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Saint-Denis redécouvre sa mémoire ouvrière par la photographie

Publie le lundi 24 mai 2004 par Open-Publishing

Un patient travail de recherche, mené par le service des archives de cette banlieue communiste du nord de Paris, a permis de restituer l’héritage apporté par les générations successives d’immigrants, leur vie de tous les jours et l’évolution du tissu urbain

Une exposition ranime en douceur la mémoire de la banlieue. Fruit du travail patient du service des archives municipales de la ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), elle propose un regard nouveau sur des pans oubliés du passé de cette commune de la banlieue Nord, archétype de la cité ouvrière jusque dans les années 1960, concentré de dynamisme et de difficultés de toutes sortes aujourd’hui. OAS_AD(’Middle’) ;

L’expérience a démarré en 2001. L’idée était de collecter et d’assembler des morceaux de mémoire, visuelle et sonore, et restituer aux habitants, jeunes et vieux, français "de souche" ou étrangers, leurs regards croisés sur leur ville. Pour "inverser les représentations sur la banlieue qui est perçue comme la non-ville, regardée de l’extérieur comme un territoire sans histoire", souligne Frédérique Jacquet, directrice des archives municipales et commissaire de l’exposition.

Une campagne d’information sur le projet a été lancée. Des "ateliers de mémoire" ont regroupé des volontaires, deux ou trois fois par semaine, dans des locaux municipaux, des établissements scolaires, des résidences de personnes âgées et des foyers de travailleurs immigrés. Environ 400 personnes ont ainsi raconté l’exil de leurs parents ou leur arrivée dans la ville, la vie de famille, le travail à l’usine ; mais aussi la vie militante, la construction des cités et les sorties du dimanche.

Soixante témoignages classés par thèmes - l’exil, les quartiers, l’identité ouvrière, la cité, la famille - ont donné lieu à huit montages sonores. Les habitants ont ensuite ouvert leurs albums de famille ; 350 photographies sont aujourd’hui exposées. "Notre ambition, explique Frédérique Jacquet, était d’amener les participants à s’inscrire dans un parcours d’ensemble, un projet historique. Nous ne cherchions pas la plainte ou le récit nostalgique dissocié de son contexte. Les gens l’ont très bien compris."

La photo de famille a été très peu étudiée et presque jamais utilisée lorsqu’elle venait des milieux populaires. Or, l’exposition en témoigne, les ouvriers se sont beaucoup photographiés. Sur leur lieu de travail, à l’usine ou à l’atelier. Y compris les étrangers qui, ainsi, témoignaient de leur nouvelle vie. "Nous sommes tombés sur des fonds inouïs", se souvient Florent Pipino, employé aux archives, qui a effectué une partie de la collecte, souvent au domicile des habitants.

Le cliché n’est pas daté mais remonte, sans doute, aux années 1920 ou 1930 quand usines et manufactures voisinaient encore avec des zones de cultures. Les Le Guillou, père et fils, maraîchers à Saint-Denis, ont pris la pose devant la serre familiale. Le service comptabilité de l’usine Sulzer a fait de même en 1936, les secrétaires derrière leur machine, les chefs en col blanc. La même année, les cantinières de l’école de la rue Jules-Guesde. Puis, en 1955, Tatave, ouvrier chez EDF, photographié le jour de son départ en retraite. Un cliché intitulé "Papa et ses gazomètres" montre un ouvrier de l’énorme usine à gaz de Saint-Denis. Un autre, un métallo espagnol de chez Mouton, qui, pour la photo, a pris soin d’ôter sa casquette.

Fonderies, aciéries, fabriques de jouets et de meubles, tanneries et cartonneries ont, dès le début du siècle, irrigué et enfumé la commune. C’était, dès les années 1920, la plus peuplée des banlieues industrielles du nord de Paris. Jusque dans les années 1960, les ouvriers ont constitué plus de 60 % de la population dionysienne. Trajectoires ouvrières, trajectoires étrangères : espagnole et italienne d’abord, puis algérienne, marocaine, malienne.

L’exposition rend compte de cette diversité. Dehbia, 51 ans, institutrice à Saint-Denis, a exhumé quatre clichés familiaux, raccourci saisissant de son histoire familiale. Sur le premier, ses parents et son frère aîné sont encore en Kabylie. Sur le deuxième, les mêmes, dix ans plus tard, en 1957, se tiennent debout derrière le comptoir du Café-Hôtel-Restaurant de Sidi Aïch acheté par la famille. Le troisième a été pris, en 1998, chez Dehbia, mariée à un Français. "Chez nous, se souvient la jeune femme, on n’avait pas d’appareil, mais mon père a conservé les photos que les voisins lui donnaient."

Au milieu des années 1950, la rue du Grand-Pichet où se trouvait le café, rebaptisée depuis rue Jean-Jaurès, était la rue des immigrés : Aveyronnais, Bretons et surtout Algériens. S’y alignaient huit cafés algériens à la clientèle exclusivement masculine. "Nous étions la seule famille. Plus tard, mon père a logé des Africains, des Maliens et des Sénégalais." Exproprié en 1974, l’établissement a été balayé par le gigantesque chantier du centre-ville.

Du meublé insalubre à la bicoque, de l’hôtel au HLM et du HLM à la cité, "Douce banlieue" retrace, aussi, quarante années de révolution urbaine. Autoconstruction sur de minuscules parcelles où ont poussé les premiers pavillons dans l’entre-deux-guerres ; bidonville du Franc-Moisin où s’entassent 5 000 Algériens et Portugais, à l’aube des années 1960 ; enfin, naissance de la cité, l’aboutissement rêvé, alors, de tout parcours résidentiel. "C’est moi !", lance Madeleine, 83 ans, en montrant la photo d’une jeune femme dans une minuscule chambre d’hôtel. "C’était en 1946. Et là, dit-elle en en pointant une autre, c’est quand on a eu l’appartement, en 1957. Ma fille avait déjà 10 ans."

Exiguïté des logements, réminiscence d’un mode de vie encore rural : dehors, on était chez soi dans les années 1930 et 1940. On sortait les chaises devant les baraques, on occupait les cours. Ces habitudes n’avaient pas totalement disparu aux premiers temps des cités Paul-Eluard ou Pablo-Picasso. Pour preuve, ces clichés nombreux, pris en extérieur sur fond de barres et de tours flambant neuves, adolescents ballon au pied, jeunes filles endimanchées. Simone, une pionnière de Paul-Eluard, s’est fait photographier, en 1954, avec sa sœur et des voisins devant les fenêtres du rez-de-chaussée familial. "On était fiers et contents, c’est tout", dit-elle. La vieille dame n’a quitté la cité qu’en 1996.
Christine Garin

"Douce banlieue. Mémoire retrouvée, mémoire partagée".
6, place de la Légion-d’Honneur, à Saint-Denis (jusqu’au 23 juillet).

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