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Conversation avec Eduardo Galeano : Mots dépouillés contre la tyrannie de la peur.

Publie le vendredi 24 septembre 2004 par Open-Publishing

23 septembre 2004

il manifesto, 2 septembre 2004

Eduardo Galeano : « Je suis devenu un perfectionniste, prêt à mourir pour un adverbe, rester jusqu’à cinq heures du matin si je ne trouve pas un adjectif. En Amérique latine les choses sont en train de commencer à changer et il faut s’unir contre la peur et contre la tradition d’impuissance qui pousse à accepter l’indignité comme destin ».

MARCO DOTTI
JONI COSTANTINO

« Il s’agit seulement d’histoires, beaucoup de petites histoires écrites pour raconter une autre histoire ». Eduardo Galeano accepterait difficilement de présenter autrement son dernier travail, Le labbra del tempo [1](Sperling & Kupfer éditeurs, 2004, 352 pages, 16 euros) en librairie depuis hier dans la version de Marcella Trambaioli, une de ses plus fidèles et attentives traductrices. Le livre est fait de récits minimaux, enchâssés dans des gravures anonymes, petites tâches poétiques provenant de la région péruvienne de Cajamarca, qu’Alfredo Mires Ortiz a rassemblées pour illustrer le volume. Les histoires pleines de poésie, quelques fois involontaire, que Galeano écoute dans la rue, ou au cours de ses voyages, sont elles aussi des histoires « anonymes » : il soutient qu’il se borne à les « traduire et interpréter », libérant « le coefficient de beauté et d’horreur » déjà latent entre leurs plis. Eduardo Galeano, qui est en Italie pour présenter son livre, a fait étape à Piacenza où il a été l’hôte du festival « Carovane », où s’est tenue cette conversation.

Votre écriture est très « légère », plane, ironique, tendue presque jusqu’au désenchantement. Quel effort vous coûte un tel accord au son de cette « petite musique » [2] ?

Un grand effort. Le prix en est très élevé. Avec les années le poids a augmenté parce que je suis devenu plus intransigeant, perfectionniste, capable de mourir à cause d’un adverbe, de veiller jusqu’à cinq heures du matin si je ne trouve pas un adjectif. Ça coûte très cher de chercher le mot, de le rencontrer. C’est très difficile de l’attraper, il s’enfuit. Quand les choses ne vont pas bien, je me répète : « il n’y a pas de musique. La musique est autre ». Ça coûte des efforts, oui, trop d’efforts. C’est presque une douleur physique, mais c’est aussi une fête. La sensation de communion avec le monde que te donne le langage nu n’a pas de comparaison. C’est une allégresse très grande. Parce que, à ce moment là, ne reste sur la feuille pas une parole qui ne soit née de la nécessité. Pas une parole qui ne soit légitime, parce que les seules paroles légitimes sont celles qui naissent de l’urgence de les dire : c’est mon unique règle, toutes les autres sont des sottises.

Est-ce pour ça que vous privilégiez les formes brèves et les déroulements presque anecdotiques ?

J’aime les formes brèves, et la brièveté en général, parce que, comme les anglais, moi aussi je crois que « less is more ». Beaucoup de temps a passé depuis que j’ai fini d’écrire Les veines ouvertes de l’Amérique Latine. Depuis lors, j’ai essayé d’écrire de manière toujours plus courte, en développant une prose décharnée, simple, nue. Sans peau, sans graisse, faite exclusivement d’os et de chair. Je ne peux espérer arriver à ce résultat qu’au terme d’un processus de réécriture qui m’oblige à revenir constamment sur chaque texte, en coupant les paroles superflues. En termes éditoriaux, au lieu de « édition revue et augmentée », je devrais dire dans mon cas « édition revue et abrégée ».

Juan Rulfo a brûlé sa vie sur un tel travail. Des années, en apparence improductives, passées à dépouiller la chair de la langue.

Il a été mon maître. Un jour, il m’a montré le crayon avec lequel il travaillait. C’était un crayon très ordinaire, de ceux qui ont d’un côté la mine pour écrire et de l’autre, une gomme pour effacer les erreurs. « Regarde bien » me dit-il en montrant la pointe du crayon, « ce n’est pas avec celle là, mais avec l’autre que j’écris ». Il écrivait en effaçant. Le problème est comment faire pour que la réalité, qui est si complexe, contradictoire, mystérieuse, insaisissable, puisse être communiquée. Comment arriver à la raconter, comment raconter ce qui ne tolère pas d’être saisi, d’autant moins par la parole. La réalité dans toute sa dimension : ce qui est, ce qui n’est pas, ce qui semble être, la veille et le sommeil, la sagesse et la folie de la réalité. Comment réussir à traduire tout ça si ce n’est avec les vibrations essentielles qui peuvent espérer retenir un écho, comme la résonance d’un diapason. La parole doit avoir cet effet de musicalité. Parce que le langage litt éraire est un langage musical, pour en reconnaître la qualité il convient de le scander à haute voix, pour comprendre si le signifié « sonne ». Quand ça ça réussit, quand ce que je raconte je le raconte comme je dois, alors -dans l’instant même où je suis en train de l’écrire- ça advient.

Vous voulez dire que ça façonne la réalité, une autre réalité ?

Exactement. Pour que tout ce qui est arrivé, arrive une autre fois. C’est une renaissance incessante à travers le langage. Ce qui a été, sera une autre fois encore. Mais pas de la même manière. La renaissance advient par éliminations. Chez celui qui raconte, chez celui qui écoute ou lit, tout ce qui revient, revient dans des formes toujours nouvelles.

Donc, ce qu’on obtient à la fin, est une sorte de mosaïque où chaque histoire n’est autre que la synthèse polychrome d’autres histoires. Comme la page sur laquelle tout écrivain trace ses propres signes ; il paraît que même le costume d’Arlequin au début était blanc. Les pièces qui le recouvrent, ou pour mieux dire le composent, seraient apparues seulement plus tard, recueillant les signes de tous les corps effleurés par le masque au cours de sa vie. Il en résulta à la fin l’habit que nous connaissons. Pourrions-nous aussi appliquer cette image à votre écriture ?

C’est vraiment comme avec Arlequin ; moi aussi je récolte des histoires, des fragments d’histoires qui restent accrochées à d’autres histoires, et donnent vie à d’autres histoires encore, toujours pareilles et toujours nouvelles. Chez les indiens du Nouveau-Mexique, dans ce vaste territoire qui avant était mexicain et maintenant est occupé par les Etats-Unis d’Amérique, est restée une antique tradition, celle du « storyteller ». Il s’agit d’une statuette en céramique, très gracieuse, homme ou femme selon les cas, qui a de nombreuses figurines attachées à elle. D’autres hommes et d’autres femmes qui sortent de ses narines, des oreilles ou des yeux. Pour traduire cette figurine en termes littéraires, nous pourrions dire que le « story killer » est un homme « plein de gens ». La sensation qu’on éprouve en racontant des histoires -en les transfigurant donc, sans avoir l’illusion de les rapporter comme on les entend- c’est que c’est justement dans ce va et vient, dans cet aller et ce retour, dans ce que quelqu’un écoute, dit, raconte, transforme, que se découvre une multitude de corps et d’histoires.

Où recueillez-vous vos histoires ?

Jour après jour, là où ça vient. Parmi toutes celles que je rencontre en chemin et qu’on me raconte, celles que je préfère sont celles à l’apparence la plus quotidienne. Je suis quelqu’un qui se perd souvent, même chez moi. Je crois que je vais dans la salle de bains et je m’aperçois que je suis entré dans la chambre, je vais dans ma chambre et je me retrouve dans la cuisine... Un jour je me suis perdu à Cadix, une ville que j’aime et connais très bien. J’étais au marché, j’ai demandé des informations et un homme m’a dit : « Va, et fais ce que la route te dit ». C’est une phrase simple, mais simplement impossible. Parce que cet homme n’était pas en train de me donner un renseignement banal, il était en train de m’expliquer ce que peut être le voyage dans le monde. « Fais ce que la route te dit ». Suis ses indications, si tu veux aller de par le monde. Parce que la route te parle et elle est en train de te dire que tout vaut la peine, toute chose doit être écoutée. Tout. Même le silence. Le silence est un langage, un langage très riche et articulé. Et quand parle le silence, alors la parole ne peut résonner. Le silence est chargé de toutes les paroles, et doit être écouté.

Là aussi votre idée de « nécessité de dire » revient ?

Je pense au langage « primitif », aux gens qui utilisent peu de mots, qui n’ont pas de culture. J’utilise ce mot seulement pour mieux m’expliquer. Du point de vue des experts, les « primitifs » seraient des gens de peu, parce qu’ils possèdent un langage « pauvre ».Pour ne pas être « pauvre », qu’est-ce qu’il devrait être, « milliardaire » ? Par contre, la richesse qu’ils abritent est impressionnante et terrible. Et au contraire, le langage de nombreux « érudits » est d’une pauvreté embarrassante et pitoyable, parce qu’elle n’émerge pas de la nécessité du dire. A la base du langage il y a toujours une nécessité expressive. En Amérique Latine arrivent de plus en plus fréquemment de situations dans lesquelles les indigènes sont obligés de parler l’espagnol, que nombre d’entre eux ne dominent généralement pas. Tout en ne connaissant que peu de mots, la corruption à laquelle ils soumettent la langue a un impact expressif tellement fort que ça provoque une rupture. Là où l’exper t voit une erreur, je vois une brèche. Une blessure, une coupure expressive, une nouvelle ressource du langage. Il y a quelques temps, je me trouvais pour un congrès à Lima, une ville grise, toujours couverte de nuages. Dans la rue, j’ai vu un indien, le regard tourné vers le ciel. Je me souviens bien de ses paroles : « Pauvre ciel, qui voudrait pleurer mais n’y arrive pas ». Je trouve cette phrase d’une grande beauté poétique, tout en disant une vérité objective. Les enfants tout petits aussi ont cette capacité poétique, après ils la perdent. Comme disait George Bernard Shaw : « à l’âge de sept ans, je dus interrompre mon éducation pour aller à l’école ».

Vous avez écrit que « la guerre est la suite de la télé avec d’autres moyens », en mettant la phrase dans la bouche de Von Clausewitz, un revenant absorbé par le zapping. Pensez-vous la même chose d’Internet ?

Je reconnais que je me suis repenti : j’ai dit du mal de cet outil, à cause de certains préjugés que j’avais. Et sûrement, je n’ai pas cessé d’être méfiant. Quelques fois je crois que la machine « travaille la nuit », que d’une manière ou d’une autre elle nous conditionne, et pendant que nous, nous croyons nous en servir, c’est elle qui se sert de nous. Je comprends combien tout ça est simpliste, c’est seulement un soupçon, pas une conviction profonde. Cependant, moi aussi j’utilise l’ordinateur, mais seulement pour expédier aux éditeurs la version finale de ce que j’écris à la main. C’est comme ça que j’échappe au démon des coquilles typographiques et des méprises qui affligent souvent les activités rédactionnelles quand il faut transcrire les textes. Mais je garde toujours le soupçon qu’un jour, nous serons programmés par les ordinateurs, déplacés par les voitures, achetés par les cartes de crédit et par les supermarchés. C’est peut-être un préjugé ça, et comme tel, injuste, mais il provient d’un trouble profond engendré par une société qui nous pousse à nous convertir en outils de notre outil, où les moyens deviennent des fins. Dans son film, Bowling for Columbine, Michael Moore a expliqué, en d’autres termes, utilisant le langage qui lui est propre, ce processus de réduction, qui est en même temps un processus de construction de la peur ; une peur qui est en train de contaminer toute chose. Sa diffusion arrive comme un gaz paralysant de tout aspect de la vie. C’est une dictature du « on ne peut pas ». On ne peut pas fumer, on ne peut pas aimer, on ne peut pas parler, on ne peut pas se souvenir. Il y a une crainte diffuse et paralysante qui empêche de vivre. Et la peur est utilisée comme prétexte par le terrorisme : le terrorisme « privé » parce que celui qui fabrique la peur est le terrorisme d’Etat, qui ne peut bien sûr avouer ses intentions. Cette forme de terrorisme se sert de la crainte et du fanatisme pour imposer sa propre domination à travers la logique du « on ne peut pas ». C’est ce fatalisme, qu’on pourrait appeler idéologie de l’impuissance, qui bloque les gouvernements progressistes de l’Amérique Latine en créant un mur en caoutchouc contre lequel viennent butter toutes les meilleures intentions de réforme. Cette idéologie, cette peur, ce fanatisme sont instrumentalisés de façon très efficace par les organismes économiques internationaux, à commencer par le Fonds Monétaire International. Il n’y a pas de gouvernement qui puisse agir contre cette « idéologie ». Les choses, pourtant, commencent à changer en Amérique Latine. Elles commencent, seulement ; mais si les gouvernements s’entendaient à nouveau pour bouger ensemble ce serait un premier pas, important, contre le faux progressisme qui ne sait que dire « on ne peut pas ». Il faut s’unir contre la peur et contre la tradition de l’impuissance qui pousse à accepter l’indignité comme destin. L’indignité, qui est une chose intolérable en soi, devient à travers cette tradition de la peur un destin inéluctable. Un monde paralysé par la peur est un danger terrible qui risque de marquer le chemin de la liberté.

Dans le dernier chapitre de votre livre A testa i giù [3] , vous parlez d’un « droit au délire ». Quel rôle attribuez-vous à ce droit, face à la débâcle qui nous entoure ?

C’est un texte dans lequel je m’identifie beaucoup. Je crois que pour pouvoir trouver sa place, dans un monde qui a vraiment la tête en bas, il faut changer de regard, parce que tout dépend du point de vue. Pour pouvoir vraiment voir comment est ce monde, il faut connaître notre point de vue. Du point de vue d’un ver de terre, un plat de spaghettis est une orgie. La réalité est multiple, diverse, trop complexe pour se laisser enfermer dans un principe ou une vérité universelle. Tout « centre du monde », en tant que vérité universelle qui nie tout autre point de vue, et donc nie l’idée même de l’autre, est dangereuse. Il faut être profondément respectueux de la diversité du monde, qui est une diversité des points de vue. Dans mon dernier travail, Le labbra del tempo, il y a un texte intitulé exactement comme ça, « Points de vue ». Dans la mythologie des indiens Ishir, comme dans toute la mythologie universelle, les hommes volent quelque chose aux dieux. Promét hée déroba le feu, les Ishir ont volé les couleurs. Grâce à eux le monde n’est plus gris. Il y a quelques temps, un de mes amis paraguayens, Ticio Escobar, a accompagné une équipe de télévision européenne qui voulait filmer des scènes de vie quotidienne de ces indigènes. Une fillette suivait comme une ombre le réalisateur français, qui avait de très beaux yeux bleus. Quand il lui demanda pourquoi donc elle le suivait, la fillette répondit qu’elle voulait savoir de quelle couleur il voyait le monde. « De la même couleur que toi » lui répondit le réalisateur. La fillette, fâchée, lui répondit : « et vous qu’est-ce que vous en savez de quelle couleur je vois les choses, moi ? ». La plus grande richesse réside dans la diversité des yeux qui regardent le monde, dans la quantité de mondes que le monde contient. Pour cette raison, nous devons essayer par tous les moyens de sauver la pluralité des regards et des mondes qui, jour après jour, est non pas menacée, mais massacrée par cette chose que certains s’obstinent à appeler globalisation, alors que ça n’est rien d’autre qu’une réduction des points de vue à un unique point de vue. La soustraction des mondes aux diversités qui les habitent.

www.ilmanifesto.it

Traduit de l’italien par m-a patrizio

Extrait de Révolution Bolivarienne N°4, Septembre-Octobre 2004. bolivarinfos@yahoo.fr.

[Pour bien juger des révolutions et des révolutionnaires, il faut les observer de très près et les juger de très loin (Simon Bolivar).]

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Du même auteur :

 Des fissures au coeur de l’ empire.

 La Bolivie, le pays qui veut exister.

 La nausée

 La guerre

 Paradoxes

Eduardo Galeano est né à Montevideo, en Uruguay, il y a une soixantaine d’années. Il a fondé et dirigé plusieurs journaux et revues en Amérique latine . En 1973, il s’est exilé en Argentine avant de rejoindre l’Espagne. Il est retourné vivre en Uruguay en 1985.

Outre son œuvre journalistique considérable, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs ont été publiés en français :

 Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (Plon, 1999)
 Vagamundo (Actes sud, 1985)
 La Chanson que nous chantons (Albin Michel, 1977)
 La trilogie Mémoire du feu - Les Naissances, Les Visages et les masques, Le Siècle du vent (Plon 1985 et 1988)
 Jours et Nuits d’amour et de guerre (Albin Michel 1987) - Une certaine grâce (Nathan, 1990)
 Amérique, la découverte qui n’a pas encore eu lieu (Messidor, 1992)
 Le Livre des étreintes (La Différence 1995)
 Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998)

[1] “Les lèvres du temps”

[2] En Français dans le texte

[3] « La tête en bas »

Source : http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=1781