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Comment les révolutions commencent ? Par la faim !

Publie le vendredi 4 avril 2008 par Open-Publishing

Comment les révolutions commencent ?

Par la faim !

Françoise Crouigneau est rédactrice en chef (international) des « Echos ». Le 4 avril 2008, elle écrit :

« Quoi de commun entre la Chine, ce géant émergent qui s’impose aux plus puissants, au point de semer gêne et zizanie face aux événements du Tibet, les Philippines, le Mexique et... l’Egypte ? Une même colère de la population, confrontée à l’envol du prix de la nourriture de première nécessité. Et une même inquiétude de leurs dirigeants face à des tensions qui risquent à tout moment de tourner à l’explosion. Ce syndrome de la révolte des tortillas au Mexique, du pain en Egypte, du riz en Asie, gagne l’Afrique, la Côte d’Ivoire vient de l’illustrer. Il donne une résonance particulière à l’appel en faveur d’un « new deal » alimentaire lancé par le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick. Il conforte aussi les économistes qui voient poindre un « nouvel état du monde ». Car si chaque pays est confronté à des problèmes spécifiques, le déclencheur est toujours le même : des cours mondiaux qui atteignent des sommets inconnus depuis près de trente ans pour le blé, depuis vingt ans pour le riz, cet aliment de base pour près de la moitié de la population mondiale.

Le cas de la Chine est particulièrement frappant, compte tenu de sa spectaculaire percée à l’exportation et de l’essor d’une classe moyenne. Les épidémies dans les élevages de porc et la vague de froid du nouvel an chinois ont rendu inabordables pour les ménages les plus démunis la viande, les légumes mais aussi l’huile. Alors que les prix minimaux payés aux paysans ne les incitaient guère à accroître la production de riz et de céréales. Pour tenter d’éteindre le feu qui couve dans les villes, mais aussi dans les provinces pauvres et les zones rurales, Pékin est passé à l’action il y a quelques jours : relèvement des prix à la production pour tenter de stimuler les agriculteurs ; ventes massives de - très secrets - stocks de maïs, d’huile, de viande de porc, pour limiter la valse des étiquettes sur les étals ; renforcement des contrôles sur les exportations de produits alimentaires.

Le Vietnam, pourtant l’un des premiers exportateurs de riz au monde, a réduit ses ventes à l’étranger et envisage d’instaurer une taxe à l’export pour protéger l’approvisionnement... des Vietnamiens. L’Inde vient à son tour de suspendre ses exportations de riz. A cette aune, on ne s’étonne plus de voir les Philippines, premier importateur mondial, multiplier les accords pour tenter d’acheter les précieux grains à un prix abordable et freiner les raids de la faim dans les entrepôts. Les dirigeants égyptiens ont pour leur part gelé pour six mois leurs exportations de riz afin d’assurer un minimum de produits de substitution à ceux qui n’ont plus les moyens d’acheter des pâtes... La liste des exemples de ce type s’allonge chaque jour, sous toutes les latitudes.

Ces signaux d’alarme dont l’indignation provoquée en France par la valse des étiquettes sur des produits aussi basiques que les pâtes, le lait et les yaourts, n’est qu’un faible écho, nous ramènent à un constat dont les économistes peinent encore à prendre l’exacte mesure. Nous sommes entrés dans un monde où il faudra compter avec un pétrole et des produits alimentaires durablement coûteux quel que soit, peut-être, le retournement de la conjoncture.

L’essor des grands pays émergents comme la Chine et l’Inde ne pèse pas uniquement sur la demande de pétrole et de matières premières dans le monde. L’enrichissement d’une part de leur population fait apparaître une nouvelle génération de consommateurs bénéficiant d’un pouvoir d’achat accru. Nul ne saurait s’en plaindre. Mais cette avidité de produits alimentaires va longtemps peser sur les grands équilibres mondiaux. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une nouvelle bulle comme celle d’Internet dont l’éclatement a mis fin, en 2001, au rêve d’une « nouvelle économie » émancipée du contenu matériel de ses approvisionnements, un rêve d’autant plus plausible, à l’époque, que les cours de l’or noir et des matières premières n’étaient jamais tombés aussi bas. Il s’agit bel et bien de l’entrée dans un monde dangereux par les incertitudes que comporte toute période de transition.

Avant que de nouveaux équilibres ne s’instaurent, les frictions risquent de s’accroître entre pays producteurs et pays consommateurs, porteurs de menaces protectionnistes. Mais aussi au sein même de chaque pays entre les populations aisées, capables d’absorber l’envol des prix des matières premières, et les plus démunis. Autant dire que ce brutal retour à des réalités très terre à terre, la nourriture et la faim, n’inquiète pas uniquement les organisations multilatérales qui, comme la Banque mondiale, craignent une remontée de la pauvreté et de la malnutrition dans certains pays ou pour certaines catégories de population. Les experts commencent à se pencher sérieusement sur les conséquences géostratégiques d’un phénomène qui joue les amplificateurs de chocs et d’inégalités. Quant aux économistes, ils ne cachent plus leur perplexité face à la crise actuelle.

A priori, celle qui est née des dérives des « subprimes » aux Etats-Unis aurait pu apparaître comme une crise financière de plus. Sérieuse certes, et dont la contagion mondiale par capillarité bancaire continue de surprendre et de défier la capacité de contrôle des banquiers centraux et des gouvernements. Mais dont l’issue aurait pu, comme les précédentes, passer par une moindre croissance, une baisse de l’inflation et des taux. Or, si l’affaiblissement de la croissance mondiale se confirme, mois après mois, dans le sillage d’une récession américaine dont la seule inconnue est désormais l’ampleur et la durée, la sortie de crise paraît difficile à piloter quand tout baisse... sauf le cours des matières premières. Un réel casse-tête pour les banques centrales, dont la politique monétaire mettra du temps à s’adapter à un monde plus inflationniste. Et pour les économistes appelés à revoir leurs classiques à la lumière d’une crise décidément pas comme les autres.

http://www.lesechos.fr/info/analyses/4710493.htm