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Léon Werth, journal de combat

Publie le mercredi 5 décembre 2007 par Open-Publishing
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de Marc Alpozzo

Léon Werth est de ces écrivains méconnus du grand public, et inclassables. Dans une monumentale biographie publiée aux éditions Viviane Hamy, Gilles Heuré appréhende la liberté de l’écrivain, sa lucidité, son incroyable « intempestivité ». Intitulant son ouvrage L’insoumis, Gilles Heuré n’aurait pu choisir meilleur titre. A la fois plume rebelle, et homme réfractaire à l’armée, à tout fait d’armes, Léon Werth est un insurgé permanent, un antimilitariste convaincu. Pas un de ces « couards » qui seraient prêts à vendre papi ou mamie pour éviter le service militaire en temps de paix. Non ! Comme une autre grande plume de son siècle, je veux parler de Louis-Ferdinand Céline, Léon Werth, qui a devancé l’appel en 1914, s’est mesuré à la boue et la saleté, l’ignominie des tranchées, ressenti le dégoût que pouvait inspirer à tout homme, l’infernale machine militaire, n’aurait pas dit mieux que le brillant Bardamu, hurlant à Lola dans son Voyage au bout de la nuit : « Oui, [je suis] tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans... Je ne la déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-ving-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »

Contre les bourrages de crânes à grande échelle, les désastres militaires et les idéologies de morts, ce soldat antimilitariste et anticolonialiste, écrit, proteste, se bat contre l’arrogance et la cruauté des sociétés civilisées, le joug des armées et des colons. Tout l’objet de cet épais journal de plus de 700 pages. A la fois styliste d’une grande précision, généreux en détails, Léon Werth commence son épais au journal au lendemain de la défaite de 1940 pour l’achever le 26 août 1945, au moment où « De Gaulle descend, à pied, l’avenue des Champs Elysées ». Son journal, sobrement intitulé Déposition est une somme d’évènements, de caractères, de dysfonctionnements, de colères : c’est l’inexorable folie collective, la descente vers les abîmes du nazisme et du stalinisme. C’est quatre années de guerre, d’Occupation, de lâcheté pour les uns, de bravoure et de courage pour quelques autres. Manifeste contre la guerre et ses périls, contre la part sombre d’une humanité qui s’oublie dans la violence et les bas ressentiments.

Suite à la débâcle de 40, Léon Werth, juif âgé ne pouvant plus agir autrement que par sa plume, se réfugie dans la campagne jurassienne. Il ne lui reste alors qu’à fumer, attendre et tenir un journal. Un journal d’en face. En face. Face à la guerre. Seul dans la campagne jurassienne. Journal d’un œil avisé et critique qui observe au jour le jour les grands et les petits événements de la Seconde Guerre mondiale. Hélas ! Notre époque ne bénéficie plus d’aucune plume de cette envergure. Probablement parce que cette époque n’est plus secouée par grand-chose.

La collaboration avec l’ennemi que mène Vichy, la presse, les réflexions de paysans ou de quelques intellectuels du coin, ses lectures, un regard posé sur un monde bousculé par l’émergence de nouveaux courants, Werth observe l’histoire agir avec sa grande hache, sur la surface du globe et transformer un ancien monde, balayant une certaine idée de la culture, de la grandeur de la France, en un monde neuf. Ancien monde, celui de Voltaire, de Saint-Simon, de Jules Michelet. Nouveau monde celui de la mort de masse, de l’industrialisation de l’horreur, des atrocités et exactions. Des mesquineries, des lâchetés, de la collaboration et de l’intelligence avec l’ennemi, que restera-t-il après la guerre ? Seul un esprit libre pouvait légitimement se poser la question. Que restera-t-il de ce Paris occupé ? Paris retrouvé : bizarre Paris ! Cette France-là, France des lumières, France de la résistance, France du 18 juin 40.

Un journal qui balaye son époque, mêle des réflexions sur les écrivains : « Mort de Giraudoux. Ce n’était qu’un cagneux, orné d’élégances diplomatiques et littéraires. Je n’ai jamais pu lire dix lignes de lui. Il écrivait pour les primaires du secondaire, avec du vide et de l’ennui ». Un journal qui avoue son profond dégoût pour le maréchal, chef de la France de Vichy : « Le maréchal Pétain reçoit un groupe d’instituteurs. A croire qu’il rédige ses allocutions. […] Sénilité ? Non, pas seulement. Cet accent d’imbécillité blanche ne s’acquiert pas, il est congénital ». C’est également un journal doté d’une vision juste de la politique nihiliste d’un Hitler qui tente d’effacer de l’humanité, l’un des peuples les plus vieux du monde, le peuple juif : « En Allemagne, on supprime, sur les monuments aux morts de la guerre de 14, les noms des Juifs. C’est un symptôme important. L’hitlérisme est puissant par la négation, fût-ce de l’évidence. Par la confusion du signe et de la chose. Il n’y a pas de Juifs morts à la guerre, si on décide qu’il n’y en a pas. Le mensonge et la vérité se valent. »

Philosophe insoumis, esprit libre, esprit critique, laïque et universaliste, internationaliste et patriote, Léon Werth le prouve. Il a brillamment dépeint une époque qui a existé. Si une partie de la France fut muette, elle a tout de même résisté. A sa façon. Avec les armes ou avec son intelligence. Alors que certains furent passifs, que d’autres se compromirent avec l’occupant ou avec Vichy, des écrivains, des intellectuels, des civils continuèrent de combattre un régime hégémonique et nihiliste.

Léon Werth, critique de lui-même, critique d’une époque, d’une page qui se referme, à l’instar des plus brillantes plumes françaises, Voltaire, Victor Hugo, Saint-Simon, s’est enfermé dans sa solitude, et a mené un journal de combat ; combat contre les idées reçues, contre les imbéciles qui pensent en rond, contre le nihilisme passif, l’autodestruction, les esprits moribonds, les universitaires pégreleux, les journalistes corrompus, les hommes politiques sans envergure. Il suit la ligne de l’expérience. Attendre la libération. Pourfendre l’ennui en menant un grand inventaire. Celui d’une époque qui disparaîtra avec l’entrée d’un De Gaulle triomphant dans un France libre, un Paris rendu aux français. Une France qui fera désormais un nouveau pas en avant, franchisant ainsi la ligne du vingtième siècle. Derrière celle-ci, c’était l’avenir d’une négation. Devant, ce siècle se promet peut-être, le siècle de tous les nihilismes, mais Léon Werth est d’un autre temps, d’une autre époque. Il ne pouvait l’anticiper. Son combat et son écriture sont ceux d’un observateur, polémiste et humaniste.

Léon Werth, Déposition, journal de 940 à 1944, Viviane Hamy Editeur, 1992, 736 pages.

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