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Battisti, une littérature en exil

Publie le vendredi 3 septembre 2004 par Open-Publishing

de Romain Slocombe

« Durant cette période, je ne cessais de penser à la prison et je crois que je ne me suis jamais libéré de cette obsession. Parce que la prison, c’est plus que quatre murs et des barreaux. C’est une putain d’idée qui vous poursuit même en liberté. » Obsession poursuivant le héros du Cargo sentimental lorsqu’il débarque, fugitif, à Paris, et voit devant lui s’allonger les rues « qu’avaient arpentées les exilés anti-fascistes des années 30... »

À l’exil en France vient s’entrelacer - chargée de la nostalgie des étés étouffants dans les marais Pontins : odeurs de figues mûres, et de menthe - la mémoire des récits du père, paysan communiste devenu, suite à une méprise assez cocasse, « Teodoro », figure emblématique de la résistance aux Allemands. Ce qui ne l’empêcha pas de connaître la prison quand les maquisards, redescendus de leur montagne, se firent piéger et, pour certains, massacrer par les carabiniers.

Trahison donc, et fatalité, frappent les personnages de Battisti, comme elles ont marqué l’auteur que rattrape aujourd’hui son passé des « années de plomb ». Les mésaventures du père partisan, courant au long du Cargo sentimental, sont tout sauf gratuites : en même temps que le parallèle dessiné entre deux vies, deux générations rebelles (et une troisième, avec l’apparition de la fille cachée de l’exilé), on y découvre, peu à peu, les brûlantes liaisons secrètes du temps de guerre (on songe à l’émouvant Jour des abeilles de Thomas Sanchez), et les surprises qu’elles ne manquent pas de receler encore. Le narrateur, en quête du fantôme de Silvana l’amante perdue au cours des années de jeunesse insurrectionnelle, trouvera sa vérité ultime au cimetière d’un petit bourg du Bordelais, où survivent des membres du bataillon San Marco que détacha Mussolini pour soutenir la division Totenkopf.

En dépit du titre, tout sentimentalisme est évacué chez Battisti par un style sobre, sec comme la pierre d’un mur du Sud baigné de soleil et où fleurissent les trouvailles (« ...tendu comme je l’étais, l’éternuement d’une araignée aurait suffi à me réveiller en sursaut. » ou, dans un bistrot au petit matin : « Des hommes et des femmes se succédaient au comptoir, la fumée des tasses s’ajoutait à celle de leur haleine encore imprégnée de la tiédeur des lits. »), ainsi que les douleurs d’une vie toute en brisures : « ...le sang qui formait un filet et, sans se mélanger, traversait une flaque de vin rouge avant de poursuivre sa route tortueuse. Un port en vaut bien un autre pour un cargo chargé de sentiments. »

Après l’évasion rocambolesque de la prison de Frosinone en 1981, Battisti et son cargo errant ont rejoint le Mexique, terre d’exil littéraire par excellence - puisqu’elle avala tour à tour Ambrose Bierce, Bernard Traven et Malcolm Lowry. Pays où l’ancien militant allait créer une revue culturelle, Via Libre, et, suite à la rencontre avec Paco Ignacio Taïbo II (père du néo-polar mexicain), entrer lui-même en littérature. Un remarquable premier roman à la Série Noire (Les Habits d’ombre, 1993) sera suivi par neuf autres chez divers éditeurs : Gallimard, Rivages (Avenida Revolucion), Joëlle Losfeld, Librio, Mille et Une Nuits, etc. Le temps de l’action a cédé à celui de la réflexion, amère ou ironique, sur les dérives et les illusions passées.

Il aura fallu un Perben et son homologue Castelli (Ligue du Nord - équivalent transalpin du F.N.) pour que la justice berlusconienne vienne régler ici ses vieux comptes, tout en ayant accordé là-bas l’impunité aux terroristes d’extrême-droite poseurs de bombes à la Piazza Fontana de Milan (12 décembre 1969, 16 morts, 88 blessés) et à la gare de Bologne (2 août 1980, 85 morts, plus de 200 blessés).

Voilà le genre de « détails » que vient opportunément rappeler le passionnant recueil de l’archéologue et romancière Fred Vargas, La Vérité sur Cesare Battisti - que je recommande aux adversaires, souvent peu ou mal informés, de l’écrivain que Mitterrand accueillit avec la « parole indiscutable de l’État français » (c’est Robert Badinter qui le souligne). Les sources sont parfaitement vérifiables (exemple : les rapports d’Amnesty International sur la justice italienne de 1980 à 88, où l’on met en lumière le système inique dont fut précisément victime Battisti). On trouvera de même, grâce aux écrivains italiens (dont Valerio Evangelisti et Roberto Bui), des témoignages précis, tout aussi vérifiables, concernant les actes de torture subis par les prévenus lors de l’instruction de l’affaire Torregiani et d’autres : Extraits de l’interpellation parlementaire d’un groupe d’élus à la Chambre des députés, Actes officiels du Parlement italien, 26 février 1982.

La totalité des quelques 60 délits revendiqués par les Prolétaires Armés pour le Communisme, organisation à laquelle appartenait le jeune Battisti, lui fut ainsi imputée alors qu’il était déjà en exil, par la dénonciation du seul « repenti » Pietro Mutti en échange de sa libération. (Il convient de noter que les délateurs chargeaient plutôt les camarades en fuite, cela portant moins à conséquence que pour des internés en Italie.) C’est lors de ce nouveau procès, par contumace, que Cesare Battisti fut définitivement condamné à une double peine de perpétuité et, contrairement au droit européen, il ne sera pas rejugé si le gouvernement français l’extrade mais remis directement à l’administration pénitenciaire italienne.

Extradition : mesure sinistre, et abjecte - on s’étonne de voir chez nous tant de plumes la réclamer, sans réflexion ni honte. Depuis le surprenant revirement de la Cour d’Appel (métamorphosant treize ans plus tard un non-extradable en extradable), le mot sonne comme le bricolage hâtif d’un juge aux ordres, s’obstinant à vouloir infliger un brutal épilogue « néo-réaliste » au roman noir de l’exil battistien (qui, à l’heure où j’écris ces lignes, se poursuit semble-t-il sous d’autres cieux) : les pas pesants des matons dans le corridor, le cliquetis des menottes verrouillant les poignets du romancier, l’envol discret à l’aube, à Roissy, d’un énième charter de la honte, puis le choc lourd, final, d’une porte de geôle retombant sur la vie d’un homme, d’un réfugié, d’un grand écrivain exilé trahi par la France.

Romain Slocombe

Cesare Battisti
Le Cargo sentimental
Éditions Joëlle Losfeld

Cesare Battisti
Les Habits d’ombre (réédition)
Éditions Gallimard, Série Noire

Fred Vargas (Textes et documents rassemblés par)
La Vérité sur Cesare Battisti
Éditions Viviane Hamy