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L’Europe hors les urnes

Publie le dimanche 7 juin 2009 par Open-Publishing
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L’Europe hors les urnes

06/06/2009 - Faits et commentaires

6 juin 2009 — Les élections européennes en elles-mêmes étant marquées par la banalité et l’indifférence qu’on sait, le décryptage s’avère souvent nécessaire pour distinguer ce qu’il y a d’essentiel, s’il y a quelque chose d’essentiel. Il nous semble qu’il y a quelque chose d’essentiel, ce qui ne devrait pas étonner dans une période si profondément marquée pas une dynamique de crise, – mais on trouve la chose hors des urnes et à côté d’elles.

Une analyse de Peter Schwarz, le correspondant allemand du site trotskiste WSWS.org, ce 6 juin 2009, porte sur les élections européennes et a l’intérêt évident de ne parler qu’accessoirement des élections européennes. Il s’agit d’écarter les divers couplets idéologiques, particulièrement rudes avec les trotskistes purs et durs, mais l’idée centrale est intéressante.

Schwartz part d’une intervention publique de Merkel violemment critique de la politique des USA et du Royaume-Uni dans la crise financière, et poursuit avec la tribune commune Merkel-Sarkozy publiée simultanément en France (le 31 mai 2009 dans Le Journal du Dimanche) et en Allemagne. Cette tribune s’élève in fine contre le renforcement des institutions européennes (l’Europe “forte” que Merkel et Sarko souhaitent « ne signifie pas nécessairement toujours plus de compétences pour l’Union européenne, toujours plus de législation européenne ou toujours plus de moyens financiers ») ; surtout, elle fait l’apologie d’une « Europe qui protège », tant ses institutions financières, ses industries que ses citoyens. Dans la plaidoirie qui est faite d’une « véritable régulation européenne dans le secteur financier », il y a sans aucun doute une sévère mise en cause de la réaction anglo-saxonne, surtout US, à la crise.

C’est ce thème que développe Schwartz, de la façon la plus intéressante.

« Differences between Berlin and Washington are mounting over how to deal with the international financial and economic crisis. Germany’s Chancellor Angela Merkel attacked the US government Tuesday with unusual vehemence. Addressing an audience of economic representatives in Berlin, Merkel declared that she looked “with great scepticism” upon the powers ceded to the American Federal Bank as a consequence of the economic crisis. She also criticised the Bank of England. The American and British financial press reacted indignantly. The London Financial Times headlined : “Merkel mauls central banks”, while the Wall Street Journal called Merkel’s public criticism “unusual”.

 »What is behind this conflict ?

 »Despite its negative effects, leading political circles in Germany saw the international financial crisis as an opportunity to shake off the supremacy of Wall Street and the City of London. Despite its best efforts, the financial centre of Frankfurt was never able to seriously compete with London and New York. The strength of the German economy has been its export industries, but it is precisely this sector that has been hit hard by the crisis of the financial markets. There was already increasing resistance in Germany to the activities of international hedge funds, which had bought up a number of German companies. When the collapse of Lehman Brothers then dragged a number of German banks into the abyss and plunged the world economy into recession, the conclusion in Germany was clear—the crisis was “made in America”.

 »But any hopes that Washington would adopt a more modest role in response to the crisis and be more inclined under the newly elected President Obama to cooperate with the Europeans as equals have been dashed. The crisis has only made American capitalism redouble its efforts to solve its problems at the expense of the rest of the world. The incredible sums that the Obama administration has made available to stimulate Wall Street have destroyed any hopes of re-organizing the financial markets, while feeding fears of uncontrollable inflation, which would have devastating consequences for Germany’s export industries. It was this fear that Merkel articulated in her speech in Berlin.

 »She accused the governments in Washington and London of injecting trillions of dollars into financial institutions with the intention of restoring them to their traditional positions of power, prior to the introduction of any new regulations on international financial markets. She “very clearly” saw the danger that the financial markets’ regaining power would make their regulation more difficult. Merkel continued, “All those who emerge somewhat strengthened out of the crisis will try to resist future restrictions.” She noted with concern that banks already had an outstanding new arena for speculation, “namely the shifting back and forth of government credits,” because states had expended so much money on their rescue.

 »The Süddeutsche Zeitung commented that in many capitals “the realisation was growing that the financial crisis had been unleashed by distortions on the US property market, but that its real origin, is very different : the years of overly generous monetary policy, in particular, by the US”.

 »The German and the French governments, which are in a similar situation, are reacting to American pressure by seeking to realise—with increasing aggression—their own imperialist interests. Two days before her Berlin speech, Chancellor Merkel joined French President Nicholas Sarkozy in penning an article entitled “Ten theses for a strong European Union”. This article culminates in the demand : “Europe must play a leading role in the world”.

 »The anti-American slant of the theses begins with its analysis of the causes of the international financial and economic crisis. “The (free market) liberalisation without rules failed. This failure led to the severe crisis we find ourselves in now,” the article states. “The model that we want is a responsible market economy that favours both entrepreneur and employee, not the speculator ; a market economy based on long-term investments, not on returning a fast profit”.

These are two conservative politicians who enjoy close relations with the highest business circles and can by no means be accused of harbouring any sympathy for socialism. Their attack on the market, speculation and profit can only be understood as an attack on American capitalism.

 »Merkel and Sarkozy call for a “real European regulation in the financial sector” and a “fair world trade on the basis of mutuality”. In the event of a failure of the Doha round of world trade negotiations, they threaten to go it alone with “the adoption of a provisional European solution”.

 »This is followed by an unconditional commitment to a greater international role for European capitalism : “Europe must favour the emergence of strong European industries and enterprises. It must ensure the development of European enterprises which can play in the first league worldwide ; and our policies for strengthening the competitive ability of the European economy must support this effort”. »

Schwartz spécule ensuite essentiellement sur deux thèmes pour envisager l’évolution immédiate de l’Europe. Ces deux thèmes sont, à notre sens, beaucoup plus contestables. Ils s’écartent du propos central.

• La marche vers l’“éclatement” de l’Europe, que Schwartz attribue, d’une façon assez improbable à notre sens, aux poussées US, et qui se marque selon lui, de façon tout aussi improbable, par la montée des partis extrêmes (voir les résultats en Hollande). Il s’agit là d’un mélange d’analyses un peu dépassées ou simplement conjoncturelles. Les “poussées US”, qui sont essentiellement suscitées par l’OTAN et divers groupes d’influence privés, concernent surtout les pays de l’Est de l’UE et voient leurs effets désormais transformées en un désordre difficilement maîtrisable. Aujourd’hui, nombre de pays de l’Est sont plutôt proches de l’opposition néo-conservatrice et autres à Obama, qu’influencés par l’actuelle politique US, et leur action est, au sein de l’Europe en général, de plus en plus discréditée. Quant aux résultats des partis extrémistes, ils sont un prolongement naturel de l’impuissance des gouvernements en place et l’entrée de certains au Parlement européen n’empêchera pour l’instant pas grand’monde de dormir, vue l’importance du dit Parlement. Leur entrée éventuelle dans les jeux nationaux renforcerait les tendances nationales, et contribuerait beaucoup plus au renforcement de la tendance de “l’Europe des nations”, déjà en plein développement, qu’à l’“éclatement” de l’Europe ; elle renforcerait aussi la tendance à la “protection” de l’Europe, dont on voit plus loin que c’est un thème aujourd’hui favorisé par nombre de gouvernements européens en place.

• L’éloignement, selon Schwartz, du Royaume-Uni vers une position quasi extra-européenne avec l’arrivée probable des conservateurs au pouvoir, comme élément profondément perturbateur (là aussi jusqu’à l’“éclatement”) de l’Europe. C’est accorder beaucoup d’importance au Royaume-Uni, qui est aujourd’hui en lambeaux, dont le gouvernement (Brown) a déjà littéralement explosé mais qui reste en place parce que nul ne sait quoi mettre à la place. Tous les partis, conservateurs en premier, tremblent d’aller aux élections, face aux partis extrêmes, – dans ce cas précis de la situation électorale, la montée des extrêmes importe, – et il n’est absolument pas assuré qu’un parti conservateur sortirait le Royaume-Uni de l’UE… Pour aller où ? Pour quoi faire ? Aujourd’hui, ce pays, l’Angleterre, est ce que l’on disait hier de l’Allemagne en formation, mais dans le processus inverse, non vers la formation mais vers la dissolution : l’Angleterre est devenue un gaz, quelque chose qui est devenu insaisissable, qui tente de sauver aujourd’hui la City, comme elle tentait avant-hier de sauver la Royal Navy, et hier d’“américaniser” BAE pour sauver l’industrie d’armement britannique. (Voyait ce qu’il reste de la Royal Navy, qui attend le JSF pour continuer à croire qu’elle existe ; et ce que va devenir BAE, qui participe à la fabrication du JSF et prétend soutenir le Typhoon contre le JSF au Canada.)

“Isolationnisme dans le multilatéralisme”

Ainsi débarrassés des sujets qui n’importent pas, gardera-t-on celui qui importe, dont Schwartz fait l’analyse, qui est la querelle avec les USA (plus que le monde anglo-saxon, vu l’état des Britanniques) ; l’Europe réduite à l’axe franco-allemand (plutôt que le “couple”) parce qu’il n’y a rien d’autre, que rien d’autre n’est capable de quoi que ce soit de sérieux à cet égard. Depuis la crise, avec des hauts et des bas qu’importe, les Français et les Allemands suivent le même chemin, sans affection particulière, parce qu’ils font la même analyse, qui est par ailleurs évidente : les USA sont causes de la crise à 150%, ils veulent faire payer les autres et ils veulent remettre ça, exactement dans l’état initial qui conduisit à la crise. La formule ne fait pas recette chez les Européens.

Ainsi peut-on détailler quelques thèmes au travers de l’analyse de Schwartz et du reste, qui constituent la réalité européenne aujourd’hui, – de ce qu’il reste de l’Europe, certes, – comme, par ailleurs, existent “ce qu’il reste de la puissance US”, “ce qu’il reste de la City”, “ce qu’il reste du dollar” et ainsi de suite… Nous vivons sur des restes, ceux de l’Europe comme ceux des autres, en attendant la prochaine tempête. De ce point de vue, ou bien l’on considère qu’il n’y a plus d’Europe, – mais qu’importe, au souvenir de ce qu’on a perdu, la tour de Babel à 26 ; ou bien, l’on considère que l’Europe est effectivement réduite à l’axe franco-allemand, avec le reste suivant comme il peut. Répétons-le, dans l’état absolument effrayant du continent, comme est également effrayant l’état du reste du monde d’ailleurs, il n’y a pas d’alternative, – que cette situation plaise ou déplaise, qu’importe.

L’antagonisme avec les USA s’installe d’une façon durable, et personne, en Europe, n’a rien de cohérent à opposer à cette tendance que les Français et les Allemands alimentent, dirait-on, par la nature des choses et l’évidence des intérêts politiques au sens le plus large. L’arrivée d’Obama n’a rien arrangé, pour diverses raisons, jusqu’à celles qui semblent les plus futiles et qui comptent autant que d’autres. Le constat est de plus en plus évident, chez les Européens, que les USA jouent leur propre jeu, sans consultations extérieures sauf avec les Chinois parce que les Chinois les tiennent économiquement, sauf avec les Russes parce que les Russes sont des partenaires stratégiques incontournables. Les USA vivent aujourd’hui selon la formule de l’“isolationnisme dans le multilatéralisme”, – comme Edgar Faure promettait hier à la Tunisie “l’indépendance dans l’interdépendance”.

Il ressort de ce qui précède que le mot “protection” émaille les propos communs Sarko-Merkel, – et de “protection” à “protectionnisme”, il n’y a qu’un “isme”, comme l’on sait. D’ailleurs, la “protection”, – dito, le protectionnisme, – a été la grande vedette à peine dissimulée d’une campagne qui n’avait vraiment rien d’autre de sérieux à débattre, – sinon a contrario le bloc transatlantique. Le durcissement entre l’Europe et les USA est une probabilité assez forte pour après ces élections européennes, et les directions françaises et allemandes vont aller de plus en plus dans ce sens d’une position critique des USA. Cela passera par un renforcement de cette fameuse “protection”, à laquelle les Allemands finissent de plus en plus par céder ; jusqu’ici, ils ont perdu affreusement au niveau du commerce (ce qui était censé rester en bon état de fonctionnement grâce à l’absence de “protection”) et ont été également dévasté au niveau intérieur (ce qui a été facilité par l’absence de “protection”). Dans ce cas, autant “protéger”…

Dans cette dynamique catastrophique, ou catastrophiste, qui est européenne et mondiale, c’est moins vers l’éclatement de l’Europe que l’on va que vers des décisions radicales, notamment et presqu’à coup sûr si une nouvelle explosion se poursuite, – financière ou monétaire. Cette fois, les autres devront suivre les franco-allemands sans rechigner, avec l’alternative de la création de facto d’un “noyau dur” si nécessaire. L’Europe de l’Est a intérêt à suivre sinon elle perdra sa culotte à cultiver d’une façon irresponsable l’agressivité anti-russe dont ni Français ni Allemands ne veulent entendre parler. On pourrait sans trop de risque avancer qu’en cas de “nouvelle explosion”, l’idée de Sarko agitée en octobre-novembre 2008 d’un “gouvernement” européen constitué directement à partir des Etats, rompant l’actuelle tournante de l’UE pour jouer le long terme, réservé à quelques grands pays, serait acceptée par les Allemands. Il serait bien étonnant, contrairement à ce qu’écrit Schwartz, que les Britanniques ne tentent pas d’en être, quel que soit leur gouvernement, parce que les Britanniques ont encore quelques principes dont le plus constant est que rien de sérieux (du franco-allemand) ne doit se faire en Europe sans eux.

Le dernier constat, c’est alors l’extraordinaire situation qui existe aujourd’hui en Europe, entre ces diverses situations qu’on vient de décrire et de suggérer, et l’époustouflante situation régnant au sein des institutions européennes et de tout ce qui est attenant. Ces institutions vivent à une autre époque, peu après le 11 septembre 2001 et en plein activisme de l’administration Bush. Lorsqu’on voit un chef de cabinet d’un Commissaire européen proclamer avant le récent sommet UE-Russie que la “feuille de route” de la Commission n’est pas assez anti-russe, parce qu’il ne faut pas “rompre notre solidarité avec les Américains”, on se demande de quelle planète il s’agit. (La politique de l’UE réglée par la “solidarité avec les USA” ? La “solidarité avec les USA” consistant à se durcir face aux Russes alors que les USA ne cessent d’échanger des sourires avec les Russes ? Où donc s’informent ces gens ?) ; lorsqu’on lit les scénarios de la présidence tchèque de l’UE sur la crise iranienne, qui est une courte et incisive réflexion sur les mille et une façons d’attaquer l’Iran, on se demande, etc… Pendant ce temps, certes, le “protectionnisme” continue à être cloué au pilori.

Il est impossible, si les conditions actuelles se poursuivent et si, comme c’est de plus en plus probable, une nouvelle “explosion crisique” (une nouvelle détonation de la crise devenue structure), qu’un affrontement entre les Etats dirigeants de l’Europe et les institutions européennes n’aient pas lieu. Les institutions devront passer la main ou casser. Ces élections, avec les prises de position Sarko-Merkel, annoncent aussi cette crise-là.

http://www.dedefensa.org/article-l_europe_hors_les_urnes_06_06_2009.html

Messages

  • L’actualité de la crise : Une question en appelle une autre, par François Leclerc

    Publié par Paul Jorion dans Economie, Monde financier

    Billet invité.

    UNE QUESTION EN APPELLE UNE AUTRE

    Il y a d’abord celle que l’on ne devrait plus avoir à se poser, à propos de la réalité des « jeunes pousses » de la relance, si fantasmée y compris dans les médias. Et pourtant ! elle reste accrochée sur le tapis, bien que sans points d’appuis. Paul Krugman y a à nouveau répondu, hier à Dublin : « Nous sommes passés de la panique à l’anxiété chronique » a-t-il assené, martelant à son auditoire pour être bien compris : « Les choses deviennent pire plus lentement (…) L’eurozone, comme les Etats-Unis, pourraient bien connaître une décade perdue ».

    Mais il y a aussi les questions que l’on se pose toujours, et qui sont en suspens. Allons-nous connaître une rechute aigue, alors que nous sortons à peine d’une chute libre qui n’a été reconnue comme telle que lorsqu’elle a été difficilement stoppée ?

    Pour en connaître la réponse, nous restons suspendus, aux Etats-Unis, à l’observation de deux « marqueurs » annonciateurs. Une nouvelle crise des crédits hypothécaires, conséquence du prix de l’immobilier qui ne cesse de baisser, de modalités insoutenables de remboursement des prêts qui arrivent à échéance, et de baisse des revenus des ménages. Et, si cela n’était pas suffisant en soi, parallèlement, une hausse du taux de défaut sur les cartes de crédit, alors que les statistiques de l’emploi égrènent mois par mois la sinistre réalité de la destruction progressive de celui-ci, faisant basculer les « working poor » (les pauvres qui travaillent) dans la catégorie des pauvres tout court. A ce train-là, les Etats-Unis vont rejoindre dans les statistiques de la pauvreté les pays que l’on qualifie d’émergents.

    Dans les deux cas, ce sont les banques américaines et les institutions financières qui sont en première ligne, sauvées pour le moment sur le papier, mais qui pourraient à nouveau dégringoler, sous le poids de nouvelles énormes pertes à constater. On ne fabrique pas impunément de telles quantités de dettes sans avoir à passer un jour ou l’autre à la caisse. D’autant que le grand nettoyage de printemps de leur bilan, sous les auspices du Trésor et de la FDIC, a déjà été repoussé à l’été et semble désormais mal parti.

    Comment le système financier américain va-t-il pouvoir encaisser les deux nouveaux chocs qui s’annoncent, s’ils se confirment ? Voilà ce que nous avons devant nous.

    Une toute autre question se pose en Europe, où nous savons maintenant que le vieux schéma simpliste selon lequel la crise en provenance des Etats-Unis nous en arrive avec retard mais se poursuit, alors que là-bas elle est déjà finie, ne fonctionne plus, comme tant d’autres choses d’ailleurs. La crise s’annonce prolongée aux Etats-Unis, l’Europe l’y rejoint progressivement, en ordre dispersé comme c’est désormais devenu l’habitude, à un rythme et suivant des modalités propres à chaque pays. Ayant commencé par les pays ayant le plus fauté en matière financière, c’est-à-dire ayant acheté aux Américains et même fabriqué pour leur propre compte des produits financiers issus de la titrisation de la dette, pour se poursuivre là où d’autres maux sévissent, tels de grands classiques : une énorme bulle immobilière en Espagne, une forte dépendance au commerce extérieur en République fédérale, etc.

    L’interrogation est d’une autre nature en Europe : combien de temps le filet de protection social, si décrié et dorénavant si encensé, va-t-il tenir, si la crise est de longue durée comme probable ? Evoquant la situation mondiale, Juan Somavia, directeur général de l’Organisation internationale du travail (OIT), a adressé une mise en garde, mercredi à Genève à l’occasion de sa conférence annuelle : « le monde peut avoir devant lui une crise de l’emploi et de la protection sociale d’une durée de six ou huit ans ». Remarquant ensuite que « les leaders politiques n’ont pas prêté suffisamment d’attention aux implications humaines et sociales du décalage » (entre reprise économique et redémarrage de l’emploi). Il a rappelé enfin, bien incertain présage, que « le manque d’emplois et de protection sociale nourrit l’instabilité. Les ferments de la violence, de l’agitation sociale, de la tourmente politique prolifèrent ».

    Mais il y a au moins une question qui ne se pose pas. Ce n’est en effet pas uniquement parce que la crise financière est pour l’instant contenue, mais non résolue, sans autre perspective que de gagner du temps, que la crise économique dans laquelle nous sommes plongés est de longue durée. Elle a aussi sa propre raison d’être. Rendue publique cette semaine, une étude d’Euler Hermes SFAC, leader mondial de l’assurance crédit et filiale d’AGF, livre à cet égard un éclairage très pertinent, dont voici le résumé : la dynamique mondiale était depuis une décennie portée par la demande des pays de l’OCDE, appuyée sur le crédit, « moteur extérieur » de la croissance des pays émergents, explique-t-elle. Mais ces derniers ne vont pas trouver de relais de croissance sur leurs marchés intérieurs, car trop faibles. Or l’emballement du crédit de ces dernières années a contribué à hauteur de 0,5 à 1 point de croissance annuel dans les pays développés, qui ne va pas être retrouvé. Il n’y aura pas, la crise terminée, de relance rapide du crédit. En conséquence, la croissance de l’activité, comme celle des échanges mondiaux, seront dans les années à venir « en deçà du rythme observé ces dernières années ».

    Voilà qui vient conforter, par un expert reconnu du marché du crédit, la prévision selon laquelle nous allons connaître, sauf accident de parcours toujours possible, une longue période de croissance atone et de crise rampante. Marquée sur le plan social par de fortes contradictions et des inégalités accrues, un accroissement de la précarité qui va concerner des secteurs qui, s’ils ne bénéficiaient plus de « l’ascenseur social », pouvaient se croire encore protégés.

    La suite de cette histoire en cours n’est faite que d’inconnues. Comment va-t-il être possible de gérer la dette publique ? De la financer même, pour certains pays ? D’effectivement trouver auprès du FMI, de la Banque Mondiale, des grandes banques régionales et de développement, les relais de financement des mesures de sauvetage et de relance qui vont être encore nécessaires, car eux aussi doivent être financés au préalable ? Comment le marché obligataire public, mais aussi privé, va-t-il se comporter, étant autant sollicité ? Comment, aujourd’hui, apporter des réponses à ces interrogations de demain matin, alors que le contexte même dans lequel elles vont devoir être résolues n’est pas connu ? Si ce n’est par des actes de foi. Sans préjuger du fait qu’elles trouveront ou non une solution.

    Quand on découvre un nouveau pan de l’activité financière, à la faveur de l’annonce par la BCE de son programme d’achat de 60 milliards d’euros d’ « obligations titrisées », encore bien flou malgré quelques nouvelles précisions données suite à la dernière réunion du conseil des gouverneurs, on comprend qu’il s’agit d’apporter une nouvelle aide aux banques de la zone euro, en pesant à la baisse sur les cours de ces obligations grâce à ces achats, afin qu’elles puissent regarnir leurs coffres. En remarquant que le marché de ces obligations bénies a fait un gigantesque bond en avril, leur donnant enfin grâce à cet argent frais, l’oxygène dont elles avaient besoin, comme si les banques avaient réagi comme un seul homme, profité de la même opportunité, répondu à une même consigne. A ce petit détail près que ce n’est pas en augmentant leurs fonds propres qu’elles ont respiré, mais en tirant des traites sur l’avenir, sous l’ombrelle protectrice de la BCE. Les banques sont ainsi en concurrence, sur le marché obligataire, avec les Etats et les grandes entreprises. Cela risque de faire beaucoup, à force. Aux Etats-Unis, l’alarme a été sonnée après la hausse enregistrée du rendement des taux longs des obligations du Trésor. Le loyer de l’argent, en général, ce n’est pas une question, c’est la certitude qu’il va être une des grandes questions de l’actualité de demain.

    Une autre question encore va apparaître, venant elle aussi des Etats-Unis. Celle de la régulation financière, qui y est ressentie comme d’autant plus importante, paradoxalement, qu’il est fondé les plus grands espoirs dans la résurrection du système bancaire. Et qu’il faut donc éviter les risques systémiques - c’est la philosophie américaine - tout en ne bridant qu’au minimum la « créativité financière ». En mettant plus l’accent sur la surveillance préventive que sur la réglementation. Sans entrer dans le détail complexe des mesures qui sont y préparées, et dont on ne connaît que les très grandes lignes, notamment à propos des produits dérivés, plusieurs constatations peuvent déjà être faites.

    1/ Des batailles rangées y ont actuellement lieu à propos du dispositif qui sera chargé d’effectuer cette surveillance. Elles prennent l’aspect de batailles de chiffonniers très corporatistes, chaque administration ou agence cherchant à défendre son pré carré, mais elles ont un autre enjeu plus déterminant. Il est en effet question de concentrer dans les mains de la Fed le maximum de missions, au détriment d’organismes comme la SEC, au prétexte que cette dernière a failli, mais avec comme conséquence de donner aux banques privées, qui en sont les actionnaires indirectes, via les banques centrales régionales, un maximum de prérogatives et donc de pouvoir.

    2/ Concernant les mesures elles-mêmes, les principales banques ont pris l’initiative de proposer à l’administration Obama un « package » de mesures, et elles développent à ce sujet un lobbying très intense, dont le Wall Street Journal a évoqué un aspect éloquent, à propos de la modification des normes comptables de valorisation des actifs. D’autres échos plus assourdis ont été rapportés, toujours par le Wall Street Journal, à propos de l’obligation pour les banques de conserver à leurs bilans les actifs titrisés (c’est le cas en Europe, mais pas aux Etats-Unis), une règle prudentielle dont elles voudraient s’absoudre, car elle devrait être appliquée début 2010 et représenterait, d’après JP Morgan, quelque 145 milliards de dollars à réintégrer dans les bilans. Une somme dont ne sait pas avec quelle méthode de valorisation des actifs elle a été calculée.

    Ce qui est patent, toujours sur cette dernière question de la régularisation, c’est que le feu de paille allumé par les Européens à propos des paradis fiscaux a flambé. Sans autre effet que la signature, en cours, de nouvelles conventions fiscales bilatérales entre Etats, laissant d’énormes trous dans la couverture géographique, où vont se précipiter les pratiquants émérites de l’évasion fiscale. Ne touchant pas à l’essentiel, à côté de cet artisanat des riches, l’utilisation à très grande échelle par « l’industrie financière » et l’industrie tout court de ces havres défiscalisés, qui permettent également toutes les manipulations comptables souhaitées, le camouflage aussi bien des pertes que des bénéfices, suivant les besoins du moment.

    Les Européens, qui juraient de vouloir imposer aux Américains une régulation telle que cette crise serait « la der de der », air déjà connu, se sont pris les pieds dans leur propre tapis. Celui sur lequel ils ont construit un empilage de structures, élaboré par Jacques de Larosière dans son « Rapport de supervision financière en Europe ». Ce savant montage bute pour le moment sur un « No » britannique farouche et déterminé, puisqu’il risquerait de les placer sous la supervision de la BCE. Cette question semble accaparer toutes les discussions, au détriment de celles qui devraient porter sur les mesures elles-mêmes et reflète bien l’incapacité dans laquelle l’Europe se trouve de trouver des solutions communes. Plus que tout autre facteur, cette paralysie la rend plus vulnérable à la crise. Sauf lorsque les élaborations a minima de la Commission de Bruxelles à propos de la régulation “hedge funds” lui permettent de réagir (à l’exception notable et sans surprise des Britanniques).

    Ce bulletin a été publié le Dimanche 7 juin 2009 06:34

    http://www.pauljorion.com/blog/?p=3319