Accueil > ... > Forum 440414

Antonio Gramsci , « Je hais les indifférents »

15 avril 2011, 16:31, par BB

En écho au texte d’Antonio Gramsci, la célèbre phrase de Max Frish : "Il y a pire que le bruit des bottes : le silence des pantoufles" appelle à susciter une réaction des consciences anesthésiées et engluées dans la toile létale d’une pseudo -démocratie . Mais pour autant, elle n’entend pas stigmatiser la haine sur les victimes résignées de la gigantesque araignée.

La volonté d’asservissement du peuple par les classes dirigeantes s’appuie en effet aussi sur le consentement intellectuel et culturel de celui- ci. Tous les grands médias à la botte des dirigeants s’y emploient sans cesse en diffusant une contre culture au rabais focalisée sur le maintien dans l’ignorance du peuple d’une véritable culture d’éveil et d’une éducation politique fédératrice de ses revendications et de ses actions.

D’autre part, le sabotage à peine dissimulé de l’enseignement gratuit pour tous cherche à garantir l’hégémonie culturelle des puissants visant à écarter l’accession des classes défavorisées de l’organisation des pratiques sociales .
Il faut "empêcher ces cerveaux de penser" et leur laisser croire à une fatalité naturelle qui diviserait l’humanité dans le développement de sa conscience et justifierait une délégation des pouvoirs aux forces politiques et intellectuelles jugées, du fait de cette manipulation des esprits ,comme seules capables de prise de décisions et d’actions .

L’histoire joue son rôle à différents niveaux , par le culte de l’Etat notamment , mais le peuple ne doit pas oublier qu’il peut, par sa volonté et sa détermination influer dans les processus socio- historiques et passer directement du statut d’acteur dirigé à celui de dirigeant de sa propre vie et de sa propre destinée.
Il faut pour cela qu’il retrouve la confiance en lui dont on le dépossède inexorablement et en cela, je ne crois pas que la haine des "irresponsables"soit une solution pour les amener à la lucidité et à l’implication. Si elle résulte parfois d’une juste colère devant l’inertie des masses, elle n’induit rien de productif à long terme et distrait la combativité des actifs de ses cibles principales. Si elle peut peut-être servir d’élément déclencheur à titre d’exhortation, elle peut aussi avoir l’effet inverse et entraîner les esprits déjà frappés d’aboulie dans des retranchements plus profonds.

Ce désintéressement peut être interprété comme une faiblesse. Si la société capitaliste ne soutient pas les faibles mais les fabrique à grande échelle pour mieux s’en servir, une société juste et évoluée ne saurait non plus les haïr. Elle a pour objectif d’instruire et d’éveiller chacun à la prise de décision mais aussi de soutenir ceux dont la volonté, mise à mal par tous les moyens coercitifs des ennemis de la liberté demeurent encore stupéfiés dans un immobilisme qui n’a rien de forcément définitif si toutefois on s’emploie à en contrecarrer les causes.

Les indifférents du peuple , s’il n’est certes pas inutile de leur faire savoir qu’ils dorment et s’il est opportun de les secouer, plus que de haine, ont sans doute besoin d’être soutenus dans cet éveil en les motivant pour remplacer leurs pleurs et leur scepticisme par l’action et aussi pour transformer leur ignorance en espoir d’une possible accession à leur réelle valeur. Ceux qui agissent déjà ne doivent pas oublier que les fondations d’un nouvel édifice sont parfois longues et difficiles à mettre en place mais que leur réalisation ne doit pas céder ou inciter au découragement ni au mépris de ceux qui, guidés par de nouvelles convictions seront peut- être demain debout à côté d’eux.

BB

Une autre traduction du texte d’ Antonio Gramski :

« Je n’aime pas les indifférents. Je crois comme Federico Hebbel que « Vivre veut dire être parti prenant ». Il ne peut exister les seulement hommes, les étrangers à la cité. Qui vit vraiment ne peut ne pas être citoyen et parti prenant.

L’indifférence est aboulie, est parasitisme, est lâcheté, elle n’est pas la vie. Je n’aime pas donc les indifférents. L’indifférence est le poids mort de l’histoire. C’est la boule de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte dans laquelle souvent se noient les enthousiasmes les plus radieux, c’est le marécage qui ceint la vieille cité et la défend mieux que les murailles les plus fermes, mieux que ses guerriers, car elle enlise ses assaillants dans ses gouffres boueux, limoneux, et elle les décime et les démoralise et quelques fois elle les oblige à renoncer à leur entreprise héroïque.

L’indifférence opère énergiquement dans l’histoire. Elle opère passivement, mais elle opère. C’est la fatalité ; c’est sur quoi l’on ne peut compter ; c’est ce que bouleverse les programmes, renverse les plans les mieux construits ; c’est la matière brute qui se rebelle à l’intelligence et l’étrangle. Ce qui se passe, le mal qui s’abat sur tous, le bien possible qu’un acte héroïque (de valeur universel) peut provoquer, tout ça revient moins à l’initiative de quelques personnes qui activent qu’à l’indifférence, à l’absentéisme de la majorité.

Ce qui arrive, arrive non pas parce que certains veulent qu’il arrive, mais parce que la majorité abdique sa volonté, laisse faire, laisse se grouper les nœuds qu’ensuite seule l’epee pourra couper, laisse promulguer les lois qu’ensuite seule la révolte fera abroger, laisse aller au pouvoir les hommes qu’ensuite seul un mutinement pourra renverser.

La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des faits mûrissent à l’ombre, juste quelques mains, à l’abri de tout contrôle, tissent la toile de la vie collective, et la masse ignore, car elle ne s’en soucie point. Les destins d’une époque sont manipules selon des vues étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse ignore, car elle ne s’en soucie point.

Mais les faits qui ont mûri aboutissent à leur fin ; mais la toile tissée à l’ombre s’accomplit : et alors il semble que c’est la fatalité qui emporte tout et tous, il semble que l’histoire n’est pas un énorme phénomène naturel, une irruption, un séisme, dont tous restent victimes, qui a voulu et qui n’a pas voulu, qui savait et qui ne savait pas, qui a été actif et qui indiffèrent.

Ce dernier s’irrite, il voudrait échapper aux conséquences, il voudrait qu’il soit clair que lui n’y était pour rien, qu’il n’était point responsable. Certains pleurnichent piteusement, d’autres blasphèment avec obscénité, mais personne ou peu de personnes se demandent : si j’avais moi aussi fait mon devoir, si j’avais cherche à faire valoir ma volonté, mon conseil, serait-il advenu ce qui est advenu ? Mais personne ou peu de personnes se sentent responsables de leur indifférence, de leur scepticisme, du fait de ne pas avoir offert leurs bras et leur activité à ces petits groupes de citoyens qui luttaient justement pour éviter tel mal et procurer tel bien.

La plupart de ceux-ci par contre, à évènements accomplis, préfèrent parler de faillite des idéaux, de programmes définitivement écroulés et d’autres agréableries pareilles. Ainsi recommencent-ils leur absence de toute responsabilité. Et ce n’est pas vrai qu’ils ne voient pas clair dans les choses, et que parfois ils ne soient pas capables d’avancer de très belles solutions pour des problèmes plus urgents, ou pour ceux qui, bien qu’ils demandent une ample préparation et du temps, sont toutefois pareillement urgents.

Mais ces solutions restent très bellement infécondes, et cette contribution à la vie collective n’est animée d’aucune lumière morale ; elle est le produit de la curiosité intellectuelle, pas d’un piquant sens d’une responsabilité historique qui veut que tous soient actifs dans la vie, qui n’admet pas agnosticismes et indifférences d’aucun genre.
Je n’aime pas les indifférents aussi à cause de l’embêtement que me provoquent leurs pleurnichements d’éternels innocents. Je demande des comptes à chacun d’eux : comment il s’est acquitte des tâches que la vie lui propose quotidiennement ? qu’est-ce qu’il a fait et plus particulièrement qu’est-ce qu’il n’a pas fait ? Je sens de pouvoir être inexorable, de ne pas devoir gaspiller ma pitié, de ne pas devoir partager avec eux mes larmes.

Je suis parti prenant, je vis, je sens déjà pulser dans les consciences viriles de ma part l’activité de la cité future que ma part est déjà en train de construire. Et en elle la chaîne sociale ne pèse pas sur peu de personnes, en elle chaque chose qui arrive n’est pas due au hasard, à la fatalité, mais elle est l’œuvre intelligente des citoyens. Il n’y a en elle personne qui reste à la fenêtre à regarder pendant que le petit nombre se sacrifie, s’évanouit dans le sacrifice ; et celui-là qui est à la fenêtre, aux aguets, veuille profiter du peu de bien que l’activité de peu de personnes procure et dilue sa déception en vitupérant le sacrifie, le saigne, car il n’a pas réussi dans son dessein.

Je vis, je suis parti prenant. Donc je hais qui ne prend pas parti, je hais les indifférents. »

Antonio Gramsci (La Città futura, 11 fevrier 1917)