avaient déconseillé. Je ne les ai pas écoutés : je pense qu’il ne faut jamais refuser la discussion. Je ne voulais pas rester sur un malentendu, mais au contraire lui expliquer que ses propos risquaient de réveiller le racisme latent de la société française.

N. O.-Comment s’est passée votre rencontre ?
L. Thuram.- Aujourd’hui, en y repensant, je me dis qu’il l’a prise comme un défi. Ses premiers mots, en me serrant la main, ont été : « Même quand je suis devant un plus grand que moi, je ne bouge pas d’un iota. » Ça m’a fait sourire. Ensuite, il s’est mis à m’expliquer la banlieue. Visiblement, il pensait que j’étais déconnecté. Un footballeur millionnaire... Il me parlait de chiffres, de délinquance, d’agressions. J’ai essayé de lui parler de l’injustice sociale. J’ai voulu lui expliquer les halls d’immeuble. Je lui ai dit que, souvent, les jeunes se retrouvaient là parce qu’ils n’avaient pas d’autre endroit pour discuter. Moi-même, avec ma future femme, quand on était jeunes, on allait réviser nos cours dans la cage d’escalier parce que chez nous, il n’y avait pas de place. C’était un prolongement de l’appartement. On dit souvent que les jeunes traînent en bande... Moi aussi, je tournais à Fontainebleau avec mes copains. On restait dans la rue parce que nous n’avions pas les moyens d’aller au café. Mais nous avions bien le droit d’aller en ville, nous aussi, même si nous n’avions pas de sous ! J’ai perdu cette habitude quand je suis devenu footballeur stagiaire à Monaco. Je pouvais me payer le café, je ne comprenais plus qu’on puisse tourner pendant des heures... J’étais passé de l’autre côté !

N. O.- Il vous a entendu ?
L. Thuram.- Je crois. Il m’a même demandé de saluer mon épouse ! Ensuite, il s’est mis à parler des caméras de surveillance. Il m’a expliqué qu’il fallait en mettre dans les quartiers. Ça m’a indigné. Je l’ai coupé. « Mais attendez Monsieur Sarkozy, les plus gros bandits, ils ne sont pas en banlieue. Ils sont peut-être à Neuilly ! » Je n’avais pas dit Neuilly pour le provoquer. Mais il a dû le prendre pour lui. Il m’a répondu : « Monsieur Thuram, ce sont les Noirs et les Arabes qui créent des problèmes en banlieue. » Je lui ai dit : « Ceux qui créent les problèmes en banlieue, ce ne sont pas les Noirs et les Arabes, ça s’appelle les délinquants. »

N. O.-Vous étiez en colère ?
L. Thuram.- Non, j’étais stupéfait. Je me demandais si ça arrivait vraiment, si c’était une mauvaise blague. Je me suis demandé s’il réalisait ce qu’il disait. S’il réalisait même à qui il parlait ? Je suis noir, et il me disait ça, à moi ? Cela m’a travaillé des semaines, des mois après l’avoir vu. Aujourd’hui encore, je me sens mal en y repensant. C’était trop dur, trop gros.

N. O.- Etait-ce vraiment l’expression d’une pensée raciste, ou une manière de vous affronter ?
L. Thuram.- Attendez. Si un homme politique est capable de dire n’importe quoi pour remporter un duel verbal face à un footballeur, on peut se poser des questions. Sur son sang-froid. Sur sa capacité à se maîtriser. Quand on s’est quitté, il m’a dit : « Je serai président de la République ! »

N. O.- Mais vous-même, vous n’êtes pas très modéré lorsque vous parlez de Nicolas Sarkozy !
L. Thuram.- La question n’est pas de dire « Monsieur Sarkozy n’est pas raciste », mais d’observer ce qu’il construit, ou ce qu’il tolère. Il a expliqué qu’Alain Finkielkraut faisait honneur à l’intelligence française juste après sa sortie sur l’équipe de France « black-black-black », qui « faisait ricaner toute l’Europe ». C’était vraiment le moment de le soutenir ?

N. O.-Sarkozy n’est pas responsable des propos de ses partisans...
L. Thuram.- Mais lui-même joue sur les sentiments de rejet - ou bien, il les nourrit. Quand il oppose son « immigration choisie » à « l’immigration subie », il suggère que les enfants d’immigrés qui vivent déjà avec nous sont « subis », une gêne. Qu’ils sont de trop ! Et quand ses amis m’ont attaqué pour avoir offert des places au Stade de France à des squatters de Cachan, c’était indigne. Cela fait des années que j’invite des gens, sans en parler. A Cachan, des sans-papiers ont eu peur d’accepter notre invitation, à Patrick Vieira et à moi : ils croyaient qu’on allait les arrêter au stade ! Aujourd’hui, des politiciens jouent avec la vie des gens. Quand on est sans-papiers, on peut tout aussi bien crever. C’est ainsi que l’on éduque les Français ? C’est ce qu’on veut apprendre à nos enfants ?

N. O.-Vous avez l’impression d’une France raciste ?
L. Thuram.- Au contraire, la France assume mieux son passé et sa diversité. Mais le racisme est renforcé par des politiciens ou des intellectuels qui oublient leur responsabilité. Compter les Noirs en équipe de France est une perversion. Il pourrait y avoir onze joueurs noirs sur onze, ou zéro sur onze, ça n’aurait aucune importance. On se compte, on compte les autres, on invente des quotas, on s’organise en communautés fermées. Je suis totalement fier d’être français et totalement pénétré de mon identité noire et antillaise. Mais cela ne doit pas être prétexte à rejeter les autres. Vous savez, on trouve des irresponsables partout - également aux Antilles : les propos de Raphaël Confiant sur les juifs « inommables » valent bien les imbécilités de Finkielkraut ou de Georges Frèche.

N. O.-En attaquant Sarkozy, vous jouez le jeu de la gauche ?
L. Thuram.- C’est complètement stupide ! Je ne veux pas qu’on me mette dans une case. Je ne me sens ni de gauche ni de droite. J’ai siégé au Haut Conseil à l’Intégration avec des gens de gauche et de droite. J’ai effectivement rencontré Ségolène Royal, à sa demande, comme j’avais vu Sarkozy à son invitation. Elle revenait des Antilles, nous avons surtout parlé de cela. Contrairement à ce que j’ai lu, je n’irai pas au forum participatif des socialistes sur le sport. Ça ne m’a même jamais traversé l’esprit. Je suis comme tous les Français, qui attendent que les politiciens s’occupent des problèmes des citoyens. Je voudrais que les gens « responsables » nous éduquent, nous incitent à nous comprendre et à nous respecter. Qu’ils travaillent à unir la France et les Français au lieu de profiter de nos divisions. N’ayons pas la mémoire courte. Il y a cinq ans, tout un peuple était descendu dans la rue contre l’extrême-droite. Aujourd’hui, le racisme est latent. Et malheureusement, on l’accepte comme une fatalité. C’est contre cela qu’il faut se battre.

Claude Askolovitch
Le Nouvel Observateur (site Internet)

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