Accueil > Lina et ses enfants de Aytaroun

de Mayssa Ouwed
Lina Moustafa ( 29 ans ) refuse que l’appareil fixe sa photo. Les veuves des martyrs ne supportent pas que l’objectif révèle leurs larmes.
Allongée sur son lit de l’hôpital "Al Zahra" de Beyrouth, elle se redresse très lentement, nous lance un sourire fugitif avant que les larmes n’inondent de nouveau ses deux joues brûlées.
Elle se rappelle parfaitement de la catastrophe, quand elle a résisté pour ne pas perdre conscience lors du raid aérien sur la voiture familiale.
Ils ont voulu rester au village.
Le premier groupe est parti. La famille de Lina est restée.
Les bombardements sont devenus si intensifs et si aveugles qu’il a fallu, à Lina et à son époux Ghassan Fakih se résigner à choisir une autre tactique de résistance.
Car il y a Narjas ( 3 ans ) terrifiée, qui s’agrippe à sa maman au son de chaque déflagration d’une bombe.
Il y a Ali ( 9 ans ) et aussi Malak ( 6 ans ).
Le couple décide : "Nous partons, pour les enfants".
Trois véhicules sont équipés pour transporter les familles ayant pris la même décision.
Les préparatifs consistent simplement à recouvrir les véhicules de drapeaux blancs : "Non par capitulation, mais parce qu’ils ont déclaré qu’ils ne bombardaient pas les véhicules ainsi signalés. J’ai donc recouvert les voitures avec des draps blancs."
Lina est frustrée de sa naïveté.
Les draps blancs n’ont pas protégé sa famille des frappes noirs des missiles.
Un instant avant "l’enfer", Ghassan conduisait le deuxième véhicule de la file.
Ali et Malak sont assis à l’arrière.
Narjas somnole dans les bras de sa maman. Elle cherche dans le sommeil un abri contre les avions bombardiers qui les survolent. La petite ferme les yeux... et c’est la catastrophe.
La file des trois véhicules et leurs occupants sont bombardés.
Un nuage de poussière recouvre les yeux de Lina mais son cœur continue de battre. Son épaule et son bras ont brûlé.
Impossible d’utiliser le portable pour appeler au secours.
Une partie de sa peau est carbonisée mais les deux paumes des mains suffisent à protéger le corps de Narjas.
"J’ignore comment je me suis prise pour la porter. J’ai voulu la serrer contre moi pour mettre sa tête et sa poitrine à l’abri. J’ai maintenu la portière ouverte pour pouvoir m’échapper du véhicule."
Narjas dormait.
Le missile a frappé les véhicules. Ghassan est touché. "Je l’ai vu à cet instant précis, une partie du corps à l’extérieur. J’ai seulement fixé sa tête. Je ne pouvais pas le prendre dans mes bras, dans ses derniers soupirs. Il fallait sauver les enfants."
Elle n’a pas pu soutenir la tête de son époux agonisant. Les bombardements se poursuivent. Ils ne permettent pas les derniers adieux. Les missiles tombent. Il faut faire vite pour secourir ceux qui peuvent encore vivre... sinon c’est la mort.
Elle a couru avec ses trois enfants jusqu’aux premiers secours.
"Un missile a frappé le véhicule à l’arrière de la file. La mère du conducteur est réduite en lambeaux" Les larmes coulent jusqu’au cou.
Sa mémoire la harcèle des mots de Malak la questionnant : "Pourquoi y a-t-il du sang sur le pull à papa ? pourquoi son visage est troué ?"
Malak ignore toujours qu’elle est désormais orpheline.
Lina regarde ses mains enveloppées d’un bandeau blanc. Elle fixe le trou créé par son doigt manquant. Elle sourit et répète réconfortée : "J’ai sauvé Narjas".
Tous les débris plantés sur ses épaules auraient bien pu transpercer le corps fragile de sa petite fille.
Le débris qu lui a fauché son doigt aurait bien pu troué le cœur de Narjas. Il bat toujours.
Narjas est sortie de l’hôpital. Lina reste pour des soins plus longs.
La petite fille habite avec son grand-père dans une petite maison à Hamra, louée en commun avec trois autres familles déplacées.
"Plus jamais je retrouverai la vie d’antan. S’en est fini des merveilleuses journées passées ensemble. Jamais je replanterai le tabac sans Ghassan."
Lina poursuit : "Comment pourrai-je faire avec un doigt sectionné ? Avec une âme sectionnée ?"
Elle dit cela. Elle sait parfaitement qu’elle retournera au village où l’attendront Narjas, Ali et Malak pour l’aider.
Traduction : Al Faraby