Accueil > Des usages de la culture

Des usages de la culture

Publie le samedi 17 avril 2004 par Open-Publishing

de Edward W. Said

D’après ce que j’ai pu comprendre, le récent livre de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, a causé beaucoup de débats (et d’amusements j’espère) ici et là dans le monde arabe. Son article portant sur le même sujet, paru il y a trois ans et demi, semble avoir suscité plus de discussions que son livre lourd et tarabiscoté en a causé aux États-Unis, en partie parce que l’essai était court, avait un titre accrocheur, et était destiné à provoquer une certaine réaction chez le lecteur. Au contraire, le livre a le caractère lourdaud typique des productions d’un étudiant gradué, errant en territoire inconnu, essayant d’être circonspect avec les définitions, les « faits » et les statistiques, tout en pressentant la colère proche de son enseignant. Il y a tant de faussetés dans les prémisses d’Huntington (par exemple, que les civilisations existent, comme il affirme qu’elles existent, en tant que vastes blocs permanents, en quelque sorte tels des icebergs), tant d’erreurs sur le fonctionnement des cultures, tant de descriptions malheureuses de ce qui distingue l’Occident de l’Islam, ou du confucianisme, ou de quoi que ce soit d’autre, et en même temps, on y retrouve tant de suppositions, non examinées et présentées sans aucune critique, au sujet de la gloire unique de la civilisation occidentale, la plupart de ces non-sens ayant déjà été écartés par Montaigne et Hume, qu’il est réellement difficile de le lire avec une attention sérieuse.

Étrangement, ses erreurs les plus frappantes sont dans ce qu’il dit de sa propre civilisation, l’Occident, quoiqu’il soit évident que ce qu’il affirme sur l’Islam, par exemple, provient essentiellement de documents d’orientalistes sclérosés comme Bernard Lewis. L’erreur fondamentale d’Huntington est de percevoir l’Occident comme étant détenteur d’une essence immuable, une sorte de noyau absolu qui demeure inchangé de siècle en siècle. Il affirme qu’une civilisation est constituée des livres, héros et valeurs fondamentales qui lui sont centraux. Cela l’oblige donc à prendre une position voulant que tout en Occident confirme cette essence et ces valeurs, et vice versa, un déterminisme qui laisse bien peu de place à la diversité ou au changement, dans le sens réel de ces deux termes.

Ma propre perception de l’Occident place l’emphase non pas sur les permanences et l’essence qui font tant plaisir à Huntington, mais sur les discontinuités et les perturbations qu’on y retrouve, comme dans toute culture ou civilisation, en plus de tous les divers mélanges et hybridations qui composent réellement les cultures et les civilisations. L’interprète dogmatique et autoritaire, comme Huntington, percevra Socrate comme une figure historique importante, dont la méthode et les quêtes métaphysiques de la vérité et du bon constituent une des gloires permanentes de la civilisation occidentale. Pour un lecteur brillant et imaginatif comme Friedriech Nietzsche, ce qui fait l’intérêt de Socrate est que, par ses méthodes et « son regard critique infatigable », il était un perturbateur de valeurs, un renverseur d’idées préconçues, quelqu’un qui mettait en péril toute autorité. C’est clairement pour cela que Socrate a été l’objet d’un procès, condamné, puis laissé sans autre recours que de s’ôter la vie. En effet, il est possible de démontrer que l’un des éléments fondamentaux de la culture occidentale moderne est l’émergence et la domination de philosophies comme celle de Nietzsche, dont la grande réalisation a été le renversement de l’idée même du bien et du mal, et la tentative d’éliminer toute croyance en un concept d’identité stable. Pour Huntington, les civilisations ont une identité fixe, constamment et perpétuellement reconnaissable, alors que la question qui devrait être posée en cette fin de vingtième siècle est : « De quel Occident, ou Islam, ou confucianisme, parlez-vous ? Il y en a des dizaines, toutes en conflit, opposées de façon irréconciliable, constamment en mouvement. Est-il réellement possible de parler de l’Occident, ou d’un confucianisme, puisque la diversité évidente au sein de chaque culture ruine immédiatement toute tentative visant à réduire une culture ou une civilisation à un phénomène simple et unitaire ? »

Une seconde erreur, perceptible dans tout le livre d’Huntington, consiste en l’absence de considération sérieuse de la mesure dans laquelle toutes les cultures, tout comme les civilisations, se mélangent, s’hybrident, sont pleines d’éléments adoptés aux autres cultures. À tel point qu’à mon avis, il est intellectuellement irresponsable de discuter comme s’il y avait une culture, pure et jamais modifiée, qui serait entièrement une, tirant son identité d’elle-même. Rien n’est plus futile que de voir l’Occident comme étant à part et au-dessus des civilisations de l’Afrique, de l’Islam, de l’Inde et de l’Amérique latine. Il est vrai qu’il y a, dans chaque culture, des tentatives idéologiques spécifiques afin de prétendre qu’une quelconque essence préexistante définit la culture pour toujours, mais c’est là de l’idéologie, non pas de l’Histoire ou une interprétation sérieuse de la culture. Il y a quelque temps, j’ai lu une description d’un nouveau livre, portant sur l’émergence du calcul, dont l’argument principal est que cet outil mathématique indispensable est apparu instantanément au dix-septième siècle et a été découvert simultanément par Leibniz et Newton. Selon l’auteur, cette circonstance remarquable a été une conséquence directe de la réapparition soudaine de la science grecque au dix-septième siècle. J’appellerais cela une interprétation idéologique, et non pas historique, de ce qui s’est passé. Éliminer toute mention du rôle crucial joué par les mathématiciens arabes, sans les travaux desquels ni Leibniz ni Newton n’auraient pu formuler leurs théories, de cette description du génie scientifique « occidental », équivaut à tenter de maintenir la fiction d’un Occident pur et clos, dont la domination et la puissance ne sont dues qu’à des facteurs internes, et dont l’histoire, en analyse finale, n’a pas le moindre lien avec toute autre culture ou civilisation.

Des équivalents d’Huntington existent aujourd’hui dans toutes les cultures, en conséquence, selon moi, du nationalisme, ou au moins de cet aspect du nationalisme qui est défensif, xénophobe, politiquement responsable des manipulations qui ont produit les conflits ethniques et religieux et les partitions de sociétés multiculturelles en petites entités séparées qui peuvent se lancer des insultes de chaque côté de leur frontière de barbelés. Huntington lui-même écrit du point de vue de quelqu’un qui veut diriger de tels conflits : c’est un intellectuel servant les intérêts de la dernière superpuissance (il est en vérité très franc sur cela), dont il veut servir et aider à maintenir la prééminence mondiale. Ainsi, le véritable but de son travail n’est pas de chercher comment réduire les conflits de cultures, mais comment les tourner à l’avantage des États-Unis, afin que ceux-ci aient le droit de diriger l’ensemble du monde. Quoi qu’il en soit, sa grandiose rhétorique ne peut en aucun cas dissimuler le fait que son mode de pensée dérive de la même source polluée qu’on retrouve dans toutes les cultures : cette notion voulant que mon mode de vie, mes traditions, mon mode de pensée, ma religion ou civilisation ne peuvent pas plus être partagés avec quiconque qu’ils ne peuvent être compris par quelqu’un qui ne partage pas la même religion, la même couleur de peau, etc. L’Inde, le Pakistan, la Bosnie, l’Irlande, l’Afrique du Sud, Chypre, le Liban, et bien sûr Israël/Palestine, portent tous les ravages de cette logique, qui en bout de ligne entraîne plus, et non pas moins, d’étroitesse, d’incompréhension, de violence. L’important est qu’il n’y a rien d’inévitable dans ce domaine, malgré ce que prêchent Huntington et d’autres dans son genre. Bien qu’il partage des idées très semblables à celles des sionistes de droite, qui croient qu’ils ont un droit supérieur à la terre de la Palestine historique et sont préparés à se battre contre les Palestiniens jusqu’à la fin des temps, il a droit à plus de considération parce que les États-Unis ont plus de pouvoir que tout autre pays dans le monde aujourd’hui, un fait qui ne valide guère la solidité de ses arguments.

Aucune culture aujourd’hui n’est pure. Huntington écrit au sujet de l’Occident comme si la France était encore peuplée exclusivement de Dupond et de Bergerac, l’Angleterre de Smith et de Jones. C’est là du fondamentalisme, et non une analyse culturelle qui, il faut le répéter, est faite par l’humanité et non pas décrétée pour l’éternité par un acte de genèse divine. Toute identité est donc une construction, une composition de différentes histoires, migrations, conquêtes, libérations, et ainsi de suite. On peut envisager cela comme des mondes en guerre, ou comme des expériences à réconcilier. Historiquement, c’est une des prérogatives du pouvoir de classifier les peuples soumis en les plaçant dans des catégories éternelles - les Chinois patients, les Noirs serviles, les Musulmans dévots ou violents, sont des exemples connus - qui les condamnent à une solitude qui les rend plus faciles à diriger ou à tenir à distance. Voilà précisément le but de la « séparation » des Arabes et des Israéliens, dans le passé et dans l’actuel processus de paix. Est-ce là le seul moyen pour que les civilisations coexistent ?

Je ne crois pas. Une autre façon d’utiliser les différences culturelles consiste à accueillir l’« autre » en tant qu’égal sans qu’il soit un pareil. La plupart des grands humanistes de notre temps, d’Erich Auerbach à Joseph Needham, de Louis Massignon à Taha Hussein, ont vu dans le passé et dans les différentes cultures une possibilité pour surpasser l’aliénation du temps et de la distance. Lisant Dante, Auerbach a saisi la relation du poète avec le quatorzième siècle, mais aussi avec le nôtre. L’idée est donc d’étudier la culture non pas d’un point de vue nationaliste, mais plutôt pour comprendre comment elle est faite, et comment elle peut être refaite pour d’autres. En cela, c’est l’humaniste ou l’intellectuel critique, et non le gestionnaire de crise à la Huntington, qui peut apporter quelque chose, y compris une vision plus authentique des possibilités qui s’offrent à la communauté humaine.

J’ai passé trente-cinq ans de ma vie à enseigner à des jeunes les arts de l’interprétation, c’est-à-dire, comment on lit, comprend et lie les produits de la culture humaine avec les autres activités humaines. Je crois que cela m’a permis de mieux comprendre la politique, puisque l’interprétation enseigne que toute activité humaine s’insère dans l’Histoire, est un élément de l’Histoire. Le but de l’interprétation, selon moi, est d’apprendre à lier les choses entre elles - des cultures différentes, des peuples différents, des périodes historiques différentes. C’est un acte de choix, un choix diamétralement opposé à celui fait par Huntington, et d’autres en Occident et dans le monde islamique, consistant à voir les cultures en terme d’opposition et de chocs. La théorie du choc des civilisations est présentée comme étant inévitable, alors qu’elle est en fait imposée à un monde fait d’incertitude et de discorde potentielle et actuelle. Nous avons toutefois toujours le choix de travailler pour ou contre les conflits. Il ne faut pas être berné par l’accent martial d’Huntington et croire que nous sommes condamnés à un combat sans fin, parce qu’en fait nous ne le sommes pas.

Edward W. Said

Traduit de l’anglais par Olivier Roy

(Montréal, Québec)

http://www.solidarite-palestine.org/rdp-int-040401-2.html