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CHRONIQUE ANTI-INDUSTRIELLE

Publie le dimanche 18 mai 2003 par Open-Publishing

L’action pour laquelle Bové et Riesel ont été jugés, le 19 novembre 2002
à Montpellier, est la dernière qu’ils ont faite ensemble, leurs chemins
ayant par la suite divergé. C’est précisément un axe qui semble
important dans leurs divergences d’analyse, le citoyennisme, qu’il me
paraît utile d’analyser dans cette chronique. Il définit à lui seul, à
mon avis, deux façons d’aborder la lutte ou de résister au système, deux
courants d’opposition : l’un collaborationniste et l’autre radicalement
opposé au système.

Cette analyse explique aussi pourquoi, à cause du citoyennisme, l’unité
et les luttes dans quelques domaines qu’elles soient, sont si souvent
compromises avant d’avoir commencé. Elle donne également quelques
raisons de soutenir René Riesel et de critiquer vivement José Bové
auquel, bien évidemment, nous ne souhaitons pas pour autant la prison.

Depuis le démontage du Mc Do à Millau, José Bové a entretenu la
confusion en entraînant la lutte anti-OGM dans une démarche étatiste,
anti-mondialiste, citoyenniste. Croyant pouvoir profiter du rôle de star
éphémère que les médias recherchent en permanence, le malin gaulois de
la Confédération Paysanne pensait pouvoir tout bousculer, tout utiliser
dans son combat, du directeur de l’OMC au sous-commandant Marcos, de
Pasqua à Chevènement, de Jospin jusqu’à la fête de l’Humanité, pour
finir par appeler à voter Chirac. Son choix politique de l’efficacité
médiatique a montré une fois de plus son revers. C’est lui qui se
retrouve en réalité utilisé, manipulé par une classe politique et les
médias aux ordres. Il en est réduit à demander, ou à faire demander,
pour lui la grâce présidentielle. C’est pitoyable, c’est comme s’il
demandait pardon de ses fautes. Que peut-il bien subsister à présent de
son opposition aux OGM ?

René Riesel, quant à lui, est parti de la Confédération Paysanne et
tient absolument à se démarquer de Bové et de ses acolytes
citoyennistes, à assumer pleinement ses actes.

Cette idée de citoyennisme est importante à recadrer dans la réalité,
pour bien saisir l’illusion qu’elle entretient, les intérêts divers
qu’elle sert, et pourquoi il ne peut y avoir de contestation crédible et
cohérente quand elle la monopolise grâce aux médias.

L’illusion du citoyennisme

Cette notion de citoyennisme s’inscrit bien évidemment dans une vision
idyllique et trompeuse de l’Etat. Etat dans lequel il suffirait aux
citoyens d’être actifs, informés, de voter correctement, pour que son
fonctionnement — et la mondialisation du capitalisme s’en trouvent
changés, limités, taxés, contrôlés, maîtrisés. Si cette vision du
citoyen de base actif et responsable qui s’informe, qui lutte, qui
participe est sympathique en théorie, il n’en reste pas moins qu’en
pratique les réalités de la société industrielle n’encouragent vraiment
pas ce genre d’individu, bien au contraire. Un monde complexe et
incontrôlable, une spécialisation de tout, une délégation de pouvoir qui
y est généralisée, dépossèdent une bonne partie des individus de la
compréhension qu’ils devraient avoir de leur société et de l’action
qu’ils sont supposés avoir sur elle, voire même sur leurs élus.

Faire l’apologie du citoyennisme, c’est déjà refuser de voir les limites
de la démocratie représentative, de voir le formatage de l’individu
moderne, la maîtrise de son information par les médias, les réunions à
huis-clos sur le budget ou autres négociations qui, de fait, lui sont
interdites. C’est ignorer, peut-être volontairement, les rapports
confidentiels dont il ne peut prendre connaissance et qui pourtant le
concernent directement. C’est refuser de prendre en compte les
conditions de vie et de travail, pas toujours confortables, de ce
citoyen moderne. Sa vie relève plus en réalité d’un embrigadement que
d’un épanouissement personnel. L’individualisme, l’arrivisme, une
consommation de tout, de matériels, de bouffe, de peur, d’émotions, de
loisirs, de nature, de films, de prêts à penser, d’apparences, de
personnalités toutes faites et modélisées, sont, en général, ses
préoccupations majeures. Le supposé citoyen des temps modernes est
persuadé de l’énorme avantage qu’il a à profiter du modernisme, du
progrès technique tant qu’il n’en est pas victime ou malade. Il est prêt
à ramasser des maladies, de la misère à pleines mains, comme le mazout
sur les plages, parce que les spécialistes l’auront convaincu que la
balance coût-bénéfice est avantageuse pour la collectivité ou son
confort personnel et qu’aucune autre alternative n’est possible.

Il doit désormais se faire à l’idée que sa vie a un prix et qu’elle peut
être sacrifiée sur l’autel de la science et de l’industrie. Ce prototype
du citoyen moderne délègue de plus en plus son pouvoir, sa vie, sa
réflexion à des spécialistes politiques, scientifiques, syndicaux voire
à des machines. Il leur abandonne le soin de décider, de s’informer,
d’agir, de lutter, d’exister à sa place. Ce brave citoyen ne peut que se
transformer en un individu informé mais ignorant, assisté,
individualisé, manipulé, ballotté dans des logiques qu’il ne comprend
pas ou plus. Il n’a alors pas d’autres alternatives que celles toutes
digérées qu’on lui sert dans une urne ou à la télé. La survie qui lui
est servie sur un plateau par ce système industriel ne peut que limiter
son action citoyenne au bulletin de vote ou à quelques actions de
bénévolat pour garder une image de soi pas trop négative et un semblant
d’esprit responsable.

Pour que le citoyen ait vraiment le sens des responsabilités,
faudrait-il encore qu’il en ait une idée, qu’il ait conscience de tout
ce qui se fait en son nom pour pouvoir les appréhender qu’il veuille les
voir ou qu’il décide de quelque chose !

En réalité l’image du citoyen modèle est un mythe pour valoriser l’Etat
prétendument démocratique et reporter toute la culpabilité sur ce
citoyen tellement insuffisant et répréhensible. Pourtant la seule chose
qu’on est en droit de reprocher à ce fameux citoyen de base, la seule
responsabilité qui lui incombe, c’est celle de se laisser endormir,
berner, utiliser par ce système et de vouloir consommer ou de voter pour
le moins pire !

Les résultats qui découlent de cet endormissement de la société civile
ne se révèlent pourtant guère brillants et démontrent que la population
a tort de prendre l’Etat pour un protecteur, un médiateur ou un
régulateur supposé neutre, alors qu’en réalité il est l’architecte, le
maître d’oeuvre, le gérant de cette société industrielle despotique, de
cette société humaine désintégrée.

A quoi sert ce citoyennisme mythique, cette démagogie ?

Les maîtres à penser qui prônent ce citoyennisme, prônent en même temps
la possibilité d’un Etat impartial, fort, incorruptible. En général ils
y ont directement intérêt par la place qu’ils occupent dans les agences
pro ou extra gouvernementales. Comme spécialistes ou co-gestionnaires de
l’Etat, ils profitent directement de la soumission, de la résignation de
la population et cela même s’ils s’en plaignent. Par leur
professionnalisme, ils justifient leur arrivisme et leurs propres
renoncements. Ces partisans du "plus d’Etat" ne sont pas forcément des
gens malhonnêtes ou corrompus et certains pensent sincèrement avoir les
qualités nécessaires pour pouvoir obtenir des améliorations, des
résultats à travers leurs action politique, syndicale ou scientifique.
Ils finissent par devenir des interlocuteurs, des partenaires sociaux,
économiques, et scientifiques respectables, reconnus par ce système
capitaliste industriel. Ils veulent croire ou nous faire croire à une
possible indépendance des syndicats, de la recherche publique, des
partis politiques, des institutions par rapport aux industriels. Y
a-t-il pire sottise, quand on s’aperçoit que leurs intérêts sont si
liés, si dépendants ?

Dans le courant politique qui essaie de sauvegarder ce citoyennisme,
nous retrouvons principalement une gauche nostalgique des "30
Glorieuses" : Attac, la LCR, la Confédération Paysanne, SUD,
l’Observatoire de la Mondialisation, la mouvance du Monde Diplomatique,
et des fractions du PS et du PC. Organisations qui aimeraient bien
représenter un mouvement social aujourd’hui inexistant. Ces
organisations, comme toutes celles qui n’aspirent qu’à réformer ou à
gérer l’Etat, veulent nous faire croire qu’avec leurs conseils avisés
c’est la fin de nos malheurs.

Ce mouvement citoyenniste ressort en fin de compte du réformisme, du
conservatisme, d’une résignation ambiante voire quelque peu
réactionnaire de la population. Dans les mots qu’il utilise ainsi que
dans ses revendications, on peut cerner ses intentions comme ses
dérives. Ainsi, il prétend pouvoir contrôler la mondialisation, réduire
les abus des marchés. N’y a-t-il pas grâce à cela, de bonnes places à
prendre pour ces spécialistes ? Réclamer un Etat fort, n’est-ce pas pour
installer insidieusement dans les têtes la nécessité d’un élu ou d’un
homme fort ? Utiliser le terme "contre pouvoir" pour manifester une
opposition, n’est-ce pas manifester une volonté de partager ce pouvoir,
de s’en accommoder ? D’autant plus quand ce contre pouvoir porte en lui
les germes du système (hiérarchie, élitisme, etc.) ?

Si cette idée citoyenne relève d’une démagogie, d’une duperie politique
tout à fait habituelle, par contre elle offre au système capitaliste, à
travers l’Etat, une adhésion, une illusion de participation, de
responsabilisation de la population. Illusion qui est essentielle à
maintenir dans un contexte de gestion industrielle et de catastrophes
diverses. Elle entretient dans la population l’illusion d’un Etat
démocratique pouvant être influencé, préoccupé de sa population, alors
qu’il est le garant de ce système despotique et catastrophique.

L’Etat, cet innocent aux mains pleines

L’Etat ne peut être que l’organisateur ou le défenseur zélé de
l’industrialisation avec des conséquences soigneusement vantées,
occultées, falsifiées ou cachées à la population. Que pourrait bien
apporter de plus une limitation, un contrôle de l’industrialisation à la
mode citoyenne ? Sinon une concentration urbaine pas moins inhumaine,
une industrie chimique pas moins dévastatrice, un programme nucléaire
tout aussi mortifère, une militarisation tout autant "à la pointe du
progrès", une géno-industrie tout aussi prometteuse, sur laquelle l’Etat
continuerait à baser tous ses espoirs. La responsabilité de l’Etat et de
sa recherche publique dans ces affaires n’a pas besoin d’être démontrée.
L’Etat défend, soutient et travaille pour l’industrie. Il impose, il
encourage des choix technologiques pour "que le pays ne soit pas à la
traîne d’un point de vue économique ou scientifique". Ceci est plus que
jamais le leitmotiv pour nous faire accepter n’importe quoi, pour faire
rentrer dans le rang les chercheurs récalcitrants. Ce qui est interdit
aujourd’hui est par là même banalisé et ensuite autorisé, légitimé le
lendemain sur l’autel de l’économie, de la science, de la survie, voire
de la fameuse raison d’Etat. Cette responsabilité de l’Etat dans ce
système industriel et capitaliste est d’autant plus importante à
travestir pour nos dirigeants que les conséquences que font peser ces
activités industrielles se révèlent catastrophiques ou inhumaines. De
toute façon les technologies employées ne peuvent pas être neutres. Un
de leurs effets, peut être le plus sournois, au-delà du danger immédiat
et du profit qu’elles génèrent, est de contribuer largement à
l’écrasement, à la soumission, à la résignation voire à l’aveuglement
volontaire de la population. Il importe ensuite à l’Etat de se donner
bonne conscience, une bonne image, grâce à de pseudo-débats ou
"consultations citoyennes" qui ne servent en réalité qu’à une seule
chose, celle de faire avaliser leur dictature techno-scientifique par
quelques citoyens qui se préoccupent encore de leur avenir. Les citoyens
consultés ou choisis pour la circonstance seront même traités de
"candides" à l’occasion d’une enquête parlementaire sur les
biotechnologies. C’est tout dire de la considération qui est portée à ce
citoyen de base. Dans ce genre de mise en scène, l’Etat entretient
l’illusion d’une gestion partagée, il fait intérioriser l’idée de
co-responsabilité d’une population qui est censée désirer bénéficier de
tout ce qui se fait. Malgré leurs efforts pour nous faire prendre une
dictature industrielle pour une démocratie participative, les
technologies imposent d’elles-mêmes des spécialistes, une gestion
centralisée, une hiérarchie sociale et des exclus, une gestion de
catastrophes, une gestion militaire, un despotisme dans lesquels l’idée
de démocratie, des droits du citoyen ou du syndicaliste ne sont plus
qu’un délire démocratique parmi tant d’autres. Le programme politique
des élus du peuple n’a en réalité plus guère d’importance, car ceux-ci
ne pourront que s’en remettre aux avis d’experts multiples qui les
conseillent dans la gestion de ces divers désastres sociaux, écologiques
ou autres. Ces programmes ne se rejoignent-ils pas, le moment venu, dans
cette fameuse raison d’Etat ? Pour nous, il est plus que jamais aberrant
de présenter l’Etat comme pouvant être le reflet d’une politique, une
providence ou un régulateur alors qu’il est, de plus en plus,
l’architecte, le maître d’oeuvre, le gérant de ce système industriel et
chaotique voulu irréversible et considéré comme le seul possible. Toutes
les obédiences politiques qui n’aspirent, par leur progressisme, qu’à
gérer l’Etat et sa société industrielle, qui vénèrent la science sans se
soucier du pouvoir militaro-industriel qui l’entretient, ne peuvent que
participer à nous faire avaler son fonctionnement autoritaire, son
despotisme, sa logique inhumaine.

C’est pourquoi le citoyennisme, qui soutient l’Etat, ne peut que saboter
toute opposition réelle au système.

Demander plus d’Etat ou plus d’investissement des individus pour le
renforcement de cet Etat, comme le font les apôtres du citoyennisme,
revient à demander le renforcement du système capitaliste industriel
lui-même. Demander une recherche et une expertise publique plus forte
pour encadrer la recherche privée, c’est nier leurs liens idéologiques
et financiers. C’est comme demander plus de syndicats, financés par
l’Etat et les patrons, pour s’opposer aux patrons. Ce n’est pas
forcément croire au Père Noël, puisque c’est déjà un peu ce qui se passe
et que cela ne sert pas à grand chose, sinon à nous faire accepter petit
à petit l’inacceptable et à saboter les oppositions naissantes.

C’est pour cela que, loin de représenter un frein ou une opposition au
système capitaliste, le citoyennisme médiatisé et l’opposition qu’il est
censé incarner, ainsi que tous ses propagandistes intéressés à la
gestion de l’Etat, est le meilleur moyen qui soit donné au système pour
désamorcer les luttes ou les orienter dans des impasses. Assisté par les
médias, il monopolise la contestation, il entretient l’illusion de
démocratie et permet de faire accepter, sans trop de turbulences cette
société technologique despotique.

Ce courant citoyenniste, de par sa modération d’une sagesse immense, ne
désire pas seulement limiter les excès du capitalisme, il en limite
l’analyse et les raisons de lui en vouloir. C’est la raison pour
laquelle cette modération se retrouve jusque dans ses revendications,
comme par exemple celle sur l’étiquetage et la traçabilité des OGM.
Revendication qui donne l’illusion d’un choix pour le consommateur et
toute leur place aux experts scientifiques, aux industriels. Finalement,
cette revendication, présentée comme une solution, nous fera accepter
ces OGM, puisqu’ils sont incontrôlables et irréversibles.

Avec cette infinie prudence qui les caractérise, ils s’abstiennent bien
également de remettre en question la science, la technologie et le monde
ahurissant qui les produit, puisque l’Etat y a tant intérêt. Ce qui, en
vérité, pourrait résumer leur action, c’est un pot pourri de dictons qui
dirait : "on ne crache pas dans la soupe surtout quand on veut manger à
la gamelle et que l’on a le cul entre deux chaises pour ménager la
chèvre et le chou". A suivre...

Jacques CNT AIT Essonne