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Ces travailleurs sans toit ni droit

Publie le samedi 18 septembre 2004 par Open-Publishing

de Christelle Chabaud

Ils sont camionneurs, aides-soignants, agents de propreté, électriciens ou ouvriers du BTP. Ils travaillent, mais pas assez pour trouver un logement.

Il est presque 22 heures. Comme chaque soir après le boulot, Serge va se détendre dans un petit restaurant, à l’angle de la rue Cardinet et de l’avenue de Clichy. Il parle doucement, par bribes de phrase, il n’a pas l’habitude de parler de lui. À quarante-huit ans, ce chauffeur de poids lourds occupe un contrat à durée indéterminée depuis quatre ans. " Je gagne 1 397 euros par mois de salaire de base, mais j’arrive à 1 900 en faisant des heures sup, confie-t-il. J’aurais jamais cru me retrouver dans la galère avec ce niveau de revenus, ce n’est pas terrible, c’est vrai, mais je ne pensais pas que le niveau de pauvreté se situait à ce stade. " Suite à un divorce, Serge n’a pas de domicile depuis bientôt cinq ans. Il dort chez des amis, à l’hôtel, le plus souvent dans sa voiture. " De toute façon, même chez des potes, j’ai toujours le sentiment d’être à la rue. " Selon lui, " la galère " c’est temporaire. Il est certain de trouver un logement, " au moins un F3 ", à court terme. " Je commence à en avoir marre, dormir dans la voiture l’hiver, c’est pas facile. " Serge réactualise sa demande de logement social chaque année, " comme un rituel ". Pour canaliser sa colère et son énergie, il ne cesse de frapper aux portes des instances publiques, des assistances sociales, des mairies, des préfectures. Mais toutes ses démarches restent lettre morte, au mieux, il reçoit des courriers types, " froids et secs ". Il pourrait essayer de partir en province ou à l’étranger, mais " la plus belle raison " le retient : ses trois enfants de huit, neuf et onze ans. Après son divorce, Serge a obtenu leur garde conjointe. Or, sans logement, le dispositif est automatiquement annulé. " Mon ex-femme serait d’accord car elle est asphyxiée toute seule avec les enfants, désespère-t-il. Mon téléphone portable, je l’ai donné à mon fils pour pouvoir le joindre directement. Chaque soir je l’ai au téléphone pour l’aider à faire ses devoirs. "

Un tiers des SDF travaillent

Le cas de Serge est loin d’être une exception. Selon une étude de l’INSEE d’octobre 2003, trois personnes sans domicile sur dix travaillent, le plus souvent comme employés ou ouvriers. Plus d’un quart d’entre eux occuperaient même un emploi en contrat à durée indéterminée. Les autres sont en intérim, en CDD, en intermittence ou sans contrat. 29 % des SDF sont sans-papiers, et pour gagner de l’argent ils n’ont d’autre choix que de travailler sans être déclaré. Ainsi, Sabine, serveuse dans une chaîne de pizzeria renommée de Paris : " Mon employeur ferme les yeux sur ma situation, mais il n’est pas dupe, il en profite pour me faire travailler plus, il sait que je ne peux pas refuser, explique-t-elle. Par contre, il ne sait pas que je suis SDF. Si je lui dis, il ne me considérera plus de la même façon, et au moindre problème dans la caisse, c’est moi qu’il accusera. " Selon l’étude de l’INSEE, les femmes se retrouvent moins souvent que les hommes à la rue, mais elles représentent tout de même un quart des SDF.

Avec l’inquiétante aggravation du nombre de " travailleurs pauvres " en France depuis le milieu des années quatre-vingt, peintres, infirmières, électriciens, serveuses, vendeuses, enseignants se retrouvent sans logement tout en travaillant. Précarisation de l’emploi, pullulement des petits jobs et du temps partiel, et surtout pénurie de logements sociaux en sont les principales causes. Face à l’impossibilité d’obtenir une location, Serge a pensé à acheter, mais là encore ses espoirs se sont évanouis. " À La Poste, mon conseiller financier m’a avoué qu’aujourd’hui, en région parisienne, il faut au minimum gagner 3 350 euros pour pouvoir acheter un logement en HLM. " Devant la difficulté grandissante d’accéder à un chez-soi, les foyers et les centres d’hébergement d’urgence ne peuvent satisfaire toutes les demandes et sont obligés de limiter la durée du séjour à quatre ou huit semaines, selon les cas et les périodes de l’année.

Et pendant ce temps-là

Seillière claironnait.

" Il ne peut y avoir de réussite économique sans réussite sociale. Le modèle social, c’est-à-dire l’organisation des relations sociales, mais également la conception de la gestion de la protection sociale au sens large, joue un rôle capital dans le progrès des entreprises. "

Source : Seillière, le baron de la République, page 215.

" L’acquis social doit céder le pas devant la nécessité économique. "

Source : le Figaro Magazine du 28 août 2004.

Un mal-vivre caché

Serge refuse de parler de sa situation à ses proches. " Ni mes collègues, ni mon ex-femme, ni le reste de ma famille ne sont au courant, avoue-t-il. Je ne veux pas attirer la compassion, de toute façon ils ne peuvent rien y faire. " Cette volonté, ce désir de dignité, est présente dans nombre de têtes. Alors, on utilise toutes les astuces pour cacher sa " galère ". Pour le courrier, les centres d’hébergement permettent de créer une domiciliation, et donc d’avoir une adresse postale. Au pire des cas, une simple lettre à La Poste active automatiquement un transfert du courrier chez des amis. Pour le téléphone, les portables sans abonnement permettent d’être joignable partout et à tout moment, enfin, pour la banque, un livret à La Poste ou au Crédit coopératif. Pour le reste, on détourne les questions, on fait naïvement la sourde oreille, on ment parfois.

Nathalie a trente-quatre ans, elle est aide-soignante en CDI dans une maison de retraite du 19e arrondissement de Paris. Depuis trois ans, elle n’a plus une minute à s’accorder pour se détendre : " Entre le boulot, les petits et ma mère, je cours à longueur de journée. " Elle ne s’accorde en moyenne que quatre heures de sommeil par nuit. En ce moment, toute la famille est logée dans une chambre de l’hôtel social d’Emmaüs, avenue Laumière. " Même si on n’est pas physiquement à la rue, les conditions de vie dans cet immeuble ne sont pas supportables. Nous vivons à cinq dans moins de douze mètres carrés. " Interdiction de faire la cuisine, de jouer dans le couloir pour les enfants. Les incendies sont fréquents, mais pour l’instant, tous les incidents se sont terminés sans drame. " Ma mère est atteinte d’un anévrisme cérébral qui l’a rendue aveugle. Chaque nuit, elle est obligée de ramper au-dessus de ses trois petits-enfants et de sa fille pour aller au WC dans les couloirs. Elle culpabilise d’être malade, d’être impuissante, et de devoir me laisser gérer seule. Début octobre, je passe le concours d’infirmière. Si ça marche, ça m’aidera à sortir de la galère, mais pendant deux ans, il faudra que j’aille en cours la journée et que je continue à travailler la nuit à la maison de retraite. Silence. Vraiment, je n’en peux plus, je craque. "

Et pendant ce temps-là

Seillière s’étonnait.

" Avec Henri Debray (cousin germain de Régis Debray - NDLR), j’ai découvert brusquement un monde différent du mien. Quand il m’a invité chez lui, je me suis demandé comment on pouvait vivre dans un appartement aussi petit. C’était, évidemment, un bel appartement, mais j’étais estomaqué. Il n’y avait dans ma stupéfaction aucune arrogance, aucun mépris, simplement de l’étonnement, et c’est à cet instant-là, je crois, que j’ai eu réellement le sentiment d’appartenir à une autre planète. La cuisine, surtout, qui donnait dans le couloir, me laissa perplexe. Chez moi, elle se trouvait trois étages en dessous des salons. Les plats arrivaient par deux monte-charge situés à cinquante mètres de la salle à manger. Quand il y avait un soufflé au menu, plusieurs personnes se relayaient et leur course évitait seule la catastrophe. "

Source : Seillière, le baron de la République, page 21.

Enfants en première ligne

Devant ses enfants, Nathalie essaie de mesurer ses propos, pour ne pas les choquer. Mais après quelques minutes, elle fond en larmes et lâche toute cette pression qu’elle ne peut que si rarement sortir. " Je me sens de plus en plus inutile, je me sens indigne d’être mère. Mes enfants sont innocents pourtant ils prennent toute cette misère en pleine figure. Parfois, je regrette même de les avoir mis au monde. Ma fille aînée est au CM1. Le soir, ses petits frères l’empêchent de travailler, par énervement d’être enfermés dans douze mètres carrés. Alors elle attend qu’ils soient endormis, puis elle fait ses devoirs jusqu’à deux heures et demie du matin. " Même si elle doit encore un peu plus se serrer la ceinture, Nathalie a ouvert un compte épargne logement à chacun de ses trois enfants. Il y met mensuellement 150 euros. " J’ai trop souffert, ce sera ma fierté qu’ils ne connaissent pas cette merde. "

Réfugié politique, Samuel habite un étage au-dessus avec sa femme et ses quatre enfants. Même constat d’impuissance et de colère de ne pouvoir protéger ses enfants de l’exclusion : " Comment le moral peut-il être bon ? À l’école, mes enfants sont insultés quotidiennement par leurs camarades car ils vont chez les copains mais n’invitent jamais personne chez eux. Rien n’est plus horrible que votre enfant qui vous demande en pleurs si un jour on aura une maison. "

Et pendant ce temps-là

Seillière chantait.

" La souffrance d’un ami qui a perdu sa femme, la détresse de quelqu’un qu’on a licencié, le désarroi d’un être qui perd son toit, l’amour fou pour une femme qui ne vous aime pas. Tout cela, je n’ai pas connu, j’ai eu de la chance. "

Source : Jeune Afrique de juin 2004.

Invisibles

Tous connaissent au minimum un ou deux collègues de travail qui subissent la même situation. Aucune étude ne parvient encore à chiffrer avec précision le nombre de travailleurs SDF en France, mais leur accroissement incontestable au cours des dernières années atteste d’une paupérisation sociale. " Ce fléau touche énormément de personnes dans le pays, mais personne ne parle de nous, nous ne sommes pas médiatisés, la société se cache les yeux, affirme Samuel. En fait, nous sommes invisibles. " Ce Congolais est agent de propreté, employé en intérim de septembre à juin. Pour lutter, Samuel a trouvé comme moyen d’action l’association Droit au logement. Il en est aujourd’hui le délégué dans l’hôtel social de l’avenue Laumière. Son temps libre, il le passe à parler aux gens, à les motiver, à créer des liens solidaires entre les familles de l’immeuble. Il y a urgence. Depuis le 30 juin, la Mairie de Paris leur a signalé par courrier qu’elle allait réquisitionner l’hôtel à d’autres fins que sociales. L’expulsion est proche. Alors Samuel s’active, frappe aux portes, et force presque les voisins à sortir dans la rue pour aller manifester. Aujourd’hui, ils sont une petite dizaine à partir faire une action à Pigalle pour soutenir des familles que l’on a expulsées sans proposition de relogement durable.

http://www.humanite.fr/journal/2004-09-18/2004-09-18-400725