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Antonio Gramsci , « Je hais les indifférents »

3 mai 2011, 11:03, par Fabrice Montebello

Bonjour, il existe une traduction de ce texte de Gramsci en français paru en 1974 aux éditions Gallimard, Bibliothèque de philosophie, "Ecrits politiques : 1914-1920" p. 102-104. Il s’agit du tome I d’une série qui en comprend trois et qui précède la traduction intégrale des écrits des cahiers de prison (en 5 volumes) traduit en français à partir de l’édition critique dite de Gerratana (Einaudi, 1975) soit 8 volumes en entier tous supervisés et annotés de manière excellente par Robert Paris, même si on peut ne pas partager son interprétation anti-togliattienne de la valorisation des textes et du sens des textes de Gramsci. Un autre point de vue l’avait précédé, celui restitué par Les Editions Sociales du PCF, les premières à avoir diffusé la pensée de Gramsci en France (du moins celle des cahiers de prison), mais il s’agissait d’une sélection des textes de Gramsci en un seul volume, paru en 1977. Voir aussi toujours une sélection de textes aux éditions sociales (plus ou moins proches de la version de 1977) paru dans la collection Essentiel en 1983, sous l’autorité d’André Tosel avec une préface particulièrement éclairante de ce dernier.
La version française éditée par Robert Paris de "indifferenti" propose de traduire "partigiano" par "partisan". Et je trouve ce choix complètement fondé ("partisan de l’italien partigiano, 1477 1. Personne qui est attachée, dévouée à quelqu’un, à un parti 2. par extension, 1640, Personne qui prend parti pour une doctrine", petit Robert). La richesse des textes de Gramsci leur permet de passer la barrière du temps et de l’espace, nonobstant la question du "traduttore, traditore", mais nous aurions tort de ne pas interpréter le sens de ces derniers en fonction du contexte. Nous sommes en pleine première guerre mondiale à quelque jours de la Révolution russe. Gramsci a repris son activité de journaliste militant après deux ans de silence (1914-1916) et un article ambivalent ("neutralità attiva ed operante" publié en octobre 1914) et interprété par certains (notamment plus tard à des fins polémiques) comme "interventionniste". La série d’article comme indifferenti connus sous le titre "la Città futura" caractérise bien le Gramsci communiste à venir de la conférence de Zimmerwald et de la 3ème internationale, avec sa vision à la fois personnelle et italienne du marxisme, soit un marxisme volontariste soucieux de l’organisation et de l’éducation des militants et des classes populaires. Dans la préface aux Ecrits I, Robert Paris fait de ces années 1914-1916, un jeune Gramsci ambivalent fasciné tout comme Togliatti et d’autres jeunes militants socialistes par l’énergie de Mussolini et le glissement de ce dernier du socialisme vers le nationalisme. Il interprète le silence de Gramsci de 1914-1916 comme une crise politique et une période de réflexion autocritique contrastant avec l’image officielle (c’est-à-dire togliatienne) d’un Gramsci "léniniste" dès les premières années de sa formation politique. Dans son excellente biographie ("La vie d’Antonio Gramsci", Fayard 1970) Giuseppe Fiori voit dans ce silence de deux années une crise personnelle (et non politique) produit par la misère de la situation de Gramsci et surtout une dégradation de sa santé déjà bien fragile. La question de savoir s’il fallait continuer ses études ou s’engager dans la vie politique était aussi pour Gramsci une question bien concrète qui avait avoir avec sa propre capacité à subvenir à ses besoins. L’argumentation de Paris est serrée, mais je penche pour celle de Giuseppe Fiori. Il est évident que la pensée riche et innovante de Gramsci est particulièrement utile pour la gauche aujourd’hui étant donné sa quasi démission au niveau européen sur tous les terrains qu’avait privilégié à l’époque le mouvement ouvrier de tradition communiste : soit l’extension de la démocratie au plus grand nombre, l’entretien des valeurs de progrès et de solidarité, l’éducation politique et l’éducation tout court des classes populaires. Il y a également chez Gramsci une attention constante portée à la dialectique entre le global et le local, entre "provincialisme" et "cosmopolitisme", à la manière dont les idées comme les produits culturels, venus d’ailleurs, viennent alimenter la soif de savoir et de transformations des populations les plus enfermées dans leurs univers quotidiens. Une attention également portée aux situations d’inégalités produit par les territoires (sa fameuse réflexion sur "la question méridionale") qui en fait un précurseur des "cultural studies" et des "postcolonial studies" très à la mode aujourd’hui dans l’espace académique français et un penseur non pas à "re-lire" mais à lire tout simplement à l’aune de la mondialisation/délocalisation et de la "production globale du local" (Appaduraï) qui caractérise pour le pire et pour le meilleur aussi (internet et la circulation mondiale du savoir) la période que nous vivons actuellement. Enfin les magnifiques Lettres de prison (Gallimard 1971, plus de 600 pages) restent la meilleure introduction à la pensée, à l’écriture et à l’humanisme laïc et démocratique d’Antonio Gramsci. Fabrice Montebello.