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La Démocratie contre les élections

Publie le mardi 16 mars 2010 par Open-Publishing

Malgré leurs origines démocratiques, les élections représentatives ne sont plus que le moyen par lequel un peuple se décharge de ses responsabilités au profit d’une véritable caste. Cette oligarchie y trouve sa légitimité et entretient les mirages politiques qui masquent l’état alarmant de nos sociétés. Ces constats de plus en plus évidents nourrissent le cynisme, mais il sont aussi un appel pour que les populations rompent avec un mode de vie apathique et retrouvent les sources de la démocratie à venir.

Les élections représentatives sont évidemment un héritage historique : désigner ses propres dirigeants est un acte suffisamment rare dans l’histoire pour le reconnaître. Mais cela ne peut qu’encourager à dénoncer ses limites graves, comprendre son délitement et admettre que la dramatique situation actuelle nécessite une réappropriation de nos racines démocratiques.

Car la « démocratie représentative » a été voulue, pensée et pratiquée dès ses origines pour s’opposer à l’expression du peuple : elle a été conçue volontairement pour que seule une petite élite professionnelle au mandat indépendant décide à la place d’une population devant rester passive. Les élections sont historiquement la marque de l’oligarchie, où un cercle étroit de « personnalités » décide pour tous [1]. Ce que l’on cherche à faire passer pour le principe même de la démocratie n’est donc qu’un compromis passé entre la tradition aristocratique et les poussées démocratiques - la Vième république étant même régression vers la monarchie. Mais bien plus, le vote électoral ne peut avoir de sens que s’il est inscrit dans une société animée par de multiples pratiques démocratiques ; sinon, il n’est qu’une mascarade. Elire des représentants est d’une profonde absurdité quand ceux-ci ne sont plus tenus ni par leurs propres engagements ni par les lois de la république ; quand les débats d’idées sont déclarés advenus sans avoir jamais existé, ne serait-ce qu’entre eux ; ou quand les seules réformes conséquentes ne font qu’accentuer le long effondrement de nos sociétés, comme la corruption qui est devenu notre régime social. Les conditions dans lesquelles l’élection pouvait encore avoir un sens ont aujourd’hui quasiment disparues comme disparaissent tous les traits démocratiques hérités que notre époque piétine. Car il est d’une sordide hypocrisie de décrire une fois l’an une population salariée comme souveraine quand elle est soumise à un arbitraire grandissant vis-à-vis du travail tous les autres jours [2]. Dans son fondement, mais aussi dans les conditions actuelles, la « démocratie représentative » est non seulement une mauvaise solution, mais bien plutôt le centre du problème.

Le système représentatif piétine la démocratie en entretenant le mythe d’un « savoir politique » pour condamner à l’impuissance les premiers concernés face à la gestion de leurs propres affaires.

Elire un représentant donne l’impression d’intervenir dans la vie politique. Ce qui pousse à glisser un bulletin dans une urne, c’est la volonté d’avoir prise sur une société qui semble devenir folle et dont l’évolution devient de plus en plus hors de contrôle de la population. Celle-ci est alors libre moins d’un jour par an de sanctionner la caste dirigeante qui a œuvrée sans interruption durant tout son mandat sans que les problèmes fondamentaux en soient diminués - bien au contraire.

Car le « citoyen votant » ne peut au mieux aujourd’hui que protester a posteriori contre les politiques menées, en corriger les excès après-coup et éventuellement essayer de faire défendre ses droits menacés. Il plébiscite alors d’autres candidats, qu’il doit supposer mieux intentionnés et moins corrompus ; il doit pour cela fermer les yeux sur le passé des clans politiciens auxquels ceux-ci appartiennent. Mais il faut surtout, pour élire un représentant, faire comme si des choix importants existaient, et comme si des projets différents pouvaient être effectivement mis en œuvre, ce qui n’est évidemment pas le cas : les grandes lignes des orientations sont imposées par la course mondiale du capitalisme, par l’intermédiaire de ceux qui détiennent les finances, la force ou l’influence : les diktats du FMI ou de la Banque Mondiale en sont les traits saillants, et impliquent le lobbying, la corruption et les maffias, broyant tout prétendant de bonne foi [3]. L’importance que la population accorde aux élections montre aussi bien qu’elle veut décider que le fait qu’elle ne décide officiellement jamais de rien. Et pour cause : les oligarques aux commandes, les éternelles luttes de factions qui s’y déroulent clandestinement, les négociations permanentes qui s’y mènent secrètement, forment un monde à part, un milieu où chacun est coopté par un confrère du même acabit, une sphère totalement déconnectée des réalités complexes du quotidien de chacun.

L’oligarchie dirigeante ne cherche que ses propres intérêts, son propre maintien, que viennent régulièrement légitimer les « consultations électorales ».

Vouloir « éviter le pire » en donnant sa voix à un candidat c’est comprendre que des dangers réels et profonds sont en train de ravager nos sociétés, et qu’aucun « responsable politique » n’a de projet crédible qui puisse mieux faire que de contenir ces fléaux pour gagner du temps jusqu’à une prochaine fois. Mais c’est surtout refuser de voir que les cliques dirigeantes et leurs appareils participent activement à ce délabrement, et y participer.

Car ce qui a pu faire de l’occident un modèle mondial légitime est en train de s’effondrer ; les libertés se restreignent à un minima qui recule régulièrement, les droits sont peu à peu rognés secteur par secteur, la notion de devoir et de responsabilité semble disparaître à tous les échelons, la vie en société même devient une gêne nécessaire pour les petites affaires personnelles de chacun. La course techno-économique assèche les hommes et les savoirs, accélérant les multiples ségrégations, dressant chacun contre tous dans une course sans fin ; la peur se mue en seconde nature en contaminant tous les rapports humains [4]. Les idéologies les plus néfastes prolifèrent, au grand jour ou en sourdine. Aucune issue ne semble exister aux catastrophes écologiques qui s’annoncent comme des certitudes. Et tous les pays du monde, hypnotisés par cette puissance instrumentale, semblent suivre le même chemin. Placer ses espoirs dans quelques oligarques revient à se voiler la face : tout le monde sait parfaitement qu’il s’agit de se décharger à bon compte d’une décomposition sociale qui exigerait un engagement durable de tous. Cette déliquescence de ce qui rend une société vivable ne sera jamais affrontée en en confiant la gestion à qui que ce soit, fût-il énarque. Les « élus » l’évoquent pour en masquer l’ampleur et pondent des mesures de détails, tandis que les opposants la dramatisent en attendant leur tour. Ces carriéristes cyniques transforment les idées en appâts pour acheter le consentement, mais l’utilisation des mots n’engage plus à aucun acte. Les bavardages des politiciens occupent la place des véritables délibérations qui devraient avoir lieu au sein des populations et leur novlangue [5] se propage à tout langage qui permettrait de se comprendre [6]. De cette confusion généralisée et impalpable surgit alors le besoin d’une solution magique, d’une personnalité providentielle qui résoudrait tout, enfin : une communauté d’adultes devient une bande d’individus infantilisés.

La politique établie dépolitise en éludant les enjeux fondamentaux de notre époque, détournant l’attention de chacun, effritant le sens des choses : elle approfondit le malheur de tous, scrutin après scrutin.

Ces scrutins électoraux constitueraient le seul moyen d’expression où existe un sentiment collectif, comme les manifestations sportives. La société est tellement divisée, rendue anonyme, atomisée [7], qu’elle ne semble exister qu’à ces moments où chacun est sommé de s’identifier à des représentants qui se vendent comme des produits et font de la politique un spectacle.

La destruction méthodique des cultures de chacun et des projets collectifs fait que les seuls garants apparent d’un bien-être collectif ne sont plus que d’insipides figures médiatiques. Elles-mêmes sont des hommes-marchandises promus par des partis-entreprises selon des stratégies commerciales vendant des programmes-emballages et des sondages-marketing qui martèlent des mots-slogans. L’opinion publique y est traitée comme un marché de consommateurs sensés être séduits par un matraquage organisé d’images standardisées : la volonté générale n’est plus que clientélisme, le citoyen est devenu une chair à urnes. L’industrie médiatique arrive à faire passer cette foire généralisée où toutes les questions sont pré-machées et les réponses pré-digérées pour l’expression authentique d’un peuple [8]. C’est évidemment une guerre déclarée contre les résistances informelles et banales de chacun, et les mouvements sociaux qui se succèdent et qui freinent les délires d’un système suicidaire clos sur lui-même. L’inventivité des gens, la création d’idées fécondes, le jaillissement de propositions nouvelles, le travail de pratiques singulières, se manifestent à ces moments-là, mais également tous les jours où les questions sont formulées, posées et travaillées par les gens eux-mêmes. Une campagne électorale polarise les discussions populaires autour des bulletins de vote, des chicanes de sérails, des faux problèmes : le débat et la délibération sont confisqués et totalement biaisés. L’électeur est un citoyen sans cité : aucune agora n’existe qui ne soit désamorcé, simulacre, piège. La sphère publique est le domaine réservé du personnel politique et de ses affaires privées. Alors que la formulation d’une opinion élaborée exige des informations fiables, des délibérations fréquentes, des actes engageants, ce travail de citoyen est véritablement clandestin : l’oligarchie demande une collaboration mystificatrice, une reddition sans condition. Les élus sont censés incarner la tendance d’un peuple, mais ils la simplifient, la formatent, la mutilent pour que les intelligences multiples correspondent à leurs impératifs. Jamais une personne, ou même une assemblée, ne pourra représenter la société en miniature : les débats sur la parité ou les quotas rappellent que la pluralité extraordinaire qui constitue une collectivité n’est pas réductible sans éliminer, éternellement, la quasi-totalité de la population. Chercher à « équilibrer » la diversité des propriétaires du pouvoir n’est qu’aménager la dépossession. Aucun discours de bureaucrate, aussi larmoyant soit-il, ne pourra jamais rivaliser avec l’expérience intime de chacun. Qu’un individu puisse s’informer, parler, décider à la place d’un autre est une étrangeté peu compatible avec un projet démocratique, sinon avec la réalité [9].

Le fonctionnement électoral contraint la société à rentrer dans ses catégories ; il n’exprime pas la singularité d’une population, il organise son atomisation pour asseoir sa domination.

Le vote régulier est compris comme la seule action politique possible, alors qu’il est traversé par une contestation rampante. Il agit donc plutôt comme le verrou principal aux véritables passions démocratiques, qui peinent à trouver d’autres terrains pratiques et à retrouver une histoire méconnue avec laquelle il conviendrait pourtant de renouer.

Car un malaise profond et grave grippe depuis longtemps la machinerie électorale : la désertion des partis, l’usure instantanée du pouvoir, la dispersion des voix, la volatilité des choix individuels, l’omniprésence du vote sanction ou « anti-système », l’abstention, les bulletins blancs et nuls, la non-inscription sur les listes, etc… sont omniprésents et servent de créneau aux démagogues qui postulent à leur tour. De fait, il n’y a plus guère que l’inoculation de peur à haute dose pour discipliner les comportements « démocratiques » et forcer le peuple à correspondre aux attentes de la clique aux commandes... Aller voter, c’est d’abord manifester cette terreur sourde et lucide d’être victime des mécanismes aveugles qui excluent des populations entières du système actuel. Mais cette « crise de la représentation » est bien sûr un refus fort, même s’il est confus, des traits les plus inadmissibles et les plus répandus de ce système : l’inégalité politique. Cette juste colère ne trouve pas d’expression politique dans un espace quadrillé par la délégation et la vacuité du langage ; cette asphyxie provoque un nihilisme actif. Et pour cause : la confiscation et le monopole du pouvoir et de la parole publique sont des phénomènes tellement étendus et inscrits en chacun qu’aucune solution simple ne viendra les résoudre [10]. Pourtant depuis son apparition , il y a plus de deux siècle, le système représentatif a été la cible de tous les mouvements d’émancipations, qu’ils soient ouvriers, anti-colonialistes, féministes, étudiants, régionalistes ou écologistes. Chacun à leur manière ont inventé des fonctionnements nouveaux : des mandats impératifs et révocables pour tout « élu », le tirage au sort pour désigner des délégués, des assemblées délibératives et souveraines, une rotation des tâches, et des analyses permanentes pour éviter la division sans cesse renaissante du travail politique. D’innombrables tentatives eurent lieu pour instituer une démocratie radicale qui s’organise sur l’exercice du pouvoir par tous et non sa délégation au profit que quelques-uns, qui repose sur la passion politique et non sur le repli sur soi, et qui exige du citoyen non qu’il donne sa voix mais qu’il prenne la parole. Les principes de l’égalité politique n’ont jamais été aisés à mettre en pratique, à l’échelle d’un groupe [11] comme à celle de la planète [12] ; ils sont le début des problèmes véritables. Mais l’histoire oubliée est riche de telles créations humaines, qu’il s’agisse de moments révolutionnaires où se sont créées des assemblées populaires souveraines (France 1789, Russie 1917, Catalogne 1936, Hongrie 1956, ...) ou de cités entières pratiquant des formes directes de démocraties (la Grèce antique, l’Italie de la Renaissance, …). Ce sont, aujourd’hui, les mouvements sociaux qui, partout dans le monde, cherchent à tâtons d’autres modes d’organisations. Ces pratiques demandent un changement complet dans les habitudes actuelles, une critique qui ne reconnaît de limite qu’en elle-même : le spectre du totalitarisme rôde là où le pouvoir, visible ou non, s’exerce sans paroles vraies, dans le silence et le bruit.

La politique instituée et sa servitude volontaire est le principal obstacle qu’affrontent tous ceux pour qui une véritable démocratie est directe et le seul pouvoir légitime est collectif.

La recherche éperdue de pouvoir et la quête illimité de profit sont les deux faces d’un même un rêve de puissance dominatrice. La destruction de l’environnement, l’asservissement des individus et l’aliénation de nos sociétés ne sont ni une fatalité ni des maux nécessaires : ils représentent notre incapacité commune à définir un projet qui reprendrait le principe d’émancipation individuel et collectif pour tous les peuples. Une telle volonté d’autonomie poserait alors des limites claires à l’exercice du pouvoir de tous, comme elle prônerait une sortie du salariat et une égalisation des revenus. Elle exigerait évidemment que les populations cessent de fuir leurs responsabilités dans la consommation, le conformisme et le divertissement.

(St Denis, Avril 2007)

Voir en ligne : Bathyscaphe
Notes

[1] Manin.B, 1996 ; « Principes du gouvernements représentatif », Flammarion

[2] Moses I.Finley, 1976 ; « Démocratie antique et démocratie moderne », Pbp

[3] Maillard.J, 1998 ; « Un monde sans loi », Stock

[4] Maurin.E, 2004 ; « Le ghetto français », Seuil

[5] Orwell.G, 1948 ; « 1984 », Seuil

[6] Castoriadis.C, 1996 ; « La montée de l’insignifiance » Seuil

[7] Riesman.D, 1964 ; « La foule solitaire », Dunod

[8] Brune.F ,1996 ; « Les médias pensent comme moi », l’Harmattan

[9] Rosanvallon.P, 1976 ; « L’âge de l’autogestion », Seuil

[10] Mendel.G, 2006 : « Pour une histoire de l’autorité », la Découverte

[11] Lapassade.G, 1966 ; « Groupes, organisations, institutions », Anthropos

[12] Fotopoulos. T, 2002 ; « Vers une démocratie générale », Seuil

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