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Les empereurs polygames

Publie le mardi 21 août 2007 par Open-Publishing

En 1912, une de ses quelques œuvres à saveur ethnologique, Sigmund Freud, dans « Totem et Tabou », formule sa très fameuse hypothèse de la horde primitive. Suite à la consultation de nombreux travaux anthropologiques, Freud en arrive à supposer que, dans un lointain passé, les hommes s’étaient organisés selon le modèle de la horde avec un père disposant à loisir de toutes les femmes, et des fils, qui ne pouvaient que le jalouser de cet immense privilège. Freud poursuivait en disant que les fils, un jour, s’étaient coalisés pour tuer le père et ainsi pouvoir s’approprier ses femmes. Ils s’aperçurent alors que leur geste les menait droit à l’anarchie et qu’il fallait au plus vite s’entendre sur un mode de partage de ce bien qu’ils s’étaient appropriés. C’est ainsi, conclut Freud, que s’est instaurée pour la première fois la loi entre les hommes.

L’intuition de Freud était géniale. Il est possible que ces événements aient pu avoir lieu dans le passé mais ce que Freud ne pouvait pas savoir, c’était qu’ils allaient avoir lieu sous ses yeux quelques années plus tard exactement dans la forme qu’il avait prédite et que cela aurait des conséquences massives sur sa vie et sur celle de bien des gens.

C’est que le père de la horde n’est pas forcément cet être hirsute et abondamment poilu que l’on peut imaginer. Le père de la horde au temps de Freud était immédiatement accessible, il s’agissait des multiples empereurs qui régnaient alors sur une grande partie de l’univers. L’empereur d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie, de Russie, de l’Empire Ottoman, étaient des empereurs polygames, dans la mesure où chacun d’eux « protégeait », dans son empire, un certain nombre de communautés que l’on n’allait pas tarder à appeler nationalités. Ces communautés de religions et de langues différentes, coexistaient d’une façon relativement pacifique sous la protection de l’empereur qui garantissait leur survie et leur développement économique et démographique.

Quelques années plus tard, en 1918, plus aucun de ces empereurs n’était sur le trône. Ils avaient tous été renversés par des mouvements extrêmement divers qui ne savaient pas tous qu’ils obéissaient à la même impulsion décrite par Freud dans sa « horde primitive ».

Selon Freud, ces fils qui venaient de renverser leur empereur auraient dû s’entendre sur un nouveau mode du partage des femmes. Les choses se sont effectivement passées ainsi à la nuance près que seuls les fils d’une même mère se sont entendus, alors que les demi-frères d’une mère différente se sont trouvés exclus du partage.

Les empereurs écartés, les communautés sont devenus des nationalités. Les communautés étaient des entités féminines dont le dynamisme était fécondé par la présence de l’empereur. L’empereur déchu, ces communautés n’avaient plus d’autres références qu’elles-mêmes. Chaque membre de la communauté se trouve dès lors orphelin de père et exclusivement dépendant de la puissance communautaire maternelle. Ce qui engendre pour lui une situation de dépendance par rapport à ce qu’est désormais une nationalité, dépendance qui l’obligera à un immense dévouement pour ce qui est désormais le tout de son univers. Dans cette proximité non médiatisée avec la Nation, il sera sans cesse mobilisé et hyperstimulé. D’où va émerger une jalousie féroce contre tout rival. S’il est obligé à son grand dépit de partager ce « bien » avec ses frères utérins, en revanche, il n’aura pas de raison de le partager avec ses demi-frères d’une autre nationalité quoique fils du même empereur.

C’est à Versailles, en 1919, que cette immense brisure du monde en morceaux nationaux va être officialisée. Dans cet immense projet de départage, certaines communautés ne voudront pas ou ne pourront pas entrer dans le jeu. Toutes les communautés qui, de par leur histoire ou la structure de leur religion et de leur culture, se sont trouvés dispersés sur plus d’un morceau de territoire national ne pouvaient bénéficier du partage et qui plus est, mettaient en question, voire même en péril, la légitimité de ce partage. Les Arméniens furent les premiers à en faire les frais, puis, ce fut les bohémiens et les Juifs. Ils furent tous déportés d’une façon extrêmement violente pour les convaincre d’aller ailleurs, ad patres ou sous des cieux où la frénésie nationaliste ne s’était pas encore enflammée. C’est-à-dire les pays du croissant fertile qui s’étendent de l’Irak jusqu’à la Palestine en passant par la Syrie et le Liban.

Les Arméniens sont restés attachés à leur structure communautaire ; les quelques tentatives dans les années 70 de les amener sur la voie du nationalisme ont fait long feu. Ils sont aujourd’hui disséminés au Moyen-Orient et vivent en parfaite intelligence avec les Orientaux qui les entourent. Les Juifs, en revanche, pour beaucoup d’entre eux, ont lié leur sort à l’Occident et, ce faisant, ont embarqué dans l’aventure nationaliste avec passion. Moyennant une soumission aux intérêts coloniaux de l’Occident, ils se sont découpé un morceau de terre nationaliste au Moyen-Orient. Ils ont sacrifié, ce faisant, les chances qui étaient pourtant tout à fait accessibles de vivre dans la bonne entente avec leur environnement oriental.

C’est ainsi qu’est né, il y a moins d’un siècle, la frénésie nationaliste qui allait embraser jusqu’à la Chine, le Japon et le monde entier. Le Liban a mis 15 ans de guerre civile et n’a pas fini de souffrir, pour passer d’un ensemble multicommunautaire à un ensemble multinational. Le Moyen-Orient continue de se morceler dans cette perspective nationaliste. L’Irak qui s’est brisé en trois morceaux en est encore un exemple criant.

Tout ça a commencé par l’assassinat d’un père qui a longtemps été bienveillant mais qui, en raison de l’évolution des mentalités, est tout à coup devenu « primitif » et abusif avec la première guerre mondiale.