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Le "transfert d’hostilité" occidental sur les Palestiniens et les Libanais, par Georges Corm

Publie le samedi 12 août 2006 par Open-Publishing
6 commentaires

de Georges Corm, Économiste et historien, ancien ministre des Finances du Liban (1998-2000), auteur de La Question religieuse au XXIesiècle. Géopolitique et crise de la post- modernité, La Découverte, 2006..

L’anesthésie de beaucoup de consciences face au drame du Liban et au non-respect des règles du droit humanitaire et des conventions de Genève n’est pas simple à comprendre. Cela n’est d’ailleurs pas la première fois que cette anesthésie se manifeste. En effet, le déplacement forcé par les bombardements de l’aviation israélienne d’un quart de la population libanaise, le blocus terrestre, maritime et aérien - y compris le bombardement des camions transportant l’aide humanitaire ou des denrées alimentaires - est une répétition sur une échelle plus large de ce qu’a déjà subi une partie du Liban en 1982 avec le siège de Beyrouth par l’armée israélienne durant deux mois et demi ; il s’agissait alors d’éradiquer les mouvements armés de l’OLP. Cette insensibilité d’une partie de l’opinion occidentale se manifeste aussi à l’égard des Palestiniens occupés depuis 1967 par l’armée israélienne.

Face à ce chaos sanglant, l’Europe se félicite d’être enfin en paix. Elle ne réalise pas, cependant, que le vent de folie meurtrière qui va de l’Afghanistan à la Palestine et au Liban, en passant par l’Irak n’est, en grande partie, que le sous-produit de sa propre histoire.

C’est en effet au Moyen-Orient que se manifeste incontestablement la convulsion la plus spectaculaire de cette histoire tragique, due à l’horreur causée par le génocide des communautés juives d’Europe sous le IIIe Reich. Ce génocide est un point culminant d’un antisémitisme de nature raciste qui a sévi durant tout le XIXe siècle, prenant le relais de l’antijudaïsme de nature théologique, prêché durant des siècles par les catholiques et les protestants.

Lorsque l’armée allemande nazie conquérante commet ses abominations contre tout Européen de confession juive, c’est un silence consternant qui s’abat sur l’entreprise démoniaque de Hitler. Le silence du Vatican a été fortement dénoncé, mais qu’en est-il du silence assourdissant des États-Unis ou de l’Angleterre qui, avec tous leurs moyens d’espionnage sophistiqués, ne pouvaient pas ignorer l’ampleur du génocide ? À la fin de la guerre, l’Allemagne est réintégrée au sein des nations démocratiques et les procès de Nuremberg sont censés avoir guéri le traumatisme psychologique causé par la folie nazie ; pour les juifs d’Europe, victimes de cette entreprise d’éradication physique totale, unique dans l’histoire, le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1963 pouvait être considéré comme une version israélienne des procès de Nuremberg.

Pourtant, le problème était loin d’être réglé. Raul Hilberg, le spécialiste le plus respecté de l’histoire de l’Holocauste, a très bien expliqué ce qu’il appelle le « transfert d’hostilité » opéré par les juifs sur d’autres que leurs bourreaux allemands, réintégrés à la communauté des nations occidentales. Ce transfert d’hostilité, explique Hilberg, s’est effectué d’abord sur l’Angleterre mandataire de la Palestine, accusée de retarder la création de l’État d’Israël, puis sur les Arabes, une fois l’État créé et reconnu. « La réserve qu’observait la communauté juive à l’égard de l’Allemagne, écrit cet auteur, fut remplacée, au moins chez les juifs du monde occidental, par des actes de militantisme en faveur d’Israël. Le déplacement de l’hostilité ne constitue pas une réaction isolée dans les annales du comportement individuel et de masse. C’est une vaste entreprise de « neutralisation » réussie, l’une des plus grandes de l’Histoire. » (1)

Mais bien plus, comme on peut le voir, ce mécanisme de transfert d’hostilité n’a pas touché que les juifs et l’État d’Israël ; il a aussi servi de défouloir à la culpabilité éprouvée par l’Europe du fait de ses traditions antijudaïques et antisémites racistes. Ce double transfert fait accepter que les grands principes du droit international et du droit humanitaire ne s’appliquent plus depuis longtemps pour sanctionner l’ampleur des représailles qu’exerce l’armée israélienne depuis 1967 contre les populations civiles du Liban et de la Palestine, alors que cet État est lui-même en infraction à toute une série de résolutions des Nations unies qui le concernent quant aux Territoires occupés.

Par ailleurs, après les attentats du 11 septembre 2001, la théorie très contestable de la guerre de civilisation a pu prendre consistance et se solidifier dans la doctrine de l’ennemi unique de l’Occident que serait le terrorisme islamique, doctrine qui a justifié et légitimé l’invasion de deux pays par les États-Unis (Afghanistan et Irak). Elle facilite donc plus que jamais, dans la culture dominante en Occident et en Israël, le fonctionnement de ces transferts dus à l’horreur de l’Holocauste. À l’ancien ennemi disparu, dénommé autrefois subversion communiste, l’Occident s’est trouvé un ennemi nouveau et Israël, de par sa position géographique au coeur du monde arabe, se trouve, dans cette vision, nécessairement en avant-poste.

Mais rappelons ici aussi l’occupation, durant vingt-deux ans (1978-2002), d’une large partie du sud du Liban par l’armée israélienne, occupation qui est le terreau sur lequel le Hezbollah s’est développé, cependant que le terreau du Hamas en Palestine est aussi celui de l’occupation et de la colonisation. En faisant de l’État d’Israël un État hors norme du droit international, ne s’agit-il pas de la résurgence d’une nouvelle forme de racisme inversé, particulièrement subtile, perverse et dangereuse pour l’avenir ?

Le Proche-Orient continue aujourd’hui de payer les dettes morales des guerres et des violences survenues au sein de l’Europe. Celle-ci peut-elle encore réagir pour arrêter ce nouveau bain de sang, ouvrant ainsi, enfin, la voie à la paix et à la réconciliation avec son Orient proche ? La Méditerranée pourra-t-elle enfin re- devenir « notre » mer commune, sans ingérence d’outre-Atlantique ?

(1) Extrait de l’ouvrage majeur de Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, vol. II, p. 905-906, Gallimard, Folio/histoire, Paris, 1991.

http://www.lefigaro.fr/debats/20060...

via : http://www.protection-palestine.org...

Messages

  • Excellent article.

    L’Europe se rend complice de crimes de guerre en ne cessant pas immédiatement toutes relations avec l’Etat d’Israël.

    Orangerouge

  • Très franchement on apprend l’Histoire à l’école mais on n’en tire aucun enseignement, donc les erreurs se répètent encore et encore et encore.

    nicolas

  • l’histoire a toujours continué depuis les années 1930 et suivantes. Il faut se rappeler que le grand père de GW Bush était associé avec Thissens pour les canons, IBM pour la gestion des camps et GM pour les moyens de transports. Ensuite le père de GW a été le directeur de la CIA et le vice président de Regan, puis le président. Cette famille associée à d’autres a toujours poursuivi le même but, que le président soit républicain ou démocrate, la main mise sur l’économie mondiale. l’ONU a toujours été aux ordres de washington, et l’ONU a créé Israël sur ordre de washington, pour avoir un bras armé près à intervenir dans cette région de matières premières.
    Maintenant que l’amérique latine se défend, le moyen orient est mis au pas, et ensuite l’afrique sera pillée parce qu’elle ne peut pas se défendre.

  • Paru dans l’édition du dimanche 13 août 2006

    Georges Corm : « La France fait le jeu des États-Unis »

    Le point de vue d’un Libanais, Georges Corm. Économiste, historien spécialiste du Moyen-Orient, il fut ministre des Finances du pays entre 1998 et 2000.

    A quand remonte l’intérêt de la France pour le Liban ?

    Des liens se sont noués entre la France et la communauté maronite chrétienne du « Mont Liban » dès le XVe siècle. Au XIXe siècle, cet intérêt français s’est concrétisé sur fond de colonisation et de rivalités franco-anglaises Puis, en 1920, lors du démantèlement de l’empire Ottoman, Syrie et Liban ont été placés sous mandat français. En 1943, le Liban a obtenu son indépendance mais les relations culturelles et politiques sont restées très importantes. Avec Jacques Chirac la relation politique s’est surtout résumée à son amitié avec Rafik Hariri, (cinq fois premier ministre du Liban entre 1992 et 2004 puis assassiné le 14 février 2005).

    Que pensez-vous du plan franco-américain de sortie de crise ?

    Il ne fait que prolonger la violence. Dès la première semaine du conflit, le gouvernement libanais a proposé un plan en sept points. La France n’en a pas tenu compte les premières semaines et s’est obstiné à vouloir faire appliquer la résolution 1559. Elle a donc fait le jeu d’Israël. .

    Pour vous, cette résolution 1559, votée en 2004 à l’initiative de la France, était une erreur ?

    Oui. En plus de s’opposer à la prolongation du mandat du président libanais, ce qui est une ingérence dans les affaires intérieures du Liban, cette résolution réclamait le déploiement de l’armée libanaise dans le sud du pays et le désarmement des organisations palestiniennes dans les camps de réfugiés. C’était oublier que le Hezbollah est le produit de 22 ans d’occupation du sud du Liban par Israël (1978-2000) et que 400 000 Palestiniens sont réfugiés au Liban. La résolution réclamait aussi le retrait des troupes syriennes en arguant de souveraineté nationale. Tous les Libanais le souhaitaient mais le problème syro-libanais était plus complexe que ça.

    En quoi cette prise de position française était-elle un retournement ?

    Avant 2004, Jacques Chirac prônait le maintien de la présence syrienne au Liban jusqu’au règlement du conflit israélo-arabe. Le retournement est dû à deux causes principales : son amitié avec Rafic Hariri qui ne voulait à aucun prix du maintien du président libanais Emile Lahoud, accusé grossièrement d’être pro-syrien et son désir de se rapprocher des États-Unis après la brouille à propos de l’invasion l’Irak.

    La France et l’Europe ont-elles encore un rôle à jouer dans la région ?

    Bien sûr, mais il faut mettre les poings sur la table et refuser l’analyse primaire du choc des civilisations. Et surtout exiger le règlement des questions de fond.

    Mais le Hezbollah n’est-il pas une question de fond ?

    Non, ce n’est qu’une conséquence de la vraie question de fond qui est l’occupation de territoires libanais, syriens et palestiniens par Israël, et à la présence massive de troupes américaines au Moyen-Orient, etc. Seul un retrait israélien de tous les territoires pourrait débloquer la situation.

    Georges Corm a écrit de nombreux ouvrages dont « Le Liban contemporain », publié à la Découverte.

    Propos recueillis par Tiphaine Boucher-Casel

    http://www.ouest-france.fr/offaitjo...