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Cinq millions de personnes en France sont des exclus bancaires

Publie le mercredi 9 juin 2004 par Open-Publishing

Bien que la loi reconnaisse à chacun le droit de posséder un compte en banque,
le nombre d’oubliés du système financier continue de progresser. La Poste constitue
souvent le dernier recours pour cette population fragile, délaissée par des banques
en quête de rentabilité.

Combien sont les laissés-pour-compte du système bancaire ? Jean-Louis Borloo
lui-même, ministre de l’emploi et de la cohésion sociale, s’interroge, à la veille de
la présentation de son plan de cohésion sociale. Ces exclus bancaires sont absents de
la statistique officielle, mais les travailleurs sociaux et les associations de lutte
contre l’exclusion estiment qu’ils sont de 5 millions à 6 millions.

Si la loi Aubry de 1998 contre les exclusions reconnaît à tout individu le
droit de posséder un compte, il existe, en France, une exclusion bancaire de fait.
Celle-ci frappe d’abord des personnes en situation de précarité, qui ont été mises à
la porte d’une ou de plusieurs banques et qui, par ignorance ou par gêne, ne font pas
valoir leurs droits. 1 million d’entre elles ne possèdent pas de compte-chèques
classique.

A ces laissés-pour-compte s’ajoutent ceux, titulaires d’un compte, qui se
voient privés de moyen de paiement, à la suite d’incidents bancaires. Au nombre de 2
millions, ils sont souvent bénéficiaires de minima sociaux.

Mais l’exclusion financière s’étend bien au-delà, aux personnes qui se voient
interdire l’accès au crédit. Ayant un profil trop risqué selon les banques, ils ne
peuvent financer l’acquisition de biens essentiels, comme l’achat d’un réfrigérateur
ou d’un cyclomoteur.

Il faut reconnaître à la classe politique des initiatives en faveur de la lutte
contre l’exclusion financière, une des formes les plus pernicieuses de l’exclusion
sociale. Ces démarches ont abouti à l’instauration, en 1999, d’un service bancaire de
base pour les plus démunis, et à la création d’une procédure de faillite civile,
offrant une deuxième chance aux ménages surendettés, via la loi Borloo du 1er août
2003.

ATTITUDE DISCRIMINATOIRE

Mais ces mesures n’ont pas atteint totalement leur but. Ainsi, le service
bancaire de base n’a profité qu’à 12 000 personnes en 2003 selon la Banque de France.
Il a en outre été conçu a minima, sans carte bancaire ni chéquier. Surtout, aucune
véritable politique gouvernementale n’ayant été mise en place, l’exclusion bancaire
continue de progresser, à mesure que s’accroît la fracture sociale.

Ce phénomène est accentué par l’attitude discriminatoire des grandes banques
commerciales : engagées dans une course à la rentabilité, celles-ci pratiquent une
sélection drastique de leur clientèle, selon un rapport, publié en avril, de
l’Observatoire national de la pauvreté, rattaché au ministère de l’emploi.

"Les ménages bénéficiaires de minima sociaux se voient plus souvent que
l’ensemble de la population refuser l’ouverture d’un compte (8 % contre 2 %) ou
clôturer un compte (7 % contre 3 %), explique Georges Gloukoviezoff, l’auteur de
l’étude. Ces refus, pouvant être exprimés de manière brutale et humiliante, peuvent
être ressentis comme arbitraires et injustes."

A ces rejets, deux raisons, souligne-t-il : "un niveau de risque moyen plus
élevé, de par le niveau et la nature des ressources" de ces clients ; et le fait que
ces ménages constituent une clientèle plus coûteuse que les autres "car ils
consomment plus de services gratuits, principalement des services de guichet". Or,
poursuit M. Gloukoviezoff, "la pression concurrentielle pousse les banques à limiter
les coûts et donc le temps passé avec les clients ayant le moins de potentiel
économique".

"Il est choquant d’assister à un véritable matraquage financier des clients en
difficulté, déplore Christian Huard, président de Conso-France, qui regroupe six
associations de consommateurs. Non seulement cette population est mal reçue quand
elle se présente aux guichets - ce qui est pour elle l’unique façon d’obtenir de
l’argent liquide - mais, en plus, on lui facture d’importants frais de retrait."

LIEN DE PROXIMITÉ

Dans ce contexte, La Poste constitue souvent l’unique recours pour les rejetés
du système. "Si les personnes qui ont connu ou connaissent des situations d’exclusion
bancaire disposent d’un accès aux services bancaires, c’est grâce au rôle joué par
les services financiers de La Poste", confirme l’Observatoire national de la
pauvreté. Ainsi, un RMIste sur deux est client de La Poste alors que celle-ci ne
possède qu’une part de marché de 9 % dans les services financiers en France.

"La lutte contre l’exclusion bancaire fait partie des missions de La Poste mais
elle n’est inscrite dans aucune loi, précise Patrick Werner, patron des services
financiers du groupe public. L’accueil de tous s’inscrit dans nos valeurs. Le
dispositif bancaire classique est libre de sélectionner qui il veut." La seule
obligation pour La Poste est d’ouvrir un Livret A à qui le demande - contrainte à
laquelle les Caisses d’épargne ne sont pas soumises. Du coup, nombre de ces Livrets à
La Poste font office de compte bancaire. La moitié d’entre eux ont un solde inférieur
à 150 euros.

Pour M. Werner, le rôle pivot du réseau postal dans la lutte contre l’exclusion
s’explique aussi par le lien de proximité avec la clientèle : 1 300 bureaux sont
installés dans des zones urbaines sensibles (ZUS) ou en bordure. "La clientèle
modeste éprouve moins de difficultés à entrer dans un bureau de poste plutôt que dans
une banque protégée par des sas de sécurité", estime-t-il. Les banques privées
conseilleraient aux clients démunis qui se présentent "d’aller plutôt ouvrir un
compte à La Poste".

Que l’exclusion bancaire ne trouve pas de réponse dans le jeu libre du marché
révolte certains décideurs. L’ex-directeur général de la Caisse des dépôts et
consignations (CDC), Daniel Lebègue, considère ainsi que "la banque n’est pas une
activité économique comme les autres mais le système sanguin d’une société, qui doit
assurer la meilleure circulation possible de l’argent et remplir sa fonction
d’allocation du capital aux besoins de la société".

"Il n’est pas normal qu’on ne puisse offrir à toute personne vivant en France
les services financiers indispensables à la vie en société, estime M. Lebègue.
Comment les banques peuvent-elles se résigner à maintenir 10 % de la population hors
du marché des services financiers ?"

Pour Benoît Jolivet, spécialiste de l’exclusion financière, un grand pas aura
été fait lorsque la question de l’accès au crédit du plus grand nombre aura été
réglée, pour financer des achats de première nécessité. Peu favorable à la mise en
place de "banques des pauvres", M. Jolivet croit surtout aux initiatives locales et
modestes, associant des fonds privés et publics. "Plutôt que de bâtir des cathédrales
sur le sable, expérimentons, réfléchissons à des incitations pour associer le secteur
privé à la lutte contre l’exclusion financière,lance-t-il. Les mentalités ont évolué,
je suis persuadé que les banques commerciales sont prêtes à assumer leur part de la
responsabilité collective."

LE MONDE