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Le bazar des puissants. Le choc économique à Téhéran

Publie le mardi 16 mars 2004 par Open-Publishing



C’est l’économiste Reis Dona qui parle : "Monopoles et Fondations contre entrepreneurs
privés, économie illégale. A l’ombre du technocrate Rafsanjani. Réformistes sans
protestation sociale."


MA.FO.Correspondante à Téhéran

Quels sont les intérêts économiques dans le choc politique en cours à Téhéran ?
La réponse des économistes est unanime : dans un pays où 70% de l’économie est étatique,
les "conservateurs" représentent une économie traditionnelle de monopoles d’Etat,
le commerce, la "contrebande, la bureaucratie étatique, les patrons des zones économiques
libres qui sont un désastre d’inefficacité comparées à Shenzhen en Chine", énumère
l’économiste et professeur Reis Dona. Les réformistes représentent un peu les
petits entrepreneurs privés : les néolibéraux, partisans des privatisations, ou
ceux qui espèrent que le démantèlement du système de contrôles de l’Etat peut
limiter les privilèges et les mafias, "et aussi certains grands entrepreneurs
qui cherchent à gagner des marchés dans le secteur pétrolifère et sont pour cela
contre les conservateurs". Mais les économistes décrivent aussi un pays dans
lequel un tiers de l’économie au moins échappe à tout décompte. "Le PIB officiel
est de 90 milliards de dollars mais en termes réels on l’estime à environ 120
milliards : les 30 milliards de plus sont une économie cachée, informelle, non
comptabilisée ou illégale", explique Reis Dona : c’est le point de départ pour
comprendre les intérêts
en jeu.

L’économiste dresse la liste des "rubriques" de cette économie
non comptabilisée. L’une d’entre elles est le secteur "informel" - il compte
relativement peu, entre 2 et 4 milliards de dollars - le travail au noir dans
le sens le plus classique, celui de l’artisanat ou des petites usines dans lesquelles
travaillent enfants et femmes : Reis Dona, qui a beaucoup travaillé en tant que
consultant de l’ONU pour dessiner un cadre socio-économique de l’Iran, estime
que 580 000 enfants en dessous des 15 ans travaillent ("En théorie c’ est interdit,
mais notre bourgeoisie s’en sert et le justifie volontiers par la religion et
les coutumes").

"Une partie bien plus riche est l’économie des Fondations",
explique-t-il : entre 8 et 10 milliards de dollars de PIB "souterrain" par an.
Les fondations, bonyad, sont une institution centrale de la république islamique.
Au lendemain de la Révolution, en 1979, les grandes fortunes furent expropriées
et les banques, les manufactures, l’industrie chimique et automobile, les hôtels
furent nationalisés (le pétrole était déjà à l’Etat). La gestion de fortunes
et entreprises fut confiée à des fondations caritatives, une institution importante
dans l’Islam. Celles qui furent créées après la Révolution devaient pourvoir à l’Etat-providence
et redistribuer la richesse, et aussi assister les familles des tombés en guerre
et des mutilés… Elles sont toutes guidées par des figures influentes du clergé conservateur,
et sont une base du régime. Avec le temps les différentes Bonyad-e-Janbazan va
Mostazafan (des vétérans et invalides et des déshérités) ou Bonyad-e-Shaheed
(des martyrs) et d’autres ont mis en sourdine le rôle d’organisation politique.
Elles sont devenues surtout des sujets économiques, holdings aux activités allant
de l’agroalimentaire aux manufactures, aux hôtels et biens immobiliers, aux usines
de pétrole. La fondation des Mostazafan, par exemple, a 400 000 employés et des
biens de plus de 10 milliards de dollars (d’après Forbes, juin 2003). Jusqu’à fin
2002, les Fondations ont été exemptées d’impôts. Les Gardes de Révolution (Sepah-e-Pasdaran)
sont eux aussi un sujet économique, exempté d’impôt.

Puis il y a la contrebande, entre 10 et 20 milliards de dollars
par an. Jusqu’à il y a 2 ou 3 ans une source de revenus illégale était le double
change du dollar ; désormais le change est unifié, mais reste l’avantage d’importer
sans tarifs douaniers. L’importation illégale représente un chiffre d’affaires énorme
et "est protégée par des personnes très influentes qui reçoivent évidemment leur
part", dit Dona. Tout le monde sait qu’il passe par des ports à demi clandestins
au sud, sur la côte du Golfe, des ports privés ou appartenant aux Gardes de la
Révolution : la chose fut dénoncée début de 2003 par le président du Parlement
Mehdi Karroubi al Majlis (le parlement), et fit un tel scandale qu’il fut contraint
de retirer l’accusation aux Gardes de la Révolution.

Il y a ensuite le trafic de drogue : la voie qui de l’Afghanistan passe en Iran
et Turquie vers l’Europe a une certain poids, même si durant les deux dernières
années l’ importance de celle qui passe par l’Asie centrale a augmenté. L’économiste
explique : une bande de 20km sur toutes les frontières nationales est sous le
contrôle des Gardes de la Révolution : "Je ne peux pas porter d’ accusations précises,
mais dans ces vingt kilomètres il se passe beaucoup de choses".

Enfin il y a l’activité illégale du Bazar : les prête-argent,
une affaire de 4 ou 5 milliards de dollars par an de plus. "C’est un système
cruel, ils prêtent, à des taux d’intérêt jusqu’à trois fois supérieurs aux taux
bancaires, à tous ceux, et ils sont nombreux, qui n’arrivent pas à obtenir des
prêts par les banques". Et oui, je demande, où sont les bazari, les commerçants,
qui ont été une force déterminante de la révolution islamique ? "Où sont-ils ?
Au pouvoir", répond Reis Dona. "C’est le groupe qui a tiré profit de la guerre,
et de la continuation de la guerre" : la guerre entre Iran et Iraq, du 1980 au
1988, a fait un million de morts et une grande destruction matérielle, "et a
enrichi un groupe d’affairistes qui ont su exploiter les protections de l’Etat.
Ils ont acheté à bas prix grâce aux subventions et au taux de change de faveur
pour les biens de première nécessité, puis ils ont vendu à prix libre, c’est-à-dire
cher. Ce groupe avait tout intérêt à ce que la guerre continue et espère que
le pays va rester en état de crise internationale". Certains bazari, ou leurs
enfants, sont devenus responsables de Fondations importantes, disposent de fortunes,
investissent dans le marché immobilier, le secteur "qui tire" : 22 millions de
mètres carrés construits l’année dernière rien qu’à Téhéran, qui est désormais
une capitale de chantiers et de bureaux vides parce que les prix ont explosés
("alors qu’on parle de crise du logement").

Revenons au problème : "Si vous me demandez quels intérêts sont
en train de s’affronter, je vous dis que pour la classe ouvrière ça ira mal dans
tous les cas. Les politiques d’ajustement structurel avaient été amorcées bien
avant les réformes, et ont continué. Mais en Iran nous avons une population active
de 19,7 millions de personnes sur 70 millions d’iraniens, et parmi eux 4,3 millions
sont au chômage. Les réformistes ont parlé de libéralisation, mais sans aucune
idée de sécurité sociale. Même ceux qui autrefois s’appelaient "gauche" et parlaient
de redistribution, maintenant sont néolibéraux". Certes, le contrôle étatique
ici signifie surtout privilèges et monopoles, évasion fiscale et corruption.
Mais "les politiques d’ajustement structurel dans un régime autoritaire sont
le pire des dégâts", insiste Reis Dona. Les conventions avec l’Organisation Internationale
du Travail sont signées, mais elles n’ont pas été ratifiées. La Maison du Travail
(organisation officielle islamique) est liée à l’ex-président de la république
Rafsanjani, chef du puissant Conseil pour le discernement des choix, l’homme
qui dans les années 90 a amorcé les privatisations ; considéré comme l’homme le
plus riche d’Iran, il passe pour être le chef de file des "technocrates" néolibéraux
et défend le statu quo institutionnel. Les syndicats indépendants sont illégaux.
Le mécontentement couve, mais il ne trouve pas d’expression dans le mouvement
réformiste, soutient Reis Dona, qui parle de "démocratie et justice sociale" et
n’est pas optimiste pour le futur proche.

"Il Manifesto"
Traduit de l’italien par Antonio

15.03.2004
Collectif Bellaciao