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La place de l’islam dans la France laïque est comparée à celle des juifs il y a deux siècles

Publie le jeudi 4 février 2010 par Open-Publishing

Juifs et musulmans, une histoire parallèle

de MONA CHOLLET

Actuel Complexe de supériorité, obsession civilisatrice : l’historienne Esther Benbassa questionne la capacité de la France à intégrer ses minorités, juive hier, musulmane aujourd’hui.
L’un des obstacles à l’intégration de ces gens-là, c’est « le peu d’estime qu’ils ont toujours eu pour les personnes du sexe », car « le degré de civilisation d’une société se mesure à la place qu’y occupent les femmes ». Qui parle ? Un intellectuel français jugeant l’islam incompatible avec les valeurs de la République ? Non : l’abbé Grégoire, dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, en 1788... Pour étayer son propos, l’abbé citait la prière que prononcent les hommes juifs pour remercier Dieu de ne pas les avoir faits femmes. Dans La République face à ses minorités1, qui montre les similitudes entre le traitement réservé aux musulmans et ce que fut le lot des juifs il y a deux siècles, l’historienne Esther Benbassa établit un parallèle systématique entre la prose de l’abbé Grégoire (qui avertissait du « danger de les (les juifs, ndlr) tolérer tels qu’ils sont ») et le discours sur la laïcité récemment prononcé par Jacques Chirac : les deux textes concordent pratiquement en tous points.
C’est en 1808, sous l’impulsion de Napoléon, que fut créé le Consistoire central, censé organiser le culte juif sur le sol français, dans une logique de « régénération » de ses fidèles. Afin de doter son entreprise d’une légitimité indiscutable, l’empereur avait voulu que des notables juifs se constituent en un « Grand Sanhédrin », institution politico-religieuse remontant à l’Israël antique.
Difficile de ne pas penser à la création, en avril 2003, du Conseil français du culte musulman (CFCM), impulsée par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, qui, quelques mois plus tard, cherchait lui aussi à doter son initiative d’une légitimité sacrée en se rendant à l’Université d’Al-Azhar au Caire : une démarche qu’Esther Benbassa condamne, car elle encourage ce phénomène de « communautarisme transnational » à l’oeuvre tant chez les juifs que chez les Arabo-musulmans, et accrédite l’idée que les musulmans ne seraient pas des Français à part entière. En outre, de même que la création du Consistoire avait été suivie de peu par le « décret infâme », qui restreignait les droits civiques des juifs, celle du CFCM a été suivie par le vote de la loi interdisant le voile à l’école.

« VISIONS DÉPASSÉES »

« On procède exactement de la même façon qu’il y a deux siècles, sans voir que le contexte a changé du tout au tout, commente l’historienne. A l’époque, il n’y avait pas d’identités revendicatrices, le pouvoir d’attraction des valeurs de la République était fort, la France était une puissance coloniale... Aujourd’hui, ses valeurs sont affaiblies, plus personne ne croit à la devise « liberté, égalité, fraternité », et la minorité visée par la « régénération » est issue d’une immigration post-coloniale, sans qu’on n’ait jamais vraiment affronté le contentieux né de la colonisation et de la décolonisation. On dirait que les politiques ne voient pas la société évoluer ! Ils ne comprennent pas qu’il faut aujourd’hui adapter la laïcité pour lui permettre de fonctionner dans un pays qui est, de fait, multiculturel. Sans compter qu’on ne vit plus la religion comme autrefois : on peut porter une minijupe et faire le ramadan, manger hallal ou casher à la maison et pas au-dehors, jeûner à Kippour sans être pratiquant le reste de l’année... Même le voile peut être porté de mille façons différentes : certaines jeunes filles voilées font des études de médecine ou de droit, et dans mes conférences, il n’est pas rare que les questions les plus pertinentes viennent d’elles. Malgré cela, on s’accroche à ces visions monolithiques et dépassées. »
Constatant que la laïcité est devenue une religion à part entière (« même véhémence, même foi, même soif de gagner le Paradis et de le faire gagner à ceux qui résistent »), l’historienne voit dans celle-ci un « retour du refoulé chrétien », et plus particulièrement catholique, puisque, fait-elle remarquer, les pays protestants, où le respect de la liberté de conscience est un principe fortement ancré, « gèrent mieux la multiconfessionnalité ». Elle reste aussi perplexe devant l’incapacité française à intégrer la différence, y voyant l’expression d’un complexe de supériorité peut-être plus marqué que celui qui a longtemps caractérisé l’ensemble de l’Europe. Juive orientale, elle se souvient de ce jury qui, lors de ses études en France, exprimait la crainte que ses futurs élèves ne prennent son accent...

« RABBINS OBSCURANTISTES »

Elle ne croit pas à « l’alibi féministe » des débats hystériques autour du voile, qui ne font à ses yeux qu’envenimer les choses : « Peut-on vraiment croire que 3,7 millions de personnes « potentiellement » musulmanes, et parmi elles 1500 jeunes filles voilées, vont installer la théocratie en France ? Ce n’est pas sérieux ! » Cette obsession jugée disproportionnée lui rappelle celle du « fanatisme des juifs » et des « rabbins obscurantistes » qui caractérisait les Lumières : alors qu’au XVIIIe siècle, la France comptait à peine 40 000 juifs, relève-t-elle, « le mot « juif » revient dans l’Encyclopédie 2300 fois »...
Le révolutionnaire Clermont-Tonnerre clamait que si les juifs refusaient de devenir « individuellement citoyens », « alors qu’on les bannisse » : on y entend l’écho de l’ex-ministre délégué à l’Enseignement, Xavier Darcos, assénant il y a peu que « lorsqu’on n’aime pas la République, on va ailleurs ». Esther Benbassa rappelle pourtant que l’attachement à sa communauté d’origine, outre qu’il est bien naturel, ne s’oppose pas forcément à l’intégration, mais peut même, au contraire, lui être un préalable indispensable.
« Il est absurde, estime-t-elle, que les musulmans ne regardent pas davantage l’expérience juive à partir de ce qu’ils sont en train de vivre. » Ils comprendraient alors qu’ils sont victimes, comme elle l’écrit, des « ultimes soubresauts du combat de la France contre la religion et de son fantasme « civilisateur. » Pour elle, la crainte de l’islam remplace dans les fantasmes majoritaires celle du « complot juif ». L’idée d’interdire aux garçons le port de la barbe, au même titre que le voile aux filles, la fait bondir : cela lui rappelle le traitement humiliant infligé aux juifs des ghettos dont on coupait la barbe et les papillotes.

PAS QUE DES AMIS

De telles comparaisons ne lui valent pas que des amis à une époque où les porte-voix de la communauté juive tentent surtout de se démarquer à tout prix des Arabo-musulmans : « Nous, la Marseillaise, on ne la siffle pas, on la chante », clamaient les pancartes de la grande manifestation du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) il y a deux ans – allusion aux sifflets qui avaient accueilli l’hymne national lors du match France-Algérie au Stade de France, en octobre 2001. Le 16 mai dernier, à Paris, SOS Racisme avait appelé – avec un succès mitigé – à une manifestation contre le seul antisémitisme, à l’exclusion des autres formes de racisme : une initiative qu’Esther Benbassa désapprouve, jugeant les violences dirigées contre les Arabo-musulmans tout aussi graves : « En Europe, vu les ravages qu’il a provoqués, l’antisémitisme domine l’idée même de racisme. Mais l’isoler des autres racismes est une erreur stratégique doublée d’une grave erreur éthique – au même titre que le fait de lier le combat contre l’antisémitisme au soutien inconditionnel à Israël. Dans un contexte aussi difficile, au contraire, il faudrait unir nos forces. »

Note : 1Esther Benbassa, La République face à ses minorités, les juifs hier, les musulmans aujourd’hui, Mille et une nuits. Autres publications : Histoire des juifs de France, Points Seuil. Les juifs ont-ils un avenir ? (avec Jean-Christophe Attias), Lattès/Hachette Pluriel.

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La passion du dialogue

MCt

Née à Istanbul, ayant grandie en Israël, Esther Benbassa vit depuis plusieurs années en France. Elle partage un grand nombre de ses réflexions et de ses prises de position avec son compagnon Jean-Christophe Attias, comme elle directeur d’études en sciences religieuses à l’Ecole pratique des Hautes Etudes (EPHE), à Paris ; tous deux ont également enseigné à la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne. Elle est non croyante et non pratiquante : « Je suis juive en ce que j’observe certaines règles, une certaine conduite qui, bien que n’étant pas religieuses au sens strict, tirent leur origine d’un passé qui n’est plus mon présent, mais qui l’a marqué », expliquait-elle dans Les juifs ont-ils un avenir ?. Elle y confiait aussi partager l’angoisse d’une disparition d’Israël, où elle a l’essentiel de sa famille, mais estimait qu’on ne dissiperait certainement pas cette crainte « en étant antipalestinien, en restant sourd à la souffrance, aux attentes, aux revendications palestiniennes ». Depuis l’apparition en France des tensions entre juifs et musulmans, après la reprise de l’Intifada et les attentats du 11 septembre 2001, elle monte régulièrement au créneau pour protester contre les discours alarmistes tenus tant par Roger Cukierman, le président – réélu en mai – du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif)), que par certains intellectuels, à qui elle reproche de privilégier l’émotionnel au détriment de l’analyse politique : « Nous ne sommes pas des victimes », clamait-elle dès décembre 2001, avec Jean-Christophe Attias, dans les colonnes du Monde.

En avril dernier, dans Le Nouvel Observateur, elle fustigeait Elisabeth Schemla qui, sur son site Proche-Orient.info, s’était félicitée de la naissance d’un véritable « lobby juif » capable de faire pression sur les pouvoirs publics : « Voilà qui donnera des idées aux antisémites, au cas où ils en manqueraient, rétorquait-elle sèchement. A supposer qu’il y ait un lobby pro-israélien, où se retrouvent des juifs et des non-juifs, l’idée de « lobby juif » tient en revanche plus du mirage que de la réalité tant les juifs de France et même leurs institutions sont divisées. » Elle ne manque en effet jamais de rappeler que la communauté organisée ne représente que 30% environ de la communauté réelle.

« L’IGNORANCE EST TERRIBLE »

Le 13 mai dernier, avec Jean-Christophe Attias, elle a organisé à la Sorbonne et à l’Institut du monde arabe un colloque sur « le dialogue à construire entre juifs et musulmans » (lire Le Courrier des 15 et 16). « Parce qu’ils étaient en terrain neutre, des gens qui ne se parlaient plus, ou qui s’invectivaient, comme Pascal Boniface et Meir Waintrater de L’Arche, ont pu à nouveau dialoguer calmement », se félicite-t-elle. Ce fut l’occasion de constater combien était forte la demande pour ce genre d’initiatives : « Non, les gens n’ont pas tous le couteau entre les dents ! Des professeurs avaient amené leurs classes, où on voyait bien que les origines étaient mélangées, et ces adolescents avaient des foules de questions. Ils étaient très perturbés, par exemple, de découvrir que juifs et musulmans avaient vécu ensemble. L’ignorance est terrible. »

Elle prépare avec Jean-Christophe Attias un livre sur l’enseignement du fait religieux, non pas dans un but prosélyte, mais comme fait de civilisation : « Pourquoi, dans les programmes scolaires, n’ajoute-t-on pas des figures juives, arabes, etc., aux références purement franco-françaises ? Je ne prétends pas qu’il faille donner de l’histoire une vision idyllique uniquement pleine de grands poètes, mais l’histoire arabo-musulmane ne se réduit ni à la colonisation, ni à l’immigration, ni au fondamentalisme – de même que l’histoire des juifs ne se réduit pas à la Shoah ; ce n’est pas qu’une histoire de mort ! C’est très bien de créer des commissions interministérielles contre l’antisémitisme, mais pourquoi, à l’école, n’apprend-on pas sa propre culture et la culture de l’autre ? » MCt

Paru le Mercredi 09 Juin 2004

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