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Baudrillard in Libération : L’Europe divine (sur le vote Non)
Publie le mardi 17 mai 2005 par Open-PublishingContre toute apparence, y a t’il une différence notoire dans la conception
de la souveraineté chez Baudrillard et chez Zizek ? Pas celle des nations, mais
celle de la population - nous dit comme le Chant du cygne est loin de
l’Ouverture de la force du destin - et pourtant ?!
[...] Le plus intéressant, la seule chose passionnante dans ce référendum en
trompe l’oeil, c’est ce non qui se cache derrière le non officiel, ce non
d’au-delà de la raison politique, car c’est celui-là qui résiste, et il faut
qu’il y ait là quelque chose de bien dangereux pour que se mobilisent ainsi
toutes les énergies, tous les pouvoirs confondus pour la défense du oui.
Cette conjuration panique est bien le signe qu’il y a un cadavre dans le
placard. [...] Quel que soit le résultat d’ailleurs, ce référendum, coincé
entre le oui et le non comme entre le 0/1 du calcul numérique, n’est qu’une
péripétie. L’Europe elle-même n’est qu’une péripétie de plus sur la voie
d’une échéance bien plus grave, celle d’une déperdition de la souveraineté
collective à l’horizon de quoi se dessine un autre profil que celui du
citoyen passif ou manipulé : celui du citoyen-otage, du citoyen pris en
otage par les pouvoirs, c’est-à-dire la prise d’otage étant devenue la
figure même du terrorisme une forme démocratique de terrorisme d’Etat.
[...]
Libération ; Rebonds :
http://www.liberation.fr/page.php?A...
Le non est une réponse en forme de défi à un principe hégémonique venu d’en haut.
L’Europe divine
Par Jean BAUDRILLARD
mardi 17 mai 2005
De toute façon les jeux sont faits puisque si le non l’emporte cette fois,
on nous fera revoter jusqu’à ce que le oui l’emporte, comme on l’a fait pour
le Danemark et l’Irlande (donc, autant voter oui tout de suite...).
Ceci nous laisse toute liberté pour nous interroger sur la flambée du non en
avril et sur les raisons de cette dissension tenace et silencieuse. Car cela
seul a fait événement. La reprise en main du oui n’étant que celle d’une
normalisation inexorable, seul le non fait mystère. Un non qui n’est pas du
tout celui de ses défenseurs officiels, dont l’argumentation politique est
aussi hétéroclite que celle du oui.
D’ailleurs, le non d’inspiration politique n’aurait jamais suffi à faire
flamber les sondages, et c’est lui qui régresse lentement sous la pression
du oui...
Le plus intéressant, la seule chose passionnante dans ce référendum en
trompe l’oeil, c’est ce non qui se cache derrière le non officiel, ce non
d’au-delà de la raison politique, car c’est celui-là qui résiste, et il faut
qu’il y ait là quelque chose de bien dangereux pour que se mobilisent ainsi
toutes les énergies, tous les pouvoirs confondus pour la défense du oui.
Cette conjuration panique est bien le signe qu’il y a un cadavre dans le
placard.
Ce non est bien évidemment une réaction automatique, immédiate, à
l’ultimatum qu’a été dès le début ce référendum. Réaction à cette coalition
de la bonne conscience, de l’Europe divine, celle qui prétend à l’universel
et à l’évidence infaillible, réaction à cet impératif catégorique du oui,
dont les promoteurs n’ont même pas supposé un seul instant qu’il pouvait
constituer un défi et donc un défi à relever. Ce n’est donc pas un non à
l’Europe, c’est un non au oui, comme évidence indépassable.
Personne ne supporte l’arrogance d’une victoire a priori quelles que
soient ses raisons (lesquelles, dans le cas précis de l’Europe, ne sont rien
moins que virtuelles). Le jeu est fermé d’avance, et tout ce qu’on
sollicite, c’est le consensus. Oui au oui : derrière cette formule devenue
banale se cache une terrible mystification. Le oui lui-même n’est plus
exactement un oui à l’Europe, ni même à Chirac ou à l’ordre libéral. Il est
devenu un oui au oui, à l’ordre consensuel, un oui qui n’est plus une
réponse, mais le contenu même de la question.
Ce qu’on nous fait subir, c’est un véritable test d’europositivité. Et ce
oui inconditionnel génère spontanément, par une réaction à la fois d’orgueil
et d’autodéfense, un non tout aussi inconditionnel. Je dirais pour ma part
que le vrai mystère, c’est qu’il n’y ait pas une réaction plus violente,
plus majoritaire encore, pour le non et contre cette oui-trification.
Il n’y a même pas besoin de conscience politique pour avoir ce réflexe :
c’est le retour de flamme automatique contre la coalition de tous ceux qui
sont du bon côté de l’universel les autres étant renvoyés dans les
ténèbres de l’Histoire. Ce sur quoi les forces du oui et du Bien se sont
trompées, c’est sur les effets pervers de cette supériorité du Bien, et sur
cette sorte de lucidité inconsciente qui nous dit qu’il ne faut jamais
donner raison à ceux qui l’ont déjà. Déjà, lors de Maastricht et du 22
avril, les forces politiquement correctes, qu’elles soient de droite ou de
gauche, n’ont rien voulu savoir de cette dissidence silencieuse.
Car ce non en profondeur n’est pas du tout l’effet d’un « travail du négatif »
ou d’une pensée critique. C’est une réponse en forme de défi pur et simple à
un principe hégémonique venu d’en haut, et pour lequel la volonté des
peuples n’est qu’un paramètre indifférent, voire un obstacle à franchir. Il
est évident que pour cette Europe conçue selon un modèle de simulation qui
doit être projeté à tout prix dans le réel et auquel chacun est sommé de
s’adapter, pour cette Europe virtuelle, copie conforme de la puissance
mondiale, les populations ne sont qu’une masse de manoeuvre qu’il faut
annexer de gré ou de force au projet pour lui servir d’alibi. Et les
pouvoirs ont bien raison de se méfier partout du référendum et de toute
expression directe d’une volonté politique qui, dans le cadre d’une
véritable représentation, risquerait de tourner mal pour eux. Ce sont donc
les parlements qui, la plupart du temps, seront chargés de blanchir
l’opération et d’avaliser l’Europe en douce.
Mais nous sommes habitués à cette malversation de l’opinion et de la volonté
politique. Il n’y a pas si longtemps, la guerre d’Irak a eu lieu grâce à une
coalition internationale de tous les pouvoirs contre la volonté exprimée,
massive et spectaculaire, de toutes les populations. L’Europe est en train
de se faire exactement sur le même modèle. Je m’étonne d’ailleurs que les
partisans du non ne fassent pas usage de cet exemple éclatant, de cette
grande première dans le mépris total pour la voix des peuples.
Tout cela dépasse de loin l’épisode du référendum. Cela signifie la faillite
du principe même de la représentation, dans la mesure où les institutions
représentatives ne fonctionnent plus du tout dans le sens « démocratique »,
c’est-à-dire du peuple et des citoyens vers le pouvoir, mais exactement à
l’inverse, du pouvoir vers le bas, par le piège d’une consultation et d’un
jeu de question/réponse circulaire, où la question ne fait que se répondre
oui à elle-même.
C’est donc, au coeur même du politique, la faillite de la démocratie. Et si
le système électoral, déjà miné par l’abstention, doit être sauvé à tout
prix (avant même de répondre oui, l’impératif catégorique est de voter à
tout prix), c’est qu’il fonctionne à l’envers d’une véritable
représentation, dans l’induction forcée de décisions prises « au nom du
peuple » même si, secrètement, celui-ci pense le contraire.
Il y a donc, derrière l’abréaction immédiate à la « pensée unique » de
l’Europe, incarnée par le oui pensée libérale d’une Europe qui, faute
d’inventer une autre règle du jeu, n’a d’autre solution que de se dilater et
de s’agrandir par annexions successives (à l’image de la puissance
mondiale), il y a donc, dans le non dont nous parlons, dans le refus de
cette Europe-là, le pressentiment d’une liquidation bien plus grave que
l’emprise du marché et des institutions supranationales la liquidation de
toute représentation véritable , au terme de quoi les populations seront
définitivement assignées à un rôle de figuration, dont on sollicitera de
temps en temps l’adhésion formelle.
Quant au résultat final, un certain suspense demeure : si c’est bien, selon
toute vraisemblance, l’hégémonie insolente du oui qui a suffi à générer le
sursaut révulsif du non, alors la recrudescence de la campagne en faveur du
oui devrait logiquement engendrer un renforcement du non. Mais il n’est pas
sûr que ce non venu des profondeurs de ce qu’on a pu appeler jadis les
majorités silencieuses, résiste à une intoxication massive. Il y a fort à
parier que nous allons repartir vers une régulation consensuelle, sous
l’autorité spirituelle de tous les pouvoirs.
Quel que soit le résultat d’ailleurs, ce référendum, coincé entre le oui et
le non comme entre le 0/1 du calcul numérique, n’est qu’une péripétie.
L’Europe elle-même n’est qu’une péripétie de plus sur la voie d’une échéance
bien plus grave, celle d’une déperdition de la souveraineté collective à
l’horizon de quoi se dessine un autre profil que celui du citoyen passif ou
manipulé : celui du citoyen-otage, du citoyen pris en otage par les
pouvoirs, c’est-à-dire la prise d’otage étant devenue la figure même du
terrorisme une forme démocratique de terrorisme d’Etat.
J.B.