Accueil > Le Roméo palestinien

Le Roméo palestinien

Publie le samedi 25 septembre 2004 par Open-Publishing

Lundi 27 septembre à 22h10 sur Arte. Plus de info (ici)

de Uri Avnery

Arna Mer était une femme passionnée et passionnante. C’était la fille d’un professeur
de médecine qui était déjà devenu une légende de son vivant. Jeune femme elle
a rejoint les combattants légendaires du Palmakh de l’armée clandestine, et depuis
lors le keffieh qu’ils portaient est devenu sa marque.

Après la guerre de 1948, elle a rejoint le Parti communiste, le groupe alors le plus détesté en Israël, et elle a épousé un Arabe, permanent du parti. Ses deux célèbres fils, Juliano et Spartak, portent des noms révolutionnaires.

Au début de l’occupation, Arna s’est installée au camp de réfugiés de Jénine, un océan de misère et de privation, et elle y a créé une île de lumière : un théâtre d’enfants. Avec l’aide de Juliano, alors jeune acteur en herbe, elle a réuni un groupe de garçons et filles de 9-10 ans et a improvisé des spectacles avec les moyens les plus rudimentaires. Parlant couramment l’arabe, elle s’identifiait complètement au malheur des Palestiniens et encourageait les enfants à exprimer leur colère, leur fierté et leur opposition à l’occupation.

Pour cet engagement, elle a reçu le « Prix Nobel alternatif » à Stockholm. A la veille de sa mort à la suite d’un cancer, usée et fragile, elle a rendu visite au camp pour faire ses adieux.

Une telle personnalité pourrait constituer un film à elle seule. Mais dans le film Les enfants d’Arna, dirigé par Juliano, les « enfants » sont les vedettes à côté de la « mère », faisant du film un document unique - indispensable pour comprendre l’Intifada.

Il y a un an, le film de Mohamed Bakri, Jenine, Jenine, a déclenché une tempête en Israël et est même allé jusqu’à la Cour suprême (qui a annulé la décision interdisant sa diffusion). Les deux films couvrent partiellement le même sujet : les événements de Jénine d’avril 2002, quand l’armée israélienne a envahi la ville et le camp de réfugiés de Cisjordanie dans le cadre de l’« Opération rempart ».

Les deux expriment une profonde empathie pour les Palestiniens. Mais il y a une grande différence entre les deux. Dans le film de Mohamed Bakri, les gens de Jénine sont montrés comme les victimes d’un massacre. Dans la version de Juliano Mer, ils apparaissent comme des héros qui se sont attaqués à l’énorme puissance de l’armée israélienne. Les combattants palestiniens dans le film démentent avec colère l’affirmation qu’il y a eu un « massacre », affirmation qu’ils considèrent comme humiliante et insultante.

Leur attitude rappelle un peu celle des survivants de la révolte du Ghetto de Varsovie.

Ce qui fait du film une expérience inoubliable, c’est la double présentation de ses héros. Juliano les avait filmés quand ils étaient enfants, membres du groupe d’Arna. Ils sont des garçons et des filles captivants pleins d’esprit et d’humour.

On les voit tous les quatre, criant et se bagarrant comme des jeunes chiens. On voit Ashraf, le garçon le plus marquant, rêvant d’un avenir où il sera le « Roméo palestinien ». Nous observons ces enfants, vivant dans des conditions inhumaines, rêvant d’une vie de bonheur et de lumière.

Au cours du film, nous les rencontrons de nouveau, devenus des jeunes gens.

Le souriant, captivant Ashraf, le Roméo palestinien, s’était fait exploser au cours d’un attentat-suicide. Comme d’habitude dans de tels cas, juste avant l’action, il avait enregistré une dernière déclaration en vidéo : un jeune barbu, grave, déterminé, expliquant que la mort vaut mieux que la vie dans un camp de réfugiés sous occupation. D’autres sont tombés - ils sont « tombés » et n’ont pas été « massacrés » - dans la bataille de Jénine.

Les Palestiniens se sentent avec Juliano en totale confiance, bien qu’il soit un « Yahudi » (en réalité, il est seulement à moitié Juif, mais à leurs yeux c’est un Juif).

Aussi a-t-il obtenu ce qu’aucun autre Israélien n’avait pu avoir : ils lui ont permis de les accompagner et de les photographier, jour et nuit, jusqu’à la fin. Il en est résulté un document unique et inestimable.

Ce document montre comment ces hommes, qui sont décrits dans les communiqués de presse des Forces de Défense israéliennes (FDI) comme des « hommes en armes » et appelés « fils de la mort » (ce qui signifie : destinés à être tués), vivent et meurent.

Nous les voyons se déplacer en petits groupes, équipés d’armes légères, ou dormant tout habillés, prêts à sauter dans l’action à tout moment. Ils sont assis ensemble, fument cigarette sur cigarette, plaisantent quelquefois entre eux comme tous les combattants avant la bataille.

Un esprit de fraternité et de camaraderie flotte dans l’air.

Ce sont, en tout et pour tout, des jeunes gens pleins de vie qui savent que leurs jours sont comptés. Aucun d’eux n’est un religieux fanatique.

Quand les postes d’observation les préviennent par téléphone cellulaire qu’une unité blindée israélienne s’approche, ils sortent pour l’attaquer, kalashnikov et pistolet contre les chars. Mais, comme ils disent, ils sont déterminés à ne pas se rendre, à combattre jusqu’au bout (un peu dans l’esprit du Samson de la Bible : « Laissez-moi mourir avec les Philistins » [Juges, 16,30].

Voici d’autre part les déclarations routinières des porte-parole de l’armée : « Au cours d’une recherche de terroristes, les FDI sont entrées dans le camp de réfugiés... Dans le combat qui a suivi, quatre Palestiniens armés ont été tués... Nos forces n’ont eu aucune perte... »

Il n’est un secret pour personne que dernièrement l’armée a envoyé des colonnes blindées dans des villes palestiniennes non pour « arrêter des terroristes recherchés », ni pour « éliminer des bombes à retardement » mais pour attirer ces combattants armés hors des endroits où ils se cachent et les inciter à attaquer les tanks - action qui équivaut à un suicide.

A la fin, les photos de presque tous les enfants d’Arna - de nouveau côte à côte - apparaissent sur les murs sur des affiches en hommage aux Martyrs. Les enfants, qui sont tellement gais et farceurs au début du film, sont devenus graves et menaçants.

Au yeux de la plupart des Israéliens, ce sont de simples terroristes, meurtriers et criminels, dont le seul but dans la vie est de « répandre le sang juif ». Ils ne voient pas les êtres humains et ne se demandent pas d’où ils sont venus et ce qui les a poussés à faire ce qu’ils font. Donc ils ne comprennent pas la source de leur force et de leur ténacité.

Aux yeux des Palestiniens, ce sont des héros nationaux, des jeunes gens courageux et engagés, qui sacrifient leur vie pour la dignité et l’avenir de leur peuple. Ils les considèrent de la même façon que nous considérions nos combattants clandestins avant la création d’Israël.

Ashraf, le Roméo palestinien de demain, est mort parmi ses amis, comme Roméo dans la tragédie de Shakespeare. Mais en voyant ce film, on sait que pour un qui tombe, des dizaines prennent sa place.

En quittant la salle après la projection, une question m’est venue à l’esprit : à la fin, quand les Palestiniens auront obtenu leur indépendance et que ces combattants feront partie de la mythologie nationale, les liens tissés dans les périodes les plus sombres entre ces enfants et Arna et ses semblables constitueront-ils une base pour la réconciliation ?

Il est toujours difficile de voir l’autre face de la médaille, surtout en plein combat, quand la peine, la colère et la haine règnent en maîtres. Ce film nous donne une rare occasion d’avoir une image plus complète et plus réaliste ; c’est un film très émouvant, un film qui nous ouvre les yeux et explique pourquoi l’armée israélienne ne peut pas vaincre l’Intifada - bien qu’elle « gagne chaque jour », comme le commandant de la Bande de Gaza l’a annoncé cette semaine avec un orgueil aveugle.

[Traduit de l’anglais : RM/SW]

http://www.france-palestine.org/article253.html