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Démocratie ouvrière

Publie le lundi 8 juin 2009 par Open-Publishing

de Antono Gramsci 21 juin 1919

Un problème harcelant
s’impose
aujourd’hui à tout socialiste profondément conscient de
la responsabilité historique qui pèse sur la classe
laborieuse et sur le parti qui incarne la conscience critique et
agissante de cette classe.

Comment dominer les
immenses forces
sociales que la guerre a déchaînées ?
Comment les discipliner et leur donner une forme politique qui ait en
elle la vertu de se développer normalement, de se compléter
sans cesse jusqu’à devenir l’ossature de l’État
socialiste dans lequel s’incarnera la dictature du
prolétariat ?
Comment souder le présent à l’avenir, tout en
satisfaisant aux urgentes nécessités du présent
et en travaillant utilement pour créer et
« devancer »
l’avenir ?

Ces lignes veulent être une
incitation à penser et à agir, elles veulent être
un appel aux meilleurs et aux plus conscients parmi les ouvriers pour
qu’ils réfléchissent et pour que chacun, dans la sphère
de sa compétence, et de son action, collabore à la
solution du problème, en attirant l’attention des camarades et
celle des organisations sur les termes dans lesquels il se pose. Ce
n’est que d’un travail commun et solidaire d’élucidation, de
persuasion et d’éducation réciproque que pourra sortir
l’action concrète de construction.

L’État socialiste existe
déjà
en puissance dans les organismes de vie sociale propres à la
classe laborieuse exploitée. Rassembler entre eux ces
organismes, les coordonner et les subordonner en une hiérarchie
de compétences et de pouvoirs, les centraliser fortement tout
en respectant les autonomies et les articulations indispensables,
revient à créer dès à présent une
véritable et authentique démocratie ouvrière, en
opposition efficace et active avec l’État bourgeois, préparée
dès maintenant à remplacer l’État bourgeois dans
toutes ses fonctions essentielles de gestion et de domination du
patrimoine national.

Le mouvement ouvrier est
aujourd’hui
dirigé par le Parti socialiste et par la Confédération
du travail, mais le pouvoir social du parti et de là
Confédération s’exerce indirectement, à travers
la grande masse laborieuse, par la force du prestige et de
l’enthousiasme, par des pressions autoritaires, voire par inertie. La
sphère de prestige du parti se développe chaque jour,
elle atteint des couches populaires jusqu’à présent
inexplorées, elle suscite l’approbation et fait naître
le désir de travailler efficacement à l’avènement
du communisme dans des groupes et chez des individus jusqu’à
présent absents de la lutte politique. Il est nécessaire
de donner une forme et une discipline permanente à ces
énergies dispersées et chaotiques, de les intégrer,
de les modeler et de leur donner des forces ; de faire de la
classe prolétaire et semi-prolétaire une société
organisée qui puisse s’éduquer, créer sa propre
expérience, et acquérir une conscience responsable des
devoirs qui incombent aux classes qui accèdent au pouvoir de
l’État.

Le Parti socialiste et les
syndicats
professionnels ne peuvent intégrer toute la classe laborieuse
qu’au prix d’un travail incessant qui risque de durer des années
et même des dizaines d’années. Ils ne s’identifieront
pas immédiatement avec l’État prolétarien ;
dans les républiques communistes en effet, ils continuent à
subsister indépendamment de l’État, en tant
qu’organisme d’impulsion (pour ce qui est du parti) et de contrôle
et d’exécution partielle (pour ce qui est des syndicats). Il
faut que le parti ne cesse pas d’être l’organe de l’éducation
communiste, le foyer de la foi, le dépositaire de la doctrine,
le pouvoir suprême qui harmonise et conduit au but les forces
organisées et disciplinées de la classe ouvrière
et paysanne, C’est justement afin qu’il puisse accomplir avec rigueur
cet office qui lui incombe que le parti ne saurait ouvrir toutes
grandes ses portes à une invasion de nouveaux adhérents
qui n’ont pas l’habitude de l’exercice de la responsabilité et
de la discipline.

Mais la vie sociale de la
classe
laborieuse est riche en organisations, elle s’articule en de
multiples activités. Ce sont précisément ces
organisations et ces activités qu’il faut développer,
structurer en un ensemble, coordonner en un système vaste et
souplement articulé, capable d’absorber et de discipliner
l’entière classe laborieuse.

L’usine avec ses comités
d’entreprise, les cercles socialistes, les communautés
paysannes, sont des centres de vie prolétarienne sur lesquels
il est indispensable d’agir directement.

Les comités d’entreprise1
sont des organismes de démocratie ouvrière qu’il faut
absolument libérer des limitations imposées par les
chefs d’entreprise, et auxquels il faut infuser une énergie et
une vie nouvelle. Aujourd’hui, les comités d’entreprise
limitent le pouvoir du capitaliste à l’intérieur de
l’usine et remplissent des fonctions d’arbitrage et de discipline.
Développés et enrichis, ils devront être demain
les organismes du pouvoir prolétarien, qui devront se
substituer au capitaliste dans toutes ses fonctions utiles de
direction et d’administration.

Dès aujourd’hui déjà,
les ouvriers devraient procéder à l’élection de
vastes assemblées de délégués, choisis
parmi les camarades les meilleurs et les plus conscients, avec pour
mot d’ordre : « Tout le pouvoir dans l’usine
au
comité d’usine
 », inséparable de cet
autre mot d’ordre : « Tout le pouvoir de
l’État
aux Conseils ouvriers et paysans.
 »

Un vaste terrain de
propagande
révolutionnaire concrète s’ouvre ainsi aux communistes
organisés dans le parti et dans les cercles de quartiers. Les
cercles, en accord avec les sections urbaines, devraient recenser les
forces ouvrières du secteur et devenir le siège du
conseil de quartier des délégués d’usines, le
centre où se nouent et où convergent toutes les
énergies prolétariennes du quartier. Les systèmes
électoraux pourraient varier selon le volume des usines, on
devrait cependant chercher à faire élire un délégué
pour quinze ouvriers, par catégories séparées
(comme on le fait dans les usines anglaises) pour aboutir, par
élections successives, à un comité de délégués
d’usine qui comprendrait des représentants de l’ensemble des
travailleurs (ouvriers, employés, techniciens). Dans le comité
de quartier on devrait tendre à incorporer à ce groupe
venu de l’usine, des délégués des autres
catégories de travailleurs habitant le quartier : garçons
de café, cochers, employés du tramway, cheminots,
balayeurs, gens de maison, vendeurs, etc.

Le comité de quartier
devrait
être l’émanation de toute la classe laborieuse
habitant dans le quartier, une émanation légitime et
influente, capable de faire respecter une discipline, investie d’un
pouvoir spontanément délégué, et en
mesure d’ordonner la cessation immédiate du travail dans
l’ensemble du quartier.

Les comités de quartier
s’élargiraient en commissariats urbains, soumis au contrôle
et à la discipline du Parti socialiste et des Fédérations
de métiers.

Un tel système de
démocratie
ouvrière (complété par des organisations
équivalentes de paysans) donnerait aux masses une structure et
une discipline permanente, serait une Magnifique école
d’expérience politique et administrative, il encadrerait les
masses jusqu’au dernier homme, et les habituerait à se
considérer comme une armée en campagne qui a besoin
d’une ferme cohésion si elle ne veut pas être défaite
et réduite en esclavage.

Chaque usine mettrait sur
pied un ou
plusieurs régiments de cette armée, avec ses caporaux,
ses services de transmissions, son corps d’officiers, son état-major ;
tous ces pouvoirs étant délégués par
libre élection et non imposés autoritairement. A la
faveur de meetings, tenus à l’intérieur de l’usine,
grâce au travail incessant de propagande et de persuasion mené
par les éléments les plus conscients, on obtiendrait
une transformation radicale de la psychologie ouvrière, on
rendrait la masse mieux préparée à l’exercice du
pouvoir et plus capable de l’assumer, on répandrait une
conscience des devoirs et des droits du camarade et du travailleur
qui serait harmonieuse et efficiente parce que née
spontanément de l’expérience vivante et historique.

Nous l’avons déjà
dit :
ces notes rapides se proposent seulement d’être une incitation
à la pensée et à l’action. Chaque aspect du
problème mériterait un développement vaste et
approfondi, des élucidations, des compléments dérivés
et annexes. Mais la solution concrète et intégrale des
problèmes de la vie socialiste ne peut être apportée
que par la pratique communiste : par la discussion en commun
qui
modifie par sympathie les consciences en les unissant et en les
remplissant d’enthousiasme agissant. Énoncer la vérité,
arriver ensemble à la vérité, c’est accomplir un
acte communiste et révolutionnaire2.
La formule « dictature du prolétariat »
doit cesser de n’être qu’une formule, une occasion de déployer
une phraséologie révolutionnaire. Qui veut la fin, doit
vouloir aussi les moyens. La dictature du prolétariat, c’est
l’instauration d’un nouvel État, typiquement prolétarien,
dans lequel viendront confluer les expériences
institutionnelles de la classe opprimée, dans lequel
l’organisation de la vie sociale de la classe ouvrière et
paysanne deviendra un système généralisé
et fortement organisé. Un tel État ne s’improvise pas :
les communistes bolcheviques russes ont travaillé huit mois
pour répandre et concrétiser le mot d’ordre « Tout
le pouvoir aux Soviets
 », et les Soviets étaient
connus des ouvriers russes depuis 1905 Les communistes italiens
doivent mettre à profit l’expérience russe et
économiser temps et efforts : l’œuvre de reconstruction
exigera tant de temps et tant de travail que chacun de nos jours et
chacun de nos actes devraient pouvoir lui être consacrés.

Sans signature, L’Ordine
Nuovo
,
1, 7, 21 juin 1919.

Notes

1Les
premières commissioni interne - littéralement - commissions internes ou
intérieures -firent leur apparition à l’époque de la grève générale de
1904. Il s’agissait d’organismes spontanés, sans existence légale qui
se constituaient et se défaisaient selon les besoins de la
lutte : des comités de grève ou des comités d’action plutôt
que des comités d’entreprise. Les questions de salaires et d’horaires
demeurant du seul ressort des syndicats, dans les périodes de calme
leurs compétences étaient extrêmement limitées et se bornaient, au
maximum, à veiller à la bonne application des contrats conclus avec le
patronat.
Dès le 27 octobre 1906, la signature d’un accord entre la FIOM
(Fédération de la métallurgie) et la direction de l’entreprise
turinoise Itala aboutit, pour la première fois, à la reconnaissance
d’un de ces comités. Contemporaines et produits du développement de
l’industrie automobile et de la croissance du prolétariat turinois, les
commissioni interne commencèrent dès lors d’apparaître tantôt comme les
instruments privilégiés d’une politique contractuelle (en 1913, par
exemple), tantôt, comme au cours des années 1911-1912, comme
l’expression d’une tendance spontanée à la gestion directe.
La création, en août 1915, de « comités de mobilisation
industrielle » placés sous la tutelle du ministre de la
Guerre, avec vocation d’éviter, dans les entreprises, tout conflit
susceptible de compromettre la production, parut donner raison à ceux
qui dénonçaient dans les commissioni interne de simples organes de
collaboration de classe. Participant activement à ces comités, les
dirigeants réformistes de la FIOM (Bruno Buozzi, Mario Guarnieri,
Emilio Colombino) s’efforcèrent, en effet, de promouvoir une politique
contractuelle passant par le renforcement et la reconnaissance des
commissions internes. Tolérées dans les grandes entreprises
métallurgiques, celles-ci ne furent pourtant pas reconnues légalement.

La guerre finie, le problème des rapports entre syndicat et commissions
internes se trouva ouvertement posé. Une nouvelle tendance avait, en
effet, commencé de se faire jour chez les métallurgistes au cours de la
dernière année de guerre : rassemblant anarchistes,
syndicalistes révolutionnaires et socialistes intransigeants, elle
critiquait la politique de collaboration de classe pratiquée par la
direction syndicale et souhaitait définir, en s’appuyant sur les
commissions internes, une ligne révolutionnaire fondée sur le refus de
la délégation de pouvoir et sur la démocratie directe. La FIOM engagea
donc le combat pour confirmer et renforcer son hégémonie sur les
commissions.
En janvier 1919, un accord signé entre la FIOM et la Consortium des
industries automobiles sanctionna le contrôle des syndicats sur les
commissions internes : les candidats aux commissions internes
devaient être désignés par la FIOM et élus par les seuls adhérents de
la Fédération syndicale. Ainsi se trouvaient définis deux des thèmes
centraux de la problématique de L’Ordine Nuovo : les rapports
entre commissions internes et syndicat, et la revendication du droit de
vote pour les inorganisés.
Le traducteur a pris la parti de rendre ici commissione interna par
comité d’entreprise. Dès 1920, la première traduction française de
Gramsci (« Le mouvement communiste à Turin », L’Internationale
communiste
, II, 14, novembre 1920, 2783-2792) avait mis en
lumière cette difficulté : les commissioni interne y étaient
désignées tantôt comme des « comités », tantôt comme
de « petits conseils ouvriers reconnus par les
capitalistes », voire même comme des « conseils de
fabriques » (loc. cil., 2788). En tout état de cause, les
commissions internes et les comités d’entreprise ne recouvrent pas la
même réalité. Ces derniers, en particulier, émanent - au moins,
officiellement - de l’ensemble des travailleurs, syndiqués ou non,
alors que la représentation des inorganisés constitue, à l’égard des
commissions internes telles qu’elles existent en 1919, l’une des
revendications essentielles de L’Ordine Nuovo.

2La
premier numéro de L’Ordine Nuovo portait en
manchette : « La vérité est révolutionnaire »,
formule de Ferdinand Lassalle, manifestement reprise du Clarté
de Barbusse.

http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1919/06/gramsci_19190621.htm