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Le rejet est un signal positif

Publie le samedi 3 septembre 2005 par Open-Publishing

Manuel Castells

Interview par Alma De Walsche

www.mo.be/article.aspx?ed_id=0&...

LES ATTENTATS A LA BOMBE A LONDRES, EN EGYPTE ET EN TURQUIE, CET ETE, ONT ENCORE UNE FOIS DEMONTRE CLAIREMENT QUE LA VIOLENCE DESESPEREE DE PETITS GROUPES EST GLOBALISEE ET PEUT TOUCHER N’IMPORTE QUI. TONY BLAIR A REAGIT EN DISANT QUE « LES REGLES DU JEU CHANGENT. » MAIS POURQUOI LA VIOLENCE CROÎT-ELLE ET QUE SE PASSE-IL AVEC LA SOCIETE MONDIALE ? MO* A POSE CETTE QUESTION A MANUEL CASTELLS, LE SOCIOLOGUE ESPAGNOL QUI LONGTEMPS AVANT SEATTLE A PREVU LE MOUVEMENT ALTERGLOBALISTE ET QUI LONGTEMPS AVANT LE 11 SEPTEMBRE 2001 A DECLARE QUE L’EXCLUSION RADICALE ENGENDRERAIT UNE VIOLENCE RADICALE. CASTELLS CROIT EN LA FORCE ET LA NECESSITE DE LA COMMUNICATION POUR RESTAURER LA CONFIANCE ET POUR FORMULER UN PROJET COLLECTIF.

Manuel Castells a 63 ans. Il est entre autres professeur émérite de l’université de Berkeley et a collectionné un palmarès sans fin de prix et de reconnaissance internationale. Il a conseillé des institutions internationales comme l’UNESCO, l’organisation internationale du travail, le programme de développement des Nations Unies et de la Commission européenne. Il a été conseiller du gouvernement chilien sous Salvador Allende et a fourni des services semblables aux gouvernements du Mexique, de France, d’Equateur, du Brésil, du Portugal, d’Espagne, de Russie et de Chine. Il est momentanément membre du panel de l’ONU qui se penche sur la relation entre les Nations Unies et la société civile. Dans nos contrées, il est surtout connu pour son ouvrage majeur The Information Age : Economy, Society and Culture, une trilogie publiée dans les années 90 avec The rise of the Network Society, The Power of Identity et End of Millenium.

Castells décrit le terrorisme et la réaction répressive des états comme « une période noire pour l’humanité », mais il se rend compte que les racines de toute actualité se situent dans le passé. « Ce que nous subissons en ce moment est le résultat de trois révolutions sociétales qui, par hasard, se situent toutes trois dans la seconde moitié du vingtième siècle : la révolution technologique, la globalisation avec ses restructurations économiques et les changements culturels provoqués par les mouvements sociaux des années 60 et 70. » Les promesses que ces déplacements sociétaux sans précédent renfermaient, sont éclipsées en l’année 2005 par des attentats suicides, des politiques brutales de pouvoir et un virage à droite. En Europe de l’Est, en Asie centrale, au Pakistan et en Afrique du Nord, mais aussi en occident, de plus en plus de jeunes gens se sentent attirés par un islamisme politique qui se sert de la violence sans se gêner. Comment Castell explique-t-il cette tendance.

Manuel Castells : La religion est aujourd’hui pour beaucoup de gens dans le monde la première source d’identité. Ce n’est pas seulement le cas dans le monde islamique, mais aussi aux Etats-Unis où les églises évangélistes et d’autres groupements chrétiens montent et se profilent toujours davantage comme des mouvements qui ont un impact profond sur l’agenda politique. A côté de cela, l’intérêt pour l’Islam comme source d’identité croît en effet partout dans le monde où il y a des Musulmans, et c’est dans la plus grande partie du monde. On ne peut cependant pas faire l’erreur de considérer cette « identité islamique » comme un monolithe qui est partout et toujours le même. Au Moyen Orient il existe une différence profonde entre les Sunnites et les Chiites, et l’identité des immigrants musulmans en Europe n’est pas la même que celle des princes saoudiens. On trouve une grande diversité dans l’Islam, même si on y retrouve aussi des traits communs qui sont très importants comme la soumission à Allah qui est au-dessus de tout. Les tendances fondamentalistes d’aujourd’hui sont en grande partie une tentative de personnes et de groupes exclus pour acquérir une identité dans un monde de globalisation capitaliste. Dans le monde globalisé, on a abandonné tout contrôle social et politique sur le profit et l’état-nation ne se comporte plus comme une institution qui représente les intérêts de ses citoyens. Les gens se sentent donc perdus, sans protection contre un monde dont les frontières disparaissent et où les grandes entreprises et les groupes d’intérêt financier s’attribuent de plus en plus de terrain. Les gens ont l’impression qu’ils ne peuvent plus protéger leur humanité qu’en consolidant leurs propres valeurs et les éléments avec lesquels au cours de l’histoire ils se sont identifiés : la religion, l’ethnicité et le territoire.

Dans une émission TV « Contrejour » vous avez un jour déclaré : « Devenir inutile est plus grave qu’être exploité. Un jour nous repenserons avec nostalgie au temps où nous étions exploités. Parce qu’être exploités est au moins une relation sociale. Quand il n’y a pas d’exploitation, il n’y a pas non plus de relations sociales qu’on peut combattre. Je peux faire sauter le monde entier et moi-même avec. Cela n’a plus aucune importance parce que je n’ai pas d’ennemis, pas d’amis, aucune relation sociale. Toutes les conditions sont alors réunies pour tout faire sauter, non pas comme une révolution qu’on déclenche à partir d’un rêve, mais dans un acte de désespoir total. C’était en 1998

Manuel Castells : Ce que j’ai dit dans cette interview était simplement la suite logique d’une analyse que je faisais alors des comportements et des conflits en situation d’exclusion. Malheureusement, les phénomènes que je constatais et analysais alors se sont renforcés aujourd’hui. l’exclusion est la cause la plus importante des conflits que nous vivons aujourd’hui - l’exclusion des réseaux qui produisent la richesse, le bien-être, la communication, l’envie de vivre. A cause de cette exclusion qui se perpétue et qui augmente, s’accroissent les chances de violences et la possibilité de construire un pouvoir d’état basé sur la peur des réseaux de terrorisme. Une période noire pour l’humanité.

Voyez-vous des chances de combattre cette exclusion ?

Manuel Castells : Une nuance pour commencer. L’exclusion en soi ne cause pas de conflit. Aussi longtemps que la victime de l’exclusion accepte sa situation, il n’est pas question de conflit. Le conflit surgit avec de la résistance contre cette exclusion. Pour arriver à cette résistance, les exclus ont besoin d’objectifs et de systèmes de valeur alternatifs propres. La résistance peut alors impliquer que des gens défendent leur propre identité. Mais ils peuvent aussi, poussés par des motifs économiques utiliser la violence pour obtenir un accès à la consommation d’objets à laquelle ils ne pourraient pas parvenir par d’autres moyens. La meilleure manière pour combattre l’exclusion économique est en partageant le développement comme cela se passe aujourd’hui au Chili. Cela semble simple, mais pour y arriver, des changements profonds de politique sont nécessaires, aussi bien dans chaque pays qu’au niveau mondial. Même un modèle de développement capitaliste comme par exemple celui qui est pratiqué en Chine et en Inde, peut dans une certaine mesure, combattre l’exclusion. Même si là le développement est partagé de manière inégale et qu’une masse importante est exclue de la croissance. Pour combattre l’exclusion culturelle - un défi essentiel aujourd’hui - il y a un besoin urgent d’un dialogue interculturel, de tolérance et de processus réciproques de connaissance.

Il y a de plus en plus d’Européens qui écoutent de la musique non occidentale, qui s’intéressent à des cultures non occidentales et qui visitent des pays non occidentaux. Est-ce cela le dialogue que vous espérez ?

Manuel Castells : On voit en Europe, en même temps, plus de multiculturalisme et un plus grand rejet du multiculturalisme. C’est un combat où, d’une part, on aspire à un enrichissement de notre société et où, d’autre part, règne la peur de changer, un refus de connaître et d’expérimenter d’autres valeurs. Nous vivons dans une période de peur Une peur qui très souvent est encore gonflée par les gouvernements, pour mieux contrôler la crise d’autorité dont ils souffrent. Le gouvernement américain actuel en est un exemple très clair. George Bush gouverne uniquement sur la base de la peur, pour le reste sa direction est une catastrophe. En même temps, beaucoup de gens s’opposent à une vie dominée par la peur et ainsi apparaissent des projets alternatifs. Toutes les réactions contre la globalisation ne peuvent être réduites à la recherche d’identité. Il y a aussi le mouvement écologique, le féminisme, le mouvement antiglobaliste, la culture des hackers. Ce sont beaucoup de projets complexes qui proposent des valeurs positives. Les gens en 2005 sont aussi plus que seulement de la peur, de l’individualisme et de la destruction. On voit partout apparaître des embryons de mouvements sociaux, de critiques culturelles et d’alternatives politiques.

Quels moyens de communications pourraient réaliser l’indispensable dialogue entre exclus et excluants ?

Manuel Castells : La communication entre les exclus et ceux qui sont responsables de cette exclusion devint de plus en plus étroite. Les institutions qui ont du pouvoir n’ont pas un seul canal de communication avec les exclus, alors que les gens et les groupes qui dialoguent vraiment n’ont aucun pouvoir. Les Nations Unies sont paralysées par les intérêts des gouvernements nationaux et surtout par le contrôle non démocratique qu’exerce le Conseil de sécurité. La Banque mondiale est une annexe du Fond monétaire international qui, à son tour, est une annexe du Trésor américain. Il n’y a plus de communication entre les exclus et ceux qui excluent. Aujourd’hui, seul le conflit peut encore forcer la communication.

Les médias peuvent-ils avoir un rôle conciliateur ?

Manuel Castells : Les médias ont un rôle fondamental à jouer. Ils ont la tâche de mettre en relation les différents domaines de la société. Via les médias, on offre aux gens de l’information et ils se forment une opinion. Les médias sont aujourd’hui l’espace où se joue la politique et où se passent les changements culturels et sociaux. La communication est le noyau du système politique. Mais les médias de communication ne sont pas neutres, ils sont déterminés par des intérêts économiques et politiques. C’est pourquoi les réseaux sociaux de communication indépendants sont si importants. Les blogs, les journaux sur le site constituent aujourd’hui une alternative de communication alternative grâce à laquelle des citoyens peuvent parler directement avec des citoyens, n’importe où dans le monde. Le monde du pouvoir ne laissera naturellement pas de telles alternatives, sans s’en mêler. C’est ce qui est apparu tristement clairement quand l’ONU, au Sommet mondial de 2003 sur la Société de l’information (WSIS), a lancé officiellement une tentative internationale pour fermer le fossé digital. Ce WSIS se réunissait alors pour la première fois à Genève et tiendra maintenant en novembre une deuxième session à Tunis, mais tout le projet est un coup de propagande de gouvernements qui sont d’abord intéressés à contrôler l’internet.

L’état a-t-il un rôle à jouer dans le rapprochement de groupes antagonistes ?

Manuel Castells : La première mission de l’état est de créer un espace pour que les citoyens qu’il représente puissent exprimer leurs intérêts. Au lieu de cela, l’état considère les citoyens uniquement comme un marché électoral où les politiciens, tous les quatre ans, doivent vendre leur « produit ». Après cela, ils font de nouveau ce qu’ils ont envie - ou font ce qui est réellement désiré par les véritables détenteurs du pouvoir -, sans encore tenir compte de ce que les citoyens souhaitent.

Dans différents pays européens se déroule une discussion sur les valeurs et les normes que doivent observer les institutions et sur lesquelles doivent être basées les relations entre l’autorité et les citoyens. Ce débat est une confirmation de la crise de la légitimité politique qui accable les états en Europe mais aussi dans le reste du monde. C’est une tentative désespérée de regagner le contrôle sur la population.. Mais je crains qu’il ne soit trop tard pour cela, L’époque de l’état-nation est passée.

Est-ce que le « non » français et néerlandais à la constitution européenne est-il aussi une expression de cette rupture entre le citoyen et l’état ?

Manuel Castells : Le Non est négatif à court terme, parce qu’il affaiblit l’Europe et la réduit à une constitution de marché. Il stimule la xénophobie et renforce la domination unique de l’Amérique de Bush. Mais en même temps, il aide les citoyens à regagner la capacité de s’imposer auprès de leurs politiciens. Il indique aussi la nécessité de repenser des formes pour rétablir le contact entre l’état et le citoyen. Je vois aussi le Non comme un signe de la volonté des gens de défendre leur identité et qui ne sont pas prêts à échanger ce qu’ils ont pour un projet technocratique imposé d’au-dessus et sans débat. La crise européenne, qui est très profonde, pourrait être le début d’un grand débat démocratique sur la question de savoir comment, ensemble, nous pouvons décider du monde que nous désirons. Parce que pour parvenir à quelque chose de communautaire, nous devons d’abord communiquer. Les Européens sont passés du silence du mouton à l’imposition du silence aux politiciens. Et de ce silence peuvent surgir des voix nouvelles.

Article paru dans MO*, un mensuel belge néerlandophone - septembre 2005.

Introduction du texte et traduction Edith Rubinstein.