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François Cusset. Contre-discours de mai

Publie le mercredi 18 juin 2008 par Open-Publishing

François Cusset. Contre-discours de mai. Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers. Actes Sud, 2008.

Bizarrement, on a très peu célébré le cinquantenaire de Mai 58, la chute de la Quatrième République, le coup d’État feutré de De Gaulle, l’instauration d’une nouvelle République, donc d’un nouveau partage institutionnel du pouvoir, avec un renforcement du rôle de l’État, de sa prééminence, tout ce que les “ gaullistes ” libéraux d’aujourd’hui vomissent.

J’ai lu peu d’ouvrages consacrés à l’anniversaire de Mai 68, de ces deux mois dont on parlera peut-être encore dans cent ans et que j’ai eu la chance de vivre, à mon niveau d’étudiant provincial, en première ligne (http://blogbernardgensane.blogs.nou...).

Je n’ai pas même feuilleté les livres d’auteurs de droite du style Ferry, Glucksman ou Cohn-Bendit. Me souvenant de Politique Hebdo, je n’ai pas encore eu le temps de lire le roman-feuilleton d’Hervé Hamon, Demandons l’impossible. Je renvoie à une interview très vivante de lui, aux antipodes des acrimonies de nombreux soixante-huitards passés dans le camp de la réaction, et dans laquelle, une fois n’est pas coutume, je me reconnais globalement (http://www.kewego.fr/video/iLyROoaf...).

En revanche, on a vu que les auteurs de droite avaient tout fait pour nier la spécificité sociale de mai 68, alors que ce mouvement a concerné toute la société, jusque dans ses recoins les plus inattendus. Voir, par exemple, Les enragés du football. L’autre Mai 68, qui raconte la contestation dans un milieu où, il est vrai, les professionnels de l’époque ne roulaient pas en Ferrari (j’ai bien connu, au début des années soixante, le gardien de but d’une des meilleures équipes de football de première division ; ses enfants étaient boursiers). Les “ événements ” n’ont pas surgi de rien, ils ont en fait été, pour la France, l’aboutissement de mouvements de fermentation intellectuelle et militante qui, comme l’explique par le menu le livre savant de Daniel Lindenberg, Choses vues. Une éducation politique autour de 68, avaient débuté avant 1960. Ces événements s’inscrivent dans un contexte mondial qu’on n’est pas près, non plus, d’oublier : Guerre du Vietnam, contestation violente sur les campus étatsuniens, Printemps de Prague, jusqu’au poing ganté de noir de Tommie Smith, vainqueur du 200 mètres olympique de Mexico, cette fulgurance tellement bien narrée par Pierre-Louis Basse dans son 19 secondes et 83 centièmes.

Je voudrais évoquer le livre de François Cusset, brillant sociologue, historien, théoricien, né un an après les “ événements ”. Cusset a écrit, selon moi, le meilleur livre sur les années quatre-vingt : La décennie, le grand cauchemar des années 1980. Sa démarche est ici double : faire œuvre d’historien rigoureux en s’appuyant sur des faits précis, et exhumer l’air du temps pour définir la spécificité de ce printemps à nul autre pareil.

68, expose Cusset, ce fut à la fois des lycéens petits-bourgeois qui dépavaient la rue Gay-Lussac et la plus longue grève générale de l’histoire de France. Une grève qui ne répondait à aucune mesure impopulaire mais qui, elle non plus, n’avait pas surgi du néant : les salaires dans l’industrie, dans l’agriculture étaient faibles, les conditions de travail étaient dures, parfois dégradantes (voir le film Reprise), les lieux de travail connaissant plus souvent le paternalisme que la démocratie. 68, ce fut aussi des millions de prises de parole exubérantes, folles, authentiques, rimbaldiennes (« Sous les pavés, la plage ») et une langue de bois comme on n’en avait pas connue depuis la Novlangue d’Orwell.

Cusset évoque un « camaïeu d’émotions improvisées ». C’est-à-dire un enchevêtrement jamais vu d’expériences festives et de prise de conscience sociale, de libération sexuelle et de guérilléros de théâtre de boulevard, de découverte de soi et, pour certains, d’adulation de Mao, d’imagination débridée au pouvoir et de réflexions organisées, sérieuses dans les entreprises, les établissements scolaires. La société fut irriguée, ébranlée par tout cela au point que, nous dit Cusset, « […] la politique, qu’on cherche à tout prix à évacuer du souvenir plaisant de ce joli mois de mai, a pris en 68 un sens qu’elle n’a plus cessé en France de perdre depuis lors : non seulement l’extension de son territoire, à toutes les zones de l’existence (selon la devise féministe : “ ce qui est personnel est politique ”), mais aussi le substrat sensible de toute vie digne de ce nom, au sens où on vit, on souffre, on jouit directement de la politique. Et ceci sans métaphore aucune, ni faire insulte pour autant à ceux qui enduraient, au même moment, les tortionnaires sud-américains ou les camps de rééducation chinois. »

Le Moi, l’Autre, la Totalité ne faisaient plus qu’un. Jamais jusqu’alors, et jamais depuis, le social n’avait aussi pleinement rencontré le personnel. L’aventure intérieure était de l’autre côté de la rue, à l’autre bout de l’amphi, dans l’atelier voisin. L’histoire fut écrite par une parole individuelle et collective, par des faibles pour une fois forts, par des groupes et des isolés.

Cusset cite d’abondance Michel de Certeau, un “ grand frère ” (il avait trente-trois ans en 1968). Qui mieux que ce penseur jésuite, psychanalyste, philosophe, spécialiste de sciences sociales pouvait exprimer la différence de mai 68, sa singularité et peut-être, à échelle historique, son éternité : « La violence est le geste de qui récuse toute identification ». […] « Quelque chose nous est arrivé. Quelque chose s’est mis à bouger en nous. Émergeant d’on ne sait où, remplissant tout à coup les rues et les usines, circulant entre nous, devenant nôtres mais cessant d’être le bruit étouffé de nos solitudes, des voix jamais entendues nous ont changés. Il s’est produit ceci d’inouï : nous nous sommes mis à parler. Il semblait que c’était la première fois, en même temps que des discours assurés se taisaient et que des “ autorités ” devenaient silencieuses (La prise de parole). » Pendant longtemps encore, postule Cusset, ce mouvement restera d’une « brûlante actualité ».

Pour finir, l’auteur propose un découpage original de notre histoire depuis 1968. Après les trente glorieuses, explique-t-il, nous eûmes les « dix intensives » (1969-1978), avec le gauchisme, les luttes féministes, la tentation autogestionnaire. Puis nous eûmes les « vingt peureuses » (1979-1996), avec des socialistes qui avaient voulu changer la vie de tous et se contentèrent d’améliorer le quotidien des actionnaires. Enfin, face à la prise de pouvoir de l’hypercapitalisme financier, nous avons vécu les « dix réactives », certes plombées par la peur millénariste de l’An 2000 et la réaction grossièrement sécuritaire au 11 septembre 2001, mais avec des mouvements comme le DAL ou ATTAC qui pourraient préfigurer une équivalence structurale, une homologie, comme disait Bourdieu, aux expressions des luttes d’il y a quarante ans.