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Publicité et dictature : chronique d’une relation stratégique

Publie le mardi 25 mars 2008 par Open-Publishing

Dans la période 1976-1983, la dictature militaire argentine a monté un vaste appareil publicitaire pour non seulement endoctriner les citoyens et légitimer son action, mais aussi pour faire taire et démentir les organismes de défense des droits de l’Homme, et les dénonciations réalisées à partir de l’étranger, cataloguées par les militaires comme la "campagne anti-argentine".

L’histoire de la vache triste

A la TV, apparaît (avec une image de très pauvre qualité en accord avec les possibilités techniques de l’époque) une vache qui paît heureuse. Au fond, on distingue une fabrique. De clairs symboles qui ré alimentaient le mythe traditionnel de l’Argentine manufacturière et agricole. Soudain, un groupe important de monstres aux dents aiguisées, s’approprient la vache et exploitent tellement ses mamelles qu’elle se retrouve maigre et triste. La fabrique disparaît et le fond coloré se transforme en nuit pure et obscurité.

"Argentine, terre de paix et d’énorme richesse. Argentine : un morceau de choix désiré par la subversion internationale. Elle a essayé de l’affaiblir pour pouvoir la dominer. C’était des tristes époques et des vaches maigres. Jusqu’à ce que nous ayons dit : Ça suffit, assez de dépouillements, d’abus et de honte ! Aujourd’hui, la paix revient", indiquait l’audio, donnant un ancrage final à ce qui était vu. Un gauchito heureux couronnait l’animation.

Il s’agit de l’une des publicités dont les gens se rémémorrent le plus, que reproduisaient constamment les médias l’époque de la dernière dictature militaire, et c’est seulement un des exemples de la relation étroite qui a existé entre le gouvernement génocidaire, les médias et plusieurs agences de publicité.

D’autres dictateurs de l’histoire l’ont bien su : la propagande joue un rôle crucial dans la construction d’hégémonie et de consentement. Il faut avoir les médias de son côté. Et, attentif aux "leçons de l’histoire", la dictature militaire local qui a été au pouvoir de 1976 à 1983 a bien su les utiliser. Dans ces années, de grandes agences publicitaires argentines, comme Lowe, De Luca ou Casares-Grey ont participé à la mise en scène de la propagande officielle. L’une des obscures anecdotes les plus rappelées a été celle du fameux slogan "Les argentins, nous sommes droits et humains" (en espagnol "somos derechos y humanos", les ’droits de l’homme’ se disant ’derechos humanos’, NdT), attribué par les uns à l’agence Ratto (qui ensuite offrira ses connaissances en la matière pour la campagne politique de Raúl Alfonsín en 1983), et par les autres, au travail de l’agence Burson Marsteller, dont nous rendons compte plus bas du rôle pendant la Coupe du monde (de football) de 1978.

Parmi les publicités dont le souvenir est aussi très présent se trouve la publicité du petit char de la DGI ; celle du soldat qui faisait un clin d’oeil à un bébé tandis qu’il demandait les papiers à son papa ; celle qui montrait (à nouveau) l’Argentine comme un bifteck sur le point d’être "dévoré par le terrorisme", ou celle qui défendait l’entrée de produits étrangers : "Avant la concurrence était insuffisante. Nous avions de bons produits. Mais souvent le consommateur devait se contenter de ce qu’il y avait sans pouvoir comparer. Maintenant il a de quoi choisir. En plus des produits nationaux, les importés", soutenait elle. En ce sens contribuait aussi le slogan "Diminuer l’État c’est agrandir la Nation", orienté à soutenir la politique économique de privatisation des entreprises publiques.

"Montrons comment nous sommes les argentins"

Mais le moment où le gouvernement militaire a mit le plus d’acharnement, d’argent, de ressources et de logistique fut lors de l’organisation et de la diffusion du Mondial 78. Pour cela, il a fait appel aux services de la multinationale agence publicitaire Burson Marsteller & Associés qui depuis 2000 appartient au méga-groupe WPP. Sa fonction : étouffer et démentir les dénonciations des militants des droits de l’Homme et des médias étrangers, considérés comme des agents d’une "campagne anti-argentine". Pour ce faire, elle a reçu un demi-million de dollars. Et elle a travaillé en coordination avec l’organisme étatique créé pour l’organisation de l’évènement, l’Organisme Autarchique Mondiale 78 (EAM 78), en charge du capitaine Carlos Lacoste.

Dans son livre "La honte de tous" (La vergüenza de todos), le journaliste Pablo Llonto explique la stratégie mise en place par Burson : "l’agence avait concentré ses activités de propagande dans deux directions : l’utilisation des icônes argentines qui avaient le meilleur impact à l’étranger et "l’achat dissimulé" de journalistes qui ont été invités à écrire sur ’un pays différent’ (…). Burson a élaboré des listes de journalistes américains et européens que l’on pouvait faire voyager en première classe, loger dans les plus élégants hôtels et les entourer accompagnatrices qui les convaincraient de la paix argentine".

Et le plan semblait fonctionner. Selon Llonto : "Hommes et femmes répétaient en général ce qu’ils avaient entendu à la télévision ou ce qu’ils lisaient dans les revues. On croyait qu’il y avait deux pays. L’un, fabulateur (’fantasioso’), celui de la campagne appelée ’anti-argentine’, et l’autre, celui qui fleurissait dans l’abondante et colorée publicité des militaires et des entreprises privées qui soutenaient la cause. C’était comme une ivresse qui augmentait jour après jour grâce aux phrases qui s’écoutaient à la radio ou dans les spots que l’énorme appareil publicitaire de la dictature intercalait entre les déjeuners de Mirtha Legrand (émission télé qui existe encore aujourd’hui, NdT) et les discussions de Tita Merello."

Le plan mis en marche incluait "l’utilisation" de l’image de personnages populaires du spectacle et du sport national, comme par exemple, l’automobiliste Juan Manuel Fangio, le boxeur Carlos Monzón, le joueur de tennis Guillermo Vilas, les acteurs Carlos Balá et Juan José Camero, ou le narrateur de football José Maria Muñoz, pour en mentionner quelques-uns.

Fangio voyageait à l’étranger pour parler de la "vraie argentine". Monzon donnait des exhibitions de boxe dans les campements de l’armée pour les soldats qui capturaient des des guérilleros. Muñoz serait "la voix" du mondial, pressant le peuple argentin à se montrer ordonné et prolixe dans les stades, ne tirant pas de confettis, puisqu’on nous voyaient à l’extérieur. Balá disait constamment dans les téléviseurs de chaque argentin : "allons les garçons, con buena letra (employé en général pour un travail/une action qu´il faut faire conciencieusement, sans se presser, NdT) et ça va être mondial".

Dans le même temps, l’Association Argentine d’Agences de Publicité c’est-à-dire l’association que rassemblaient les principales agences d’Argentine mettait à profit en corporation les objectifs de l’évènement de football, et assurait publiquement le catégorique succès du mécanisme publicitaire : "Maintenant le monde sait que quand l’Argentine veut, elle) peut".

A l’opposé, 19 créateurs et employés d’agences publicitaires assassinés dans la période 1976-1983 sont le seul exemple dans le syndicat d’une attitude non complaisante avec le régime.

La "campagne anti-argentine"

De l’étranger, des rapports et des dénonciations des organismes de défense des droits de l’Homme et de militants exilés, étaient diffusés par divers médias, principalement des pays européens, comme la France ou la Hollande. Cette fonction de dénonciation augmenterait, aussi, au moment du Mondial 78.

En France, un groupe de gauche de français et d’argentins, dénommé Comité d’Organisation pour le Boycott de la Coupe du Monde Argentine (COBA) organisait fin mai 78 un rassemblement à La Mutualité -lieu traditionnel de la gauche française- dans ce qui a été , selon Llonto, le "principal acte de boycott à la Coupe du Monde", et qui comptait surle soutien d’intellectuels et d’artistes reconnus, comme "Yves Montand, Simone Signoret, Alain Touraine, Jean Paul Sartre, Louis Aragon, Roland Barthes, marguerite Duras et Henry Lévy".

De plus, le groupe avait la tâche quotidienne de "harasser l’ambassade argentine en France de lettres et de fax qui réclamaient la libération de milliers de détenus et l’apparition en vie de milliers de disparus".

De leur côté, les mères et les épouses de disparus réussissaient à faire publier dans le quotidien La Prensa, le 5 octobre 1977, un premier avis demandant l’apparition en vie de leurs êtres aimés. Le titre était : "Nous demandons seulement la vérité".

Les militants de l’organisation argentine Montoneros qui étaient en Europe réalisaient des collectes de rue, imprimaient des revues, des livres et des journaux qui étaient remis aux équipes qui joueraient le mondial, aux journalistes, supporters et dirigeants Un des textes distribués disait : "Plus de 5 000 morts, plus de 20 000 disparus ne pourront pas jouer ce mondial (…) ne pourront pas le jouer non plus les 15 000 prisonniers politiques, syndicaux et étudiants et la centaine d’avocats de ces prisonniers qui ont disparu ou qui ont été assassinés".

Mais la lutte était inégale. En plus des agences publicitaires, le gouvernement complétait sa propagande avec une intense information touristique, des groupes musicaux, des voyages et des promenades, pour les délégations de journalistes et de sportifs venus de l’extérieur. L’image qu’ils emportaient était celle d’une Argentine couleur de rose.

Les Malouines : chute et tentative de réformer l’image

Est aussi resté comme une trace indélébile dans la mémoire des argentins la longue journée en solidarité avec les garçons qui se battaient aux Malouines. Un spectacle fédéral mis au service d’une supposée collecte nationale pour les jeunes qui avaient été obligés de s’embarquer pour l’aventure guerrière décidée par Leopoldo Fortunato Galtieri comme forme de perpétuation de la caste militaire au pouvoir (tout le collecté ne leur ai jamais parvenu, détourné par la hiérarchie militaire, NdT).

On se souvient aussi des spots qui accompagnaient telle croisade. Comme celle qui appelait chacun à se concentrer "sur le sien, en défendant le notre". Ou les couvertures des journaux qui célébraient un supposé triomphe dans les Îles Malouines, avec le motivant "Nous gagnons !" (Vamos ganando !).

Après cela, les temps changeront. La partie la plus importante du plan systématique de disparition de militants prenait fin, et certains secteurs de l’Etat militaire avaient en esprit l’idée d’installer le concept d’un parti militaire qui jouit du soutien populaire, pour gagner une légitimité (externe et interne) dans des élections démocratiques.

C’est alors qu’en 1980 ont commencé à apparaître dans les médias des avis qui appelaient à concrétiser "un changement de mentalité", et qui ensuite aura un visage visible dans la figure de Emilio Eduardo Massera, qui sur des affiches, proposaient "une Grande Patrie, Juste et Solidaire", avec son Parti pour la Démocratie Sociale (PDS) vers 1983.

Et le reste est une histoire connue. Aujourd’hui, les mêmes agences qui ont collaboré avec la dernière dictature génocidaire continuent de nous vendre une autre argentine, composée de boissons gazeuses, de nourriture, de voyages, d’affaires immobilières, le dernier téléphone portable à la mode, et un supposé statut et reconnaissance sociale que l’on pourrait obtenir en ayant tout cela.

Anred, 23 mars 2008.

http://anred.org/article.php3?id_article=2507