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Paroles Ouvrières

Publie le vendredi 13 février 2004 par Open-Publishing
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Invitation à la
lecture

« Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes... »

Paroles Ouvrières de Frédéric H. Farjadie édité aux
Mille et Une Nuits (10 euros)
Ecrit par Frédéric sur et avec les salarié-e-s de Metaleurop
Les droits d’auteur sont intégralement reversés à l’association "Choeurs de Fondeurs"

Introduction de Frédéric Farjadie

Ici, c’est un peu comme pendant une guerre, un matin de trêve, une paix incertaine,
mais l’issue n’est pas douteuse. Et je songe en effet à La Chanson de Craonne
qui fournit le titre de ce chapitre inévitable, mais que je souhaite le plus
bref possible.
Premier mai 2003, sur le site de Metaleurop ex-Penarroya, ex-première usine en
Europe pour le traitement du plomb, ex-légende ouvrière. Le ciel est bas, plutôt
changeant. Il a plu, puis on est passé au bleu moucheté de petits nuages blancs
délicats comme des dentelles de dessous féminins. Il en sera ainsi de cette alternance
toute la journée.
Je me tiens un peu à l’écart. C’est sans doute la dernière fois que je viens
ici. Tout se fige déjà en cet endroit que j’ai connu voici peu si agité, si bouillonnant,
lorsque plusieurs centaines d’ouvriers s’y réunissaient avant de se lancer dans
l’une de leurs actions exemplaires qui donnaient le vertige aux masses et des
vapeurs aux patrons.

J’ai vu brûler les chariots élévateurs et la fièvre qui prenait chacun lors de
ces instants magiques, quand la violence révolutionnaire des métallos rend coup
pour coup à la violence patronale. Les drapeaux rouges du Parti communiste et
ceux du Parti socialiste claquent au vent. Après la minute de silence à la mémoire
de tous les ouvriers tués ici depuis cent neuf ans, décapités par les machines,
pulvérisés par les explosions de four ou brûlés vifs comme de l’amadou par les
métaux en fusion à plus de mille degrés, la fanfare joue L’Internationale. Je
suis de ceux, je l’avoue, dusse-je en être puni par de récentes lois scélérates,
que La Marseillaise laisse de glace mais qui sont toujours profondément émus
par L’Internationale, ce vieux chant révolutionnaire qui fut, dans l’Histoire,
entonné par des centaines de millions d’hommes qui voulaient changer la vie et
faire chanter les matins de Paris à Berlin, de Londres à Moscou, en passant par
Pékin, Mexico, Budapest, Madrid, Turin... Que reste-t-il de tous ceux-là, de
tous ceux qui y ont cru, de tous ces camarades inconnus et que pourtant j’imagine
tels des frères dont nous n’avons pas su, les défaites succédant aux débâcles
depuis trente ans, préserver l’héritage historique ?

Metaleurop Nord devait disparaître, on y était trop dignes, on donnait le mauvais
exemple. Ici, nul ne songeait à se prostituer dans les « reality-shows » d’une
télé pourrie ; on était simplement fier d’appartenir à la classe ouvrière, de
travailler dans une usine d’élite, de produire de la richesse en espérant qu’elle
serait un jour répartie avec davantage de justice.
C’est fini, la fanfare ouvrière s’est tue. Il y a un flottement. Ceux de la chorale
venue de Lorient et qui ont arraché des larmes en chantant tout à l’heure La
Butte rouge sont les premiers à quitter les lieux. Les élus suivent, le mouvement
se précipite. J’hésite à partir, je suis ce genre de types qui s’en va toujours
dans les derniers. Derrière moi, le site de trente-huit hectares devient le territoire
des vigiles et de leurs chiens policiers : pas un regard vers ces flics privés,
mais au-delà, ce site fantastique, cette légende prolétarienne une dernière fois...
Là-bas, le siège avec en chiffres de céramique blanche sur fond bleu la date
de la fondation : 1894. Quelques arbres poussés on ne sait comment, un peu ridicules
entre le gigantisme des châteaux d’eau, de la tour à plomb de chasses et des
cheminées des fours. La cantine, long bâtiment plat, siège des assemblées générales,
des cafés à vingt centimes et des sandwichs à prix coûtant servis par des femmes
toujours souriantes, quelle que soit l’issue des combats. Des femmes qui avaient
accroché une banderole derrière le comptoir : « Courage, les mecs, les femmes
sont avec vous ! » La seule banderole du site où l’on pouvait voir, peinte en
bleu, une petite fleur. Nom de dieu, que c’est beau. Et que serions-nous sans
les femmes, sans leur douceur aux instants de répit et leur détermination sans
faille dans la lutte ?
Ailleurs, les bombages oscillent entre colère et espoir et, comme un cri qui
sonne tristement aujourd’hui, ce leitmotiv : « Metaleurop vivra ! » L’espace
est hachuré de voies ferrées qui ne mènent plus nulle part, et les wagons abandonnés
comme pour une alerte aérienne semblent des proies faciles pour la rouille du
temps qui passe lors de lendemains incertains.

Les prédateurs, tous ces requins de la finance qui précèdent les vautours du
dépeçage avec la complicité des chacals des médias, ont gagné. Le capitalisme « mondialisé » triomphe,
et la barbarie avec lui, tandis que nos élites, lourdement absentes, nous parlent
toujours d’ailleurs, loin, très loin... comme en Afghanistan ou en Irak, d’autres élites
devaient parler de la cruauté dont étaient victimes les ouvriers de Metaleurop
Nord ! C’est le nouveau job des élites que de nous parler toujours d’ailleurs,
afin qu’il ne nous vienne pas l’étrange idée de nous révolter contre nos propres
exploiteurs, ici et maintenant.
Et comme les prétendues « élites » n’hésitent pas sur les heures sup’ (c’est
dans leur idéologie), accessoirement, elles jouent sur les mots avec la vie des
autres. La criminelle négligence patronale équivaut à un assassinat, mais cela
devient « un accident du travail ». Quand pour leurs seuls profits les financiers
mènent une population au chômage et au malheur, il s’agit seulement d’une « logique économique ».
Qu’ils ne s’étonnent donc pas de soulever une véritable colère chez ceux qu’ils
exploitent, et qu’ils se désolent en constatant que cette colère individuelle
peut se muer en haine de classe et en révolte organisée chez ces travailleurs
qu’ils traitent avec un tel mépris. Des ouvriers, dont certains connaissaient
mes livres, m’ont fait venir sur le
site de Meta-leurop Nord, m’ont parlé et m’ont choisi pour donner une forme écrite à leur
mémoire. C’est ma seule légitimité, elle vient d’eux. Je ne leur ai pas caché la
vérité sur mon passé, que j’avais au temps jadis été militant communiste pro-Chi-nois,
ce qu’on appelait, avec des intonations très variables dans la voix, un « maoïste ».
Et que je ne regrette rien, même si je me suis en partie trompé. Au moins ai-je
fait quelque chose de mes vingt ans. Aujourd’hui, nous en sourions.

Ici, aux yeux de l’Histoire, nous sommes tous des vaincus et cela nous rapproche.
Mais
si mon histoire n’est pas l’objet de ce livre, la leur a au moins une portée
universelle, car elle démontre, presque trente ans après Lip, que la classe ouvrière
est restée extraordinairement combative et, fait de plus en plus exceptionnel,
ne renonce pas à sa dignité. Accessoirement, comme me l’a dit l’un des ouvriers,
on peut perdre une lutte et gagner autre chose : sa propre estime.
Le livre soulève plusieurs questions. L’une d’elles, fondamentale, ne pourra
pas toujours être escamotée. Faire l’économie de la réponse serait une perte
de temps dommageable aux forces progressistes de ce pays. Ainsi, à voir le mépris
et la haine que soulèvent les Verts, devrons-nous nous poser le problème de l’articulation
entre la revendication de la préservation environnementale, voire de la santé publique,
et la défense de l’emploi directement menacé par les exigences basiques de l’écologie.
Sans vouloir outrepasser mon rôle en avançant des solutions, il me semble cependant
clair, dans le cas de Metaleurop Nord, que les Verts auraient sans doute gagné en
crédibilité et facilité le dialogue s’ils avaient pris en compte le contexte économique
et fait montre d’un moindre maximalisme, lequel s’accordait mal avec les réalités
dramatiques des ouvriers de Metaleurop Nord. D’autant moins, au reste, que les
ouvriers avaient le sentiment, pour reprendre l’expression de plusieurs d’entre
eux, de « défendre leur peau ». Il est des cas, et cela s’apprend, où la « Cause
du Peuple » requiert davantage l’écoute que les grandes envolées lyriques, le
dialogue que les anathèmes dogmatiques et la conciliation plutôt que l’excommunication...
Car à quoi bon une planète propre comme les WC d’un Hollandais ou le vanity-case
de Dominique Voynet si un grand nombre de femmes et d’hommes crèvent de faim
et de misère ?

Les rencontres avec les salariés de Metaleurop Nord n’avaient pas lieu dans le
vaste bureau obligeamment mis à ma disposition par le maire de Courcelles-lès-Lens,
ni dans la salle des mariages que je pouvais utiliser tout à loisir lorsqu’elle était
libre, cas assez fréquent comme on l’imagine bien. Avec l’assentiment de mes
interlocuteurs, j’avais installé une petite table et mon magnétophone dans un
coin du hall du premier étage, à quelques mètres seulement de l’endroit où se
réunissent les instances des sept cents membres de l’association Chœurs de fondeurs,
constituée des anciens salariés de Metaleurop Nord. Ainsi les entretiens se déroulaient-ils à la
vue de tous, chacun pouvait s’approcher, participer, hocher la tête, sourire.
Pas d’ambiance de confessionnal, donc, car je n’aurais su, par manque de pratique,
quelle attitude y adopter...
Mes questions n’apparaîtront pas ici, seules les réponses comptent. Ni les relances
que je proposais, ni certains silences que je dois respecter. Comme n’apparaîtront
pas les sourires épanouis, les regards lumineux et parfois les voix qui se brisent
ou les larmes de mes interlocuteurs qui me laissaient dans le plus profond désarroi.
Il manquera des choses, dans ce livre, car on ne peut pas tout dire des impressions
fugitives qui vous traversent tels des feux follets. Ce que Graham Greene appelait « le
facteur humain »... Ainsi « l’accent » des gens du Nord, les « ducasses » dans
les petits patelins où l’on mange avec les doigts des frites, des moules et des
gaufres tandis que la fanfare joue Le P’tit Quinquin. Une chaleur humaine immédiate.
Des gens que je n’avais jamais vus venant me serrer la main, à moi, un inconnu,
au motif que j’étais seul avec mon sac de marin sur l’épaule et que j’avais l’air
un peu perdu. Quoi qu’on dise, ici l’étranger n’est pas rejeté, car si ce n’est
qu’un homme qui passe, il s’est cependant arrêté quelques instants chez vous.
C’est un pays où l’on adopte les chiens perdus, qui se perdent de nouveau et
sont adoptés ailleurs, parfois par le voisin. Ici, on a le sens du bonheur parce
que le malheur, de grèves sanglantes en vie de misère, de chômage en guerres
et en occupations étrangères, on connaît trop bien. Et puis les femmes sont très
belles, mais l’étranger l’apprend bien vite : une fille du Nord ne quitte pas
son pays.

Voilà, c’est comme ça. Ce coin du Nord est un peu d’un monde chaleureux et solidaire
qu’ailleurs on perd de vue, un monde haï et qu’il faut détruire pour ceux qui
nous concoctent un petit enfer sur mesure où nous serons isolés et donc vulnérables,
car c’est le but de la manœuvre. Il ne suffit pas au capitalisme international
de bouleverser l’infrastructure économique,
ni de modifier à son avantage le mode de production : il veut davantage, s’attaquer à la
superstructure, changer l’homme, la société, la vie, le quotidien et les valeurs,
tout ce qui tendait à la solidarité, au collectif et au bien commun puisque dans
nos conceptions l’homme ne peut être un loup pour l’homme, ni les rapports qui
régissent nos relations un état de guerre permanent. A croire que dans les bureaux
d’études de la mondialisation ultra-néolibérale où l’on peaufine l’offensive
générale capitaliste, on a lu attentivement Karl Marx et Mao Tsé-Toung pour altérer
leurs théories en dénaturant les moyens afin d’inverser les objectifs. A ceux
qui ne font rien et me diront, comme ils le font depuis toujours : « À quoi
bon ? », je conseillerai de lire ce livre. Ils y découvriront, au moins, ce qu’ils
ne seront jamais : des hommes qui savent dire « non » et n’hésitent pas à se
battre.

Remerciements
L’association Colères du présent a pour but, d’une part, de promouvoir l’écriture
et la littérature d’expression populaire et de critique sociale et, d’autre part,
de lutter contre l’exclusion culturelle en donnant la parole à ceux qui ne l’ont
pas - ou peu.

À ce titre, elle propose des rencontres avec des auteurs, des ateliers d’écriture,
un concours de nouvelles, diverses résidences d’auteurs, ainsi qu’un salon du
livre d’expression populaire et de critique sociale chaque 1er mai à Arras. Notre
association, proche du mouvement social, tente d’intervenir et de réagir rapidement
par des actions originales et innovantes.

C’est dans ce cadre, qu’à leur demande, nous avons voulu offrir la parole aux
salariés de l’usine Metaleurop de Noyelles-Godault (62) en invitant Frédéric
H. Fajardie en résidence : pour éviter qu’en plus de la perte de leur gagne-pain,
ne soient effacées l’histoire de ce bastion de la classe ouvrière et la mémoire
de cette lutte exemplaire.

Le principe retenu pour ces résidences est de laisser entière liberté à l’auteur
dans sa production artistique. Ce qui nous intéresse, c’est le point de vue subjectif
que la littérature porte sur le monde ouvrier et, en l’occurence, sur celui des
travailleurs de Metaleurop. Les propos rapportés ici peuvent donc être polémiques.
Nous ne les reprenons pas tous forcément à notre compte, mais pensons qu’ils
ont pour vocation d’ouvrir les débats.

Ce livre n’aurait pu exister sans le concours de la vingtaine de femmes et d’hommes
interviewés ni sans le soutien du Conseil général du Pas-de-Calais, de la mairie
de Courcelles-lès-Lens et de l’association Chœurs de fondeurs (qui regroupe les
salariés licenciés de Metaleurop). Que tous en soient remerciés.

COLERES DU PRÉSENT www.coleresdupresent.com

13.02.2004
Collectif Bellaciao