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Rapport. "Une montée de la pauvreté dans le salariat"

Publie le mercredi 14 avril 2004 par Open-Publishing

Entretien avec Jacques Freyssinet, membre du conseil de l’Observatoire
national de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

Jacques Freyssinet est professeur honoraire à l’université Paris-I et ancien
directeur de l’Institut de recherches économiques et sociales.

Quelles sont les grandes tendances dégagées par votre rapport ?

Jacques Freyssinet. Notre étude montre une forte diminution du taux de
pauvreté des personnes âgées, qui s’est achevée, il y a une dizaine
d’années, quand les régimes de retraite sont montés en pression, que leurs
bénéficiaires comptaient un grand nombre d’annuités et touchaient donc une
retraite à taux plein. Bon nombre d’entre eux sont passés des minima sociaux
à des retraites qui les plaçaient au-dessus du seuil de pauvreté. En
revanche, nous observons une montée de la pauvreté dans le salariat qui
correspond à celle du chômage et à un plus grand nombre de travailleurs
pauvres. C’est-à-dire de gens qui ont des salaires très faibles, des charges
de famille importantes, ou un emploi discontinu.

Comment s’établit cette notion de pauvreté ?

Jacques Freyssinet. Elle se mesure au niveau d’un ménage et non de
l’individu. Un smicard célibataire sera au-dessus du seuil de pauvreté mais,
s’il a une femme sans travail et des enfants, il se retrouvera en deçà. La
précarité dans le monde du travail joue ici un rôle essentiel. Elle se
traduit soit par du chômage absolu, soit par des emplois précaires qui ne
permettent pas, sur l’année, d’atteindre le seuil de pauvreté.

Est-on pauvre à vie ?

Jacques Freyssinet. Il y a un mouvement important de gens qui sortent de la
pauvreté quand d’autres y entrent. Cela s’explique en partie par le
caractère très conventionnel du seuil : 50 % du revenu médian des Français.
Mais, en général, il s’agit de mouvements forts, à savoir des gens qui
retrouvent un emploi ou le perdent. Il ne s’agit pas de variations à la
marge ou autour du seuil de 50 %. Un autre facteur déterminant est
l’éclatement de la cellule familiale. Il y a beaucoup de pauvreté dans les
familles monoparentales, c’est-à-dire de femmes assumant seules la charge de
leurs enfants. La société répond à ce problème particulier par un système de
prestations, mais il apparaît aujourd’hui évident que cela ne met pas ces
femmes à l’abri de la pauvreté.

Votre étude laisse entendre que la situation pourrait se détériorer
prochainement ?

Jacques Freyssinet. Nous sommes très prudents là-dessus parce que notre
rapport s’appuie sur l’enquête des revenus fiscaux des ménages, et les
derniers résultats dont nous disposons portent sur l’année 2001. Mais en
nous fondant sur des indices partiels, par exemple les enquêtes concernant
les conditions de vie, les déclarations des ménages qui disent leurs
difficultés à boucler leur budget, ou la remontée du nombre des allocataires
du RMI, le sort incertain de l’allocation de solidarité spécifique, nous
savons que tout cela ne sera pas sans conséquences. Nous les mesurerons
bientôt pour les gens qui sont sortis du système de l’UNEDIC, début janvier.

Les prestations jouent un rôle essentiel pour sauver nombre de personnes de
la misère, pourtant elles ne sont pas immuablesÃ

Jacques Freyssinet. Les gens dont les revenus n’augmentent pas au même
rythme que le revenu moyen passent sous le seuil de pauvreté. C’est le cas
de tous ceux dont les prestations, de quelque sorte qu’elle soit, ne sont
pas réévaluées, chaque année, au rythme de l’évolution générale des revenus.
Cela crée une tendance vers le bas, de 1 % à 2 % par an, mais au bout de dix
ans, tout cela se cumule. Nous insistons sur le fait que les prestations
sont indexées sur les prix ou sur d’autres bases, comme par exemple dans
l’allocation logement, qui évoluent moins vite que le salaire moyen. Cela
explique aussi que l’écart se creuse entre le SMIC, qui augmente "
relativement vite ", et les prestations. C’est un facteur lourd
d’abaissement de la position relative des bénéficiaires de ces prestations.

Le problème essentiel ne reste-t-il pas le chômage ?

Jacques Freyssinet. C’est le phénomène central. À l’heure actuelle, la
dégradation de l’emploi se répercute, avec des délais, sur toute une série
de catégories de gens qui vont tomber dans les minima sociaux. De plus, les
perspectives ne sont pas optimistes. On peut tout juste attendre un effet
temporaire positif sur le chômage du mécanisme permettant aux gens qui ont
cotisé quarante ans de partir sans attendre leurs soixante ans.

Comment expliquez-vous que les Français, majoritairement, continuent à
croire que le niveau des prestations dissuade de chercher un emploi ?

Jacques Freyssinet. On aurait pu l’interpréter plus facilement pendant les
quatre années de reprise de l’emploi, mais ce qui est impressionnant, c’est
que, malgré la cassure de la croissance, malgré la remontée du chômage
depuis l’été 2001, les gens se renforcent dans cette opinion négative. On
peut juste remarquer que, dans cette partie de l’opinion, l’écart se creuse
entre ceux qui ont un contact concret avec la pauvreté û qu’ils soient
pauvres ou qu’ils aient dans leur entourage immédiat des gens pauvres û et
ceux qui n’ont pas ce contact.

Quelle est la réalité sur cette question ?

Jacques Freyssinet. Ce que nous avons remarqué, c’est que, dans les faits,
l’écart entre les prestations de chômage et d’inactivité et les salaires a
augmenté ces dernières années dans quasiment tous les cas. On ne peut
absolument pas dire qu’il n’y a pas d’intérêt financier à prendre un
travail. Cela dit, il est vrai que dans l’offre de l’ANPE la majorité de
ceux qui refusent les offres le font soit parce que ces emplois sont très
mal payés, soit parce que les conditions de travail sont particulièrement
pénibles. La qualité de l’emploi reste un critère définitif dans le choix
des gens. La médiocre qualité des emplois proposés à cette population reste
le principal facteur de leurs refus. De plus, il est difficile d’accepter
l’offre d’un emploi qui est nettement inférieur à celui occupé précédemment.

Au-delà du revenu et du travail, quelles sont les autres difficultés qui
rendent plus difficile encore la vie des gens pauvres ?

Jacques Freyssinet. La concentration spatiale des populations en difficulté
dans des zones défavorisées a un effet boule de neige sur la qualité du
système scolaire. Celui-ci est très dépendant de la composition sociale
moyenne des classes, avec les effets qu’on connaît bien : l’échec scolaire.
Par ailleurs, les pauvres ont difficilement accès aux crédits d’épargne,
ceux qui sont accordés avec des taux raisonnables, et, plus largement, à
l’ensemble des services bancaires : carnet de chèques, carte de crédit. Cela
perturbe terriblement la vie quotidienne. N’ayant pas accès aux crédits
bancaires, ils ont recours aux crédits à la consommation, accordés beaucoup
plus facilement, mais avec des taux considérablement plus élevés et avec des
méthodes de récupération des créances particulièrement musclées. Le cercle
vicieux est vite fermé.

Entretien réalisé par Dany Stive

L’Humanite