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PRINTEMPS DE BEAUTE, de BEPPE FENOGLIO

Publie le vendredi 10 septembre 2004 par Open-Publishing


De Enrico Campofreda

Qu’a été le 8 septembre dans la conscience civile des Italiens en uniforme ?
La plume extraordinaire de Beppe Fenoglio en témoigne dans le roman au titre
fascistissime « Printemps de beauté » comme le refrain de la première chanson
symbole du Régime. Et ce titre côtoie amèrement toutes des désillusions de ceux
qui, en portant l’uniforme, avaient cru à l’enivrement belliciste du Duce d’Italie.
L’Armée Royale s’avéra à partir de l’annonce tragique du 10 juin 1940 une masse
de manœuvre servile de l’opportunisme politique du pater familias et de ses généraux.
Mussolini et Ciano pensaient de se gaver des restes du banquet de l’allié allemand
qui en huit mois avait phagocyté la Pologne, la Belgique, les Pays Bas, le Danemark
et la France. Mais tout de suite les campagnes de Grèce et d’Albanie firent tomber
le masque italique de forces qu’il était comique de définir armées, inaptes qu’elles étaient
en moyens et en commandements dans ce carnage que devenait le conflit mondial.

Ici et là, il y eut des actes de valeur et d’opiniâtreté militaires, individuels et collectifs. Mais si le jugement doit concerner l’homme plutôt que le soldat, l’occasion de rachat fut le choix subjectif de tenir bon après l’armistice. Tandis que les dignitaires du régime (peut-être d’accord avec Mussolini lui-même) cherchaient l’échappatoire du refus de confiance au Duce par le vote du Grand Conseil (25 juillet ’43), et Mussolini, après la petite farce de son arrestation, était fait libérer par Hitler pour en rester le pantin avec la République Sociale, l’Etat Fasciste se liquéfiait et la Monarchie Savoyarde s’enfuyait. Sur plusieurs fronts pendant quelques jours resta une Armée que beaucoup jugeaient une armée de débandés, mais ce ne fut pas totalement le cas.

Certes, chez tant de soldats et d’officiers, après les lourdes vicissitudes qu’ils avaient vécues jusqu’alors, l’instinct de sauver sa peau eût le dessus. Mais quelques groupes qui, dans les zones les plus dures, avaient eu les armes à la main, ne les jetèrent pas. En naquirent des sacrifices héroïques ; la Résistance instinctive et martyre de Céphalonie et les « débandés » qui allèrent former les bandes partisanes, surtout au Nord mais aussi au Centre de l’Italie. Des bandes qui suivaient Badoglio, comme le Johnny-Fenoglio, le Parti d’Action comme les officiers Revelli et Bocca qui ont raconté l’expérience de lutte de libération dans leurs journaux respectifs ‘La guerre des pauvres’ et ‘Partisans de la montagne’ (voir recensions). Fenoglio explique didactiquement que la plupart des militaires était afasciste ; le peu qui restait étaient antifascistes. Pour les antifascistes du Sud les fascistes étaient des bouffons, pour les antifascistes du Nord des criminels

Parmi les militaires qui choisiront le chemin de la Résistance l’antifascisme devient très vif : « Dans un pays sérieux Mussolini serait un cadavre froid depuis longtemps » , dit Lippolis, et Johnny demande : « Le porc (Mussolini) sera déjà rentré de Feltre ? » « Le traiter de porc ne suffit plus » est la sèche réponse d’un camarade. Et un artilleur « Ce bâtard de Graziani, ce lâche et traître » tandis qu’encore l’indompté Johnny manifeste le désir très lucide de la mort du général Graziani et pouvait se voir aisément comme l’exécuteur matériel, même avec une exaltation de joie morale. Le jugement de Fenoglio sur l’Armée Royale est aussi méprisant « L’armée, quelle horreur l’armée. Il faut remercier le 8 septembre pour avoir permis à l’Italie de constater combien son armée était dégoûtante, quelle honte ses officiers... Il était vrai que le fascisme avait infecté l’armée, mais si vous saviez combien l’armée était prête à se faire infecter ».
Incroyable Beppe-Johnny ; roman écrit en anglais, et un anglais slang pour des initiés ou pour des anglophiles experts. Traduit ensuite entièrement, avec trois pages seulement (concernant le dialogue entre Johnny et les soldats britanniques évadés du camp de prisonniers allemands et utilisés dans la bande de nouvelle formation comme cuisiniers) plus quelques petites phrases ici et là, laissées en langue originale.
Toujours le même usage magistral de la langue - italienne ou anglaise, cela ne fait aucune différence - pour décrire des situations et des atmosphères, des états d’âme et des sensations par des métaphores toujours formidables : « le soir s’effondrait sur la caserne », « les gouttelettes atterrissaient sur la peau et sur l’étoffe comme des crapauds tombant à pieds joints », « l’habit qui s’étala dans toute sa vulgarité et dans toute son usure », « il le regarda comme une tumeur dont il s’était libéré à peine à temps », « il se sentit un pou qui va vers l’inévitable peigne ». On rencontre aussi des néologismes comme la création d’adverbes à partir de substantives : idiotiquement.

Qui par malchance a porté l’uniforme, même seulement pour le service militaire, dans des périodes moins tragiques, dans l’après guerre, années Cinquante ou Soixante et aussi Soixante-dix, appréciera les petits tableaux sarcastiques de Fenoglio. Ce bestiaire qui est la vie de caserne, en guerre et en paix, lieu d’infamies et de grandes et petites mesquineries, de sermons et de vexations des gradés sur les subalternes, même s’il s’agit de jeunes officiers, qui adopteront ensuite avec d’autres la même grossière procédure. Parce que la hiérarchie prévoit cela : des coercitions à répétition, écervelées ou intentionnellement sadomasochistes (Garde-à-vous. Repos. Vous faites pitié. Garde-à-vous. Repos. Vous êtes dégoûtants. Garde-à-vous. Repos. Rachitiques, vous n’avez pas de couilles, bouches d’égout. Garde-à-vous. Repos. En avant, marche » et encore « Vous cracherez, vous pisserez le sang. On vous fera un cul comme ça »).

Ensuite tant de lieus communs qui sont réalité tragique du milieu et de l’appareil : le sergent major qui hurle, l’esprit de clocher, le bizutage, le lieutenant taurin et sanguin qui allait toujours au pas de charge. Un commandant avec la cigarette et la cravache d’ordonnance qui présidait la gymnastique éclaircissant les rangs parce qu’il provoquait des fractures de jambes et des lésions de dos peu habitués aux sauts périlleux. Certes, dans la misère et la désolation de la guerre même une caserne de l’arrière où on dressait des élèves avait des chambrées avec des porches peu illuminés et des flaques d’eau par terre. Et puis la nourriture qui faisait tellement exploser la dysenterie que les crottes constellaient les porches et formaient une digue à l’entrée des chambrées, jusqu’au moment où on finissait par se soulager même en Place d’Armes et le bataillon chimique dut intervenir.

Dans la trame la scène se déplace à Rome où les élèves officiers sont expédiés par le train. Garés dans une école du quartier Montesacro il se trouvent à pendre les armes aux portemanteaux des écoliers. En sortant en ville, ils approchent les lieus du Pouvoir si rhétoriquement déclamés : Villa Torlonia, Palazzo Venezia. Il vivent le bombardement allié du 19 juillet ’43, il voient les morts, le désespoir populaire, le bain de foule qui accueille le pape. Quand il se promènent dans les rues il s’aperçoivent que les gens les voient comme des opposants au fascisme : « montrez-le à la Milice que nous n’en voulons plus ».

Il passent les nuits d’août bloqués tandis que les Américains débarquent en Sicile et que les Allemands les regardent comme des ennemis. Avec la nouvelle de l’armistice il y a la certitude de la prochaine dévastation nazie et pour beaucoup l’instinct est de courir chez eux, de se cacher, de disparaître. Comme font avant tout les Hauts Commandements. La frustration est extrême : on se sent abandonné et impuissant. Il faut se défaire de l’uniforme pour éviter d’être ratissés, capturés, fusillés. L’idée de continuer la lutte vient à quelques-uns qui par des trains et des moyens de fortune remontent la Péninsule vers le Nord. Et là où « les Alpes dressent leurs grandes épaules nues » Johnny rencontre des rebelles qui résistent aux Allemands. C’est le choix définitif. Avec le sergent Modica, le lieutenant Geo et d’autres il s’organisent, eux, une poignée d’hommes, récupèrent des armes et s’affrontent avec une centaine d’Allemands. Advienne que pourra jusqu’à la mort : c’est ainsi qu’on rachète l’infamie d’une guerre démarrée du mauvais côté, que seulement les aveugles et les fanatiques de Salo’ réitérèrent avec leur servilisme aux nazis.

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Traduit de l’italien par Karl et Rosa - Bellaciao