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Le nouvel âge des majorités

Publie le samedi 17 avril 2004 par Open-Publishing

Les résultats des dernières élections régionales et cantonales n’ont pas
seulement fait entendre bruyamment la voix des électeurs. Ils ont aussi
accentué et rendu sensible un mouvement venu de plus loin : la tendance à la
transformation et à l’obscurcissement d’un certain nombre de fondements de
la vie démocratique.

Prenons la notion-clé de majorité. Tout le monde pensait autrefois savoir
avec évidence ce qu’une majorité voulait dire. Ce n’est plus le cas. En
témoigne au premier chef le fait qu’il convient désormais d’en parler au
pluriel.

Tout se passe en effet comme s’il n’y avait plus une majorité, mais des
majorités superposées, voire désaccordées. On pourrait ainsi distinguer des
majorités constitutionnelles ayant une existence lors de la formation des
pouvoirs concernés, des majorités politiques traduisant un rapport des
forces à un moment donné ou encore des majorités sociales dessinant de façon
mouvante le cadre d’actions possibles sur des terrains précis. Ces
différentes notions ne se superposent plus, changeant à la fois les marges
d’action des pouvoirs publics et l’expression même de leur légitimité. Le
phénomène mérite donc attention.

La superposition de différents types de majorité électorale n’a en soi rien
de nouveau. On a depuis longtemps, et dans tous les pays, vu des scrutins
locaux contredire les résultats d’élections nationales précédentes. Si le
phénomène de réaction lors des élections de mi-mandat se constatait
également presque partout, son caractère partiel en limitait cependant la
portée à une sorte d’avertissement.

En France, le problème était d’ailleurs suffisamment sensible pour que la
procédure de renouvellement partiel dans l’ordre cantonal ait été depuis
longtemps considérée comme essentielle pour éviter l’expression ouverte
d’une forme de dualité (les républicains ont été historiquement très
vigilants sur ce point). Le caractère général des élections régionales et
leur résultat massif ont au contraire permis la pleine expression d’une
sorte de "nouvelle majorité politique" virtuelle, distincte de la majorité
parlementaire existante.

D’où une première forme de désaccord entre légitimité fonctionnelle et
légitimité instantanée (celle de la dernière expression de la souveraineté
du peuple).

En rendant possible la coexistence d’une "majorité présidentielle" de sens
opposé à la "majorité parlementaire", le système français a compliqué les
termes de cette question et accru en conséquence la "tension des
temporalités" dans la vie politique. Jusqu’à présent, c’est la flexibilité
de l’architecture constitutionnelle qui avait permis d’apporter pratiquement
une réponse à cette tension. Le régime français de la Ve République avait
été implicitement de type présidentiel lorsque les deux majorités
coïncidaient, les périodes de cohabitation (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002)
le voyant en revanche de facto se muer en régime parlementaire.

Les analystes avaient été nombreux à prédire que l’adoption du quinquennat
tendrait inéluctablement à modifier les choses à terme, l’accord plus grand
des différents rythmes électoraux obligeant à une clarification
institutionnelle. Mais le processus s’est déclenché plus tôt que prévu du
fait de l’interprétation du dernier scrutin effectuée par le président de la
République lui-même.

"J’ai écouté attentivement, j’ai entendu le message de nos compatriotes.
J’ai entendu les impatiences, les inquiétudes, les mécontentements. Le
gouvernement doit tenir compte de ce message." En prononçant ces mots, que
l’on imagine méticuleusement pesés, Jacques Chirac a envoyé un double
message. Il a d’abord reconnu la dimension proprement politique du scrutin,
acceptant implicitement de considérer qu’une rupture virtuelle de majorité
s’était opérée. Ce n’est plus, en effet, à la majorité constitutionnelle
élue en 2002 qu’il s’est référé pour déterminer le sens de la politique
gouvernementale qu’il convenait dorénavant de suivre. C’est dire qu’au cas
où le gouvernement échouerait à satisfaire à court terme les nouveaux
objectifs fixés, il conviendrait de le changer (l’échéance de jugement
coïncidant naturellement dans cet esprit avec les prochaines élections
européennes).

CONSENSUS PASSIF

Mais de quel changement pourrait-il s’agir ? D’un changement plus marqué
d’hommes et de politique ? Mais soutenu alors par quelle majorité
parlementaire ? L’ouverture de la perspective d’une dissolution est pour
cela implicite mais logique dans l’argumentation de Jacques Chirac.

La manière dont le président s’est situé dans cet épisode renforce ce
sentiment. Il a en effet affirmé le maintien de sa légitimité personnelle au
prix d’une délégitimation symétrique de l’action du gouvernement, pour que
la sanction reconnue des urnes ne l’atteigne pas, lui. C’est ainsi
présupposer que sa légitimité présidentielle est d’un autre ordre,
supérieur. Pour assurer sa position, Jacques Chirac a donc contribué à
profondément bouleverser la définition de ce qui constitue une majorité
politique et fonde sa légitimité.

Cette superposition dorénavant plus flottante des majorités électorales
successives se double d’un autre phénomène : l’instauration d’un écart
croissant entre majorités politiques et majorités sociales. Il s’agit là
d’une question encore plus structurelle, dépassant de loin le cas français.
Les majorités politiques sont par essence agrégatives : elles sont
constituées par une addition arithmétique de votes. Chacun peut être porteur
d’une intention particulière ou d’une signification propre. Les électeurs
pondèrent ainsi à leur guise, et sans même en avoir une conscience précise,
des marques d’adhésion, de sanction ou de prévention. Les bulletins ramènent
mécaniquement ces expressions complexes à des données simples et
cumulatives. Leur seule signification tangible est qu’on peut les compter et
les additionner.

Les majorités que l’on peut qualifier de sociales sont d’un autre ordre.
Alors que les majorités politiques produisent de la légitimité globale, les
majorités sociales ont pour fonction de rendre possibles des actions
particulières. On ne peut ainsi réformer l’assurance-maladie si, de fait, il
n’y a pas une majorité sociale correspondante. Mais ces majorités n’ont pas
du tout la même forme que les majorités politiques. Le plus souvent, elles
se manifestent négativement, sous la forme d’un consentement passif. Dans
bien des cas, ce sont cependant des coalitions négatives qui se forment.

On l’a vu en permanence ces dernières années. Ces majorités sociales
réactives sont généralement très hétérogènes. Et c’est d’ailleurs pour cela
qu’elles se forment facilement. Elles n’ont pas besoin d’être cohérentes
pour jouer leur rôle. Elles ont aussi un pouvoir d’autant plus considérable
que dans l’ordre des oppositions qu’elles expriment l’intensité des
réactions joue un rôle essentiel. Dans la rue, dans la protestation
médiatique ou dans l’expression symbolique, il n’est plus seulement question
d’arithmétique. Les véritables majorités sociales d’action sont en revanche
beaucoup plus difficiles à constituer. Elles présupposent en effet par
nature soit un consensus passif, soit un accord positif et délibéré. Elles
ne peuvent pas comme les majorités électorales et plus encore les coalitions
réactives se fonder sur des équivoques ou des ambiguïtés.

Légitimité et gouvernabilité se trouvent du même coup de plus en plus
dissociées dans les démocraties modernes. L’alternance des majorités
politiques constitue la soupape périodique de sûreté de cette tension. Mais
elle ne la résout pas, retendant du même coup, à chaque fois plus
brutalement, le ressort du désenchantement. Il n’y a pas de solution simple
à cette question qui détermine en même temps la légitimité du politique et
la gouvernabilité du social. Mais au moins est-il nécessaire d’en avoir la
claire conscience pour mieux comprendre la période qui vient.

LE MONDE