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SALO’, LA VERGOGNE D’UNE JEUNESSE JAMAIS REPENTIE

Publie le jeudi 24 juin 2004 par Open-Publishing

de Enrico Campofreda

Le révisionnisme historique remplit les médias d’évocations et de justifications sur le choix des « gars de Salo’ ». Qu’ils racontent ce que ces malheureux faisaient bon gré mal gré. S’il faut les pousser, nous les aidons en partant du roman, très connu, d’Elio Vittorini « Uomini e no » (Les hommes et les autres, Gallimard : NdT)

« Tu l’auras, camarade Kesselring, le monument que tu prétends de nous, les Italiens, mais c’est à nous de décider avec quelle pierre on le bâtira. Ce ne sera ni avec les cailloux enfumés des bourgs inermes, déchiquetés par ton extermination, ni avec la terre des cimetières où nos tout jeunes camarades reposent sereinement, ni avec la neige vierge des montagnes qui te défièrent deux hivers durant, ni avec le printemps de ces vallées qui te vit t’enfuir. Ce ne sera qu’avec le silence des torturés plus dur que toute pierre, avec la roche de ce pacte juré par des hommes libres qui, volontaires, se rassemblèrent par dignité et non par haine, décidés à racheter la vergogne et la terreur du monde. Sur ces routes, si tu veux revenir à nos lieux, tu trouveras le même engagement chez les morts et chez les vivants, celui d’un peuple serré autour du monument qui s’appelle maintenant et toujours Résistance » (Piero Calamandrei)

Que fut l’Italie du 9 septembre 1943 au 25 avril 1945 ? Que devinrent les villes et même les bourgs réduits à l’état de lager entre couvre-feu, faim, vexations, délations et prison, sévices et exterminations de civils inermes ? Ces vingt mois d’occupation infâme ont un responsable idéologique, politique, militaire : le nazi fascisme. Et ils ont des noms propres, en commençant par les nombreux criminels qui ne payèrent pas pour les atrocités commises. Commises par plusieurs.
Par ceux qui commandaient et ordonnaient et par les manœuvres de la mort, les
Schutz Staffeln. Mais aussi par ces « gars de Salo’ » que le révisionnisme historique à la mode cherche maintenant à justifier. Et qui reçoivent encore des dons des institutions de la République que leurs agissement serviles pro allemands n’a certainement pas contribué à bâtir. Il y a quelques semaines la majorité gouvernementale a proposé et voté au Sénat d’octroyer une pension aux anciens combattants de ce triste esclavage.

Une pension pour quoi ? Pour avoir été des anthropophages, dirait le jeune homme - pourtant affamé - qui regardait « le blanc-bec à la tête de mort sur son béret » consommer son repas à côté des corps inermes des assassinés de Largo Augusto (‘Uomini e no’ LXXI). Elio Vittorini le raconte dans ce manifeste moral à la conscience d’être des hommes qui est son célèbre livre. Qui ne laisse aucune issue au gars de Salo’. Il ne leur offre aucune circonstance atténuante parce qu’ils n’en avaient pas. Parce qu’ils refusaient, comme leurs patrons nazis, d’être des hommes. Ils choisissaient de faire les cannibales pour trois mille lires par mois. Pour manger de la viande et du fromage et des fruits et du beurre et de la confiture et du pain blanc trois fois par jour tandis qu’on mourait de faim. Tout le monde avait faim, mais il y en avait qui se refusaient d’être des cannibales. Comme celui qui avait le même âge du blanc-bec et qui ne se nourrissait pas plutôt que de mettre l’uniforme du déshonneur pour manger sur les cadavres de ses frères.

Il suffit de les revoir les visages de ceux que le même gradé appelait des idiots dans tant de photos que les pro nostalgiques remettent en circulation pour justifier le bas âge des gars de Salo’. Etaient-ils incapables d’entendre et de vouloir ? Cela est probable pour quelques-uns qui sont tombés très jeunes dans le filet du recrutement fanatique et forcé réalisé par le fantôme de Mussolini, pendant ces mois-là plus que jamais un fantoche dans les mains du Führer. Ceux qui ne s’engageaient pas finissaient dans les camps nazis et tous n’avaient pas la conscience et le courage de se rebeller et de rejoindre les partisans en montagne. Mais le jeune âge n’absout pas des ravages accomplis par les ratissages, les tortures, les assassinats de patriotes. Et de femmes et d’enfants. Le raccourci de mettre le béret de la mort devenait scélérat. Parce que l’exaltation de la mort est tout autre que « belle » comme a voulu le faire croire Mazzantini dans un livre de souvenirs sur son triste passé : seul celui qui n’aime pas la vie peut exalter la mort. Et il n’y avait rien d’épique dans les trépas de ces malheureux ou naïfs qui en étaient arrivés à se mettre au service des nazis en chassant, en capturant, en tuant des partisans. En soutenant aussi les SS dans les massacres de civils. Une vergogne ineffaçable. Dans une mémoire sur les dernières, terribles heures du héros partisan Dante Di Nanni, le commandant des GAP (Groupes d’Action Patriotique) Giovanni Pesce dit : « Dans cette guerre chacun a fait son choix. On n’a mis ni à l’un ni à l’autre un fusil dans la main sans expliquer pourquoi. Chacun a choisi en pleine conscience de quel côté se ranger et paye les dettes qu’il a contractées.

Cette porcherie que fut la République Sociale de Salo’ fonda même le corps des SS italiennes, en empruntant à l’allié patron l’acronyme du crime. Et tandis que ces assassins faisaient verser le sang de tant d’innocents, la propagande de Salo’ (où travaillait le raciste et futur leader du MSI Giorgio Almirante, père politique de Gianfranco Fini et d’autres néofascistes actuellement sous maquillage démocratique) parlait rhétoriquement de Patrie et d’Honneur. La Patrie était vendue aux troupes de la Wehrmacht qui l’occupaient, et le seul honneur que connurent les Pavolini, Graziani et autres Borghese fut celui d’obéir asservis aux tyrans germaniques. Les si nombreux acharnés du révisionnisme pourront-ils démentir ce qui se passait ces mois-là à Milan ? Les professeurs et docteurs Galli della Loggia, Mieli, Romano. Ils ne peuvent pas démentir. De ce passé de deuils, parlent les morts et les témoignages de milliers de victimes. De leurs enfants et petits-enfants. Ce n’est pas de l’imagination ce que narre Vittorini. Cane Nero existait, il s’appelait Franco Colombo, ex sergent de la Milice, qui avait mis sur pied la tristement célèbre Légion Ettore Muti avec sa caserne dans la via Rovello. Un ramassis d’assassins et de gibier de potence laissé libre par le préfet de police de semer la terreur dans la ville. Des escadrons de la mort, voilà ce qu’étaient les structures au service des Waffen SS, y compris la Garde Nationale Républicaine, les Brigades Noires, la X Mas, toutes sous la tutelle de Kesselring. Des tortionnaires et assassins tels que Colombo étaient Melli et Finizio du CIP et Fiorentini qui agissait dans la région de Pavie au delà du Pô avec une structure nommée Sicherheitsabteilung. Et il y avait le capitaine Clemm : il s’appelait Theo Saevecke, il occupait l’hôtel Regina de via S.Margherita, quartier général de la Gestapo. Il se servait de l’ainsi dit boucher Gradsack, et là « travaillaient » les sanguinaires Otto Kock, sous-officier Gestapo, et Franz Staltmayer, dit le fauve, armé de nerf de bœuf et de chien-loup.

Tout aussi vraie est la mort donnée sans raison et arborée (selon la coutume des nazis). Le 16 août 1944, trois cheminots fusillés à la gare de marchandises de Greco, le 21, six membres des GAP à l’aéroport Forlanini. Le 10 août, quinze partisans à Piazzale Loreto. Et les gars de Salo’ étaient là avec leurs visages de criminels ou d’abrutis, leurs fusils braqués, à obéir, à monter la garde aux morts. A consommer leur repas de viande, tandis que la chair déchiquetée des Italiens pourrissait au soleil. Cannibales. Qui sait comment pourrait expliquer sa propre anthropophagie un Ministre du gouvernement Berlusconi comme Mirko Tremaglia, qui se targue d’avoir été un gars de Salo’. Souvenez-vous, ministre, et dites aux cadavres de quels Italiens assassinés vous avez monté la garde. Cela se passait à Milan dans ce terrible 1944. Et pendant les mois qui suivirent cela n’alla pas mieux. Parmi les polices dites privées mais inspirées et nourries par la République Sociale par l’intermédiaire de Buffarini Guidi, homme de confiance du Duce, on rappelle pour sa cruauté et son zèle la tristement célèbre bande de Pietro Koch, déjà active à Rome dans les pensions Oltremare et Jaccarino. Des hôtels transformés en centres de séquestration, interrogatoire et torture pour antifascistes ou même pour de simples citoyens qui n’appartenaient à aucune organisation de la Résistance. La bande agît à Milan dans la zone de San Siro et à villa Fossati, où les sbires de Koch, avec lesquels fraternisaient les acteurs Osvaldo Valenti et Luisa Ferida (considérée dans une récente exposition parrainée par la Ministre de l’Egalités des Chances, Stefania Prestigiaccomo, un modèle -sic !- d’Italienne) mettaient en exécution des séquestrations et des sévices. Ensuite il mettaient les prisonniers dans les mains des Kappler et des Priebke, des Saevecke et des Colombo qui les fusillaient aux Fosses Ardeatine où à l’Arène où au Camp Giuriati. Avec Pietro Koch il y avait un moine bénédictin, don Ildefonso Troya Epaminonda, qui couvrait avec les notes de Schubert les cris des torturés, tandis qu’Armando Tela, Francesco Argentino, Francesco Belluomini frappaient avec des bâtons cloués et des chaînes. Et une fois la guerre finie tous ne payèrent pas. Des tortionnaires sadiques tels que Giuseppe Bernasconi, Renzo De Santis vécurent impunis. D’autres bourreaux tels que les dalmatiens Duca Masé, Giorgio Mattesich, Niccolo’ Novack firent perdre leurs traces et pourraient être encore vivants, comme le sont les Florentins Romeo Nucci, Carlo De Santis, Nestore Santini et Vasco Nebbiai de San Giovanni Valdarno, qui passent peut-être leurs jours dans leurs lieux de naissance.

Les livres d’histoire actuels sont pleins de ces terribles évènements. Mais la mémoire pourrait disparaître dans un avenir proche parce que ce révisionnisme qui cache, change, dénature les faits, avance. Jusqu’à présenter aux nouvelles générations le choix partisan et celui du néofascisme de Salo’ comme dus au hasard, immotivés, indifférents comme l’adhésion du supporter à une équipe de foot. Et déjà la Ministre de l’Instruction Publique, Letizia Brichetto Moratti, propose de réviser, retoucher les programme de manière à faire oublier la Résistance et la lutte de Libération du nazi fascisme.

Mais dans le texte de Vittorini il y a plus. Il y a l’explication du sens éthique qui animait ceux qui étaient du bon côté. Et c’était facile de comprendre quel était ce sens si on avait dans son coeur le désir de liberté et de démocratie. Le partisan qui mettait en jeu son existence le faisait pour le bonheur des autres et pour le sien. Parce qu’aucune conspiration ou révolution ne peut avoir de sens si les hommes ne peuvent pas être heureux (VII). Puis, dans les derniers, tragiques passages s’esquisse le sort du commandant des GAP Enne 2, pris par le désespoir et le cupio dissolvi parce que vidé par une lutte féroce qui lui a fait perdre autant de camarades ; c’est pourquoi, une fois découvert, il décide d’attendre dans son appartement l’arrivée des fascistes. Même dans le doute, dans la tristesse, il conjugue son destin fixé avec le seul chemin praticable : combattre (CXXVIII). Il vendra chèrement sa peau comme le patriote turinois Dante Di Nanni. Dans ces conditions on ne pouvait que combattre et, même en revendiquant justement une vie privée, un bonheur pour soi, on ne pouvait pas faire abstraction de la reconquête collective de la liberté, de l’état de droit, de la dignité humaine. Des principes sacrés que la dictature fasciste avait piétiné dès 1922 et que la servitude de la République Sociale Italienne avait tâché de sang. Que les anciens gars de Salo’ s’inclinent à la mémoire des victimes de leur propre infamie.

C’est leur unique geste admissible que le peuple italien soit disponible à accepter.

traduit de l’italien par karl et rosa

24.06.2004
Collectif Bellaciao