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LES PIEGES DE L’ACCORD GENERAL SUR LE COMMERCE DES SERVICES

Publie le mardi 22 avril 2003 par Open-Publishing

Par Raoul Marc JENNAR

chercheur auprès d’Oxfam Solidarité (Bruxelles) et de l’URFIG
(Bruxelles-Paris-Genève)

L ’AGCS est un des 60 textes qui constituent les " Accords de Marrakech ", signés en 1994 au terme de l’Uruguay Round, le dernier des cycles de négociations commerciales organisés dans le cadre de l’Accord Général sur les Tarifs et le Commerce (GATT).

Avec les Accords de Marrakech, on est entré dans une transformation globale
des rapports en tous genres qui régissent la vie des humains. La doctrine qui s’impose au travers de ces accords est celle du libre échange absolu. Les rapports humains sont assimilés à des rapports marchands. Il sont donc soumis aux règles du commerce qui exigent l’absence de toute forme de discrimination, c est à dire l’absence de toute prise en considération des particularités individuelles ou collectives.

Pour ce faire, tous les acteurs doivent obéir à la règle du traitement de la nation la plus favorisée : chaque pays doit accorder, sans condition, aux acteurs étrangers un traitement identique à celui qu il accorde aux acteurs nationaux

(art 2).

A terme, plus aucun Etat n aura le droit de mettre en œuvre des politiques industrielles, économiques ou commerciales spécifiques, qui tiennent compte des particularités, des besoins et des priorités nationales. C est vrai dans les pays riches, ce l est encore plus dans les pays en développement. Tous les Etats devront renoncer à leurs législations propres et soumettre leurs ressortissants aux règles du commerce mondial qui privilégient ipso facto les plus puissants.

Cette doctrine inspire tous les accords gérés par l Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui a succédé au GATT. L’OMC est aujourd’hui l’organisation internationale la plus puissante du monde parce qu elle concentre le pouvoir de faire les règles, de les appliquer et de sanctionner les pays qui ne les respecte pas, parce que les règles qu elle gère dépasse très largement les questions strictement commerciales et parce que l’OMC fonctionne dans des conditions d’opacité et d’ oligarchie qui soumettent les pays qui en sont membres à la volonté des plus puissants (Europe, Etat-Unis, Japon, Canada).
Avec l ’OMC, le droit de la concurrence l emporte sur tous les autres droits et en particulier les droits économiques et sociaux reconnus aux citoyens par les dispositions constitutionnelles ou légales adoptées dans le cadre national ou les principes arrêtés dans le cadre de pactes internationaux.

L ’AGCS est l’instrument juridique international par lequel, au sein de l’OMC, les pays industrialisés entendent appliquer radicalement la doctrine du libre échange au secteur tertiaire, le secteur de la vie économique et sociale qui regroupe l ensemble des services (services gérés par le secteur privé, services gérés par la puissance publique ou services dont la prestation est confiée par le secteur public à des acteurs privés subventionnés à cet effet). Tous les Etats membres de l’OMC sont tenus d appliquer les dispositions contenues dans l’GCS.

Quels services ?

L ’AGCS définit les services comme suit : " les services comprennent tous les services de tous les secteurs, à l’exception des services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental " (art.1).

C est la définition que donnent les gouvernements européens et la Commission européenne lorsqu ils veulent faire croire que les services publics ne sont pas concernés par l ’AGCS. En se bornant à cette partie de la définition, ils trompent la population, car le texte de l’AGCS précise qu il faut entendre par un " service fourni dans l exercice du pouvoir gouvernemental ", un " service qui n est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services " (art 1). Il est clair que les services dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l environnement sont
aujourd’hui, dans presque tous les pays, en concurrence entre un secteur public et un secteur privé. Dès lors, l’AGCS s applique bien à la quasi-totalité des services.

Un marché lucratif

Il est important de garder en mémoire que les principaux secteurs de services, en termes de marchés, représentent :

 3.500 milliards de US dollars pour la santé ;
 2.000 milliards de US dollars pour l’éducation ;
 1.000 milliards de US dollars pour l’eau.

Les modes de fourniture des services

Pour être bien certain de couvrir tous les types de services, l ’AGCS distingue quatre modes de fourniture de services

(art. 1) :

Le mode 1 : les services transfrontaliers : les services fournis sur le territoire d un Etat et qui sont fournis également sur le territoire d un autre Etat (par exemple la fourniture en Belgique d électricité produite en France, ou l’inverse).

Le mode 2 : la consommation transfrontalière de services : le service est fourni sur le territoire d un Etat à un consommateur provenant d un autre Etat (par exemple, un Belge se rend en France et fait appel aux services d un hôtel français ou d une banque française).

Le mode 3 : l’établissement d’une présence commerciale : un fournisseur de services d un Etat installe dans un autre Etat une branche, une succursale ou une représentation (par exemple, Elf Total Fina décide d installer une raffinerie en Birmanie en vertu de la loi birmane).

Le mode 4 : le mouvement des personnes physiques : lorsqu’un être humain d’un Etat se rend dans un autre Etat pour prester ou fournir un service dans le cadre d’un emploi à durée limitée (par exemple, un informaticien indien engagé par une firme en Allemagne pour un contrat de cinq ans).

Les pouvoirs publics soumis à l’OMC

Outre les obligations communes à tous les accords de l ’OMC relatives au traitement de la nation la plus favorisée, des obligations générales et des obligations spécifiques sont ajoutées dans l’AGCS :

a) obligations générales :

 la transparence : chaque Etat membre de l’OMC doit communiquer à tous les
autres l’ensemble de ses lois et réglementations (au niveau national comme au niveau des pouvoirs subordonnés) concernant les services et les adaptations qui leur sont apportées pour se conformer aux décisions de l’OMC (art. 3) ;

 la réglementation intérieure : les lois et les règlements adoptés dans un état en matière de qualification (ex : les critères définissant l eau potable ou les normes de sécurité en matière de transport) ne pourront en aucune façon être " plus rigoureuses qu il est nécessaire ", l’OMC se réservant de déterminer des " disciplines " pour empêcher que ces réglementations ne constituent " des obstacles non nécessaires au commerce des services " (art. 6). Ces disciplines pourront interdire des dispositions réglementaires ou fiscales qu un gouvernement prendrait afin d obliger un fournisseur privé d un service donné de garantir l’accès de tous à ce service(par ex : distribution d eau ou d électricité). Des à présent, l’OMC a identifié des réglementations jugées " plus rigoureuses que nécessaires " qui seraient imposées à un fournisseur privé : des limitation s à la redevance pour l eau, le gaz ou l électricité pour des personnes nécessiteuses ; des exigences qualitatives ; des autorisations et des exigences

d’institutions locales, provinciales ou régionales ayant compétence dans tel ou tel secteur de services ; des exigences de qualification professionnelle ou d’expérience professionnelle.

b) obligations spécifiques :

Lorsqu un pays aura pris des engagements spécifiques quant à l’accès à son marché national de fournisseurs de services, alors il devra se soumettre à deux autres règles :

la règle d un accès égal au marché (art. 16) : ce pays ne pourra plus
limiter, sous quelle que forme que ce soit,

a) le nombre de fournisseurs de services
b) la valeur totale des transactions ou avoirs en rapport avec les services
c) le nombre total des opérations ou la quantité totale des services
produits
d) le nombre total des personnes employées
e) les types spécifiques d’entité juridique
f) la participation de capitaux étrangers.

 la règle du traitement national(art 17) : chaque pays doit accorder à tous les autres le même traitement qu’à ses propres ressortissants (personnes privées, personnes morales, entreprises privées, services publics, etc…). Ce qu un pays autorise aux entreprises d un autre pays, il doit l’autoriser à toutes les entreprises de tous les pays membres de l’OMC.

Ces obligations spécifiques ont des conséquences importantes :

a) quand un pays prend un engagement d’accorder, sans restrictions, un accès au marché aux fournisseurs de services, cela signifie qu il doit renoncer au monopole de service public dans les secteurs concernés ;

b) quand un pays prend un engagement d accorder sans restriction le traitement national à un secteur de services (par ex. la santé), cela signifie que dans ce secteur, toute forme de distinction entre secteur marchand et secteur non-marchand doit disparaître, car il est interdit d’accorder à des services de ce secteur des prêts, des garanties sur prêts, des dons ou quoi que ce soit qui pourrait altérer la libre concurrence.

La fin du libre choix démocratique : les engagements

Pendant les périodes de négociation, les gouvernements peuvent déposer une liste d’engagements spécifiques. Ce fut le cas pendant la négociation de l ’AGCS lui-même (avant sa signature), c’est de nouveau le cas dans le cadre du présent cycle de négociations. Le gouvernement qui décide de déposer une telle liste précise pour chaque secteur de service les modalités, limitations et conditions concernant l’accès au marché et les conditions et restrictions concernant le traitement national. Il s’agit en fait d’inscrire sur une liste le degré accepté de libéralisation d’un service.

Les conséquences de ces engagements mettent fin au libre choix démocratique.
En effet, les règles relatives à l’accès au marché et au traitement national vont enlever aux institutions démocratiques tout pouvoir d adopter des politiques conformes aux besoins particuliers de la localité, de la province, du département, de la région ou de l’état.

En outre, une fois un engagement pris, il est irréversible. En effet, l’article 21 de l ’AGCS précise que tout Etat qui voudrait modifier ses engagements dans un sens qui ne va pas vers plus de libéralisation aurait à négocier avec les 143 autres Etats membres de l ’OMC des compensations financières qu’ils seraient en droit d exiger. En cas de désaccord, c’est
l’organe de règlement des différends de l ’OMC qui trancherait. Ce qui signifie très clairement que les citoyens, au travers des élections, n’ont plus la possibilité de renverser les choix d’un gouvernement dont les conséquences se seraient avérées dommageables pour la collectivité.

Une procédure sans fin, mais un calendrier précis

L’objectif de l ’AGCS est la libéralisation progressive de tous les secteurs de tous les services au cours de " négociations successives qui auront lieu périodiquement en vue

d’ élever progressivement le niveau de libéralisation "(art. 19). Et pour garantir que chaque série de négociations provoque de nouvelles avancées dans la libéralisation, l ’AGCS stipule que " le processus de libéralisation progressive sera poursuivi à chacune de ces séries de
négociations " (art 19).

L ’AGCS prévoit que la première série de négociations commencera cinq ans après l’entrée en vigueur de l’accord. Elles ont effectivement commencé en février 2000, au siège de

L’OMC à Genève. Lors de la conférence ministérielle de l ’OMC, à Doha, en novembre 2001, un coup d accélérateur a été donné :

a) chaque Etat membre a du remettre, le 30 juin 2002, les demandes qu’il formule à l’égard des autres Etats en matière de libéralisation des services dans ces Etats.

b) chaque Etat membre devra faire connaître, le 30 mars 2003, les services qu’il est disposé à libéraliser sur son territoire.

c) des négociations en vue de libéraliser les biens et les services environnementaux (eau, énergie, déchets, etc…) devront être terminées pour le 1er janvier 2005.

Des négociations commenceront ensuite à Genève en vue de concilier les offres et les demandes de services avec pour objectif une formidable avancée du processus de libéralisation.

Un processus opaque et non démocratique

Il est important de souligner que ces procédures se déroulent dans le plus grand secret.

Secret à Genève, secret à la Commission européenne, secret au sein de chaque gouvernement. Mais pas pour tout le monde : le secteur privé des services est étroitement associé à la préparation et au suivi des négociations.

Quant aux représentants démocratiquement élus des citoyens, dans chaque parlement national comme au parlement européen, ils sont totalement tenus à l’écart des décisions prises et de celles qui se préparent, comme ils sont maintenus à l’écart des choix fondamentaux de société qu impliquent ces négociations.

Aucun débat démocratique préalable à ces choix fondamentaux n est organisé.
Ceux qui incarnent la souveraineté des peuples sont réduits à accepter ou refuser le résultat de négociations une fois que celles-ci sont terminées.

Certains dirigeants de partis politiques ont commencé, depuis quelques mois,
à parler de la nécessité de " maîtriser " ou " d humaniser " la mondialisation néo-libérale. Mais à ce jour, aucun parti politique ayant des responsabilités gouvernementales dans les pays de l Union européenne n a remis en question les procédures " démocraticides " qui caractérisent la mise en œuvre de l ’AGCS .

Réagir

L’histoire atteste et les privatisations des deux dernières décennies confirment que la recherche de l’intérêt particulier est peu compatible avec la satisfaction de l’intérêt général.

La reconnaissance de droits fondamentaux est un des grands acquis du XXe siècle. Ces droits, consacrés dans des pactes internationaux, imposent à l’autorité publique, à quelque niveau qu’elle s exerce, le devoir de réunir les moyens de les mettre en œuvre. Les services publics constituent un de ces moyens.

Il apparaît donc, comme une priorité d extrême urgence, face aux menaces programmées par l ’AGCS, qu il faut :

1) exiger un moratoire sur les négociations en cours ;

2) dénoncer l’opacité de ces négociations et l absence de tout contrôle démocratique ;

3) adopter et faire reconnaître en Europe d abord et à l ’OMC ensuite une définition claire

de la notion de service public,

4) décréter que l ’AGCS ne s’applique pas aux services publics.