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Luciana Castellina : "Cette constitution banalise l’Europe"
Publie le jeudi 12 mai 2005 par Open-Publishing
de Luciana Castellina
Cofondatrice du quotidien italien Il Manifesto, ex-députée européenne et présidente, dans les années quatre-vingt-dix, de la commission culture, médias, éducation et jeunesse du Parlement européen, Luciana Castellina nous livre son opinion.
Je vis dans un pays profondément attaché à la construction européenne. En Italie, toutes les forces politiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ont depuis bien longtemps fait le choix de l’Europe et la considèrent comme le niveau minimal nécessaire pour aborder correctement les grands problèmes de notre époque. Or aujourd’hui notre propension européenne risque d’être mise à mal tant dans le contenu que par la procédure choisie pour approuver le projet de constitution européenne.
C’est pourquoi je suis très heureuse de m’exprimer en France, de m’associer à vous, de pouvoir enfin me prononcer publiquement contre l’approbation de ce traité et d’être entendue, moi aussi, à travers votre « non ». En Italie, ce droit d’expression démocratique nous a été retiré : il n’y a pas de référendum, mais juste quelques heures de débat à la sauvette dans l’enceinte du Parlement national ; et la couverture médiatique de cet événement qui engage pourtant de façon décisive notre avenir aura été d’une pauvreté affligeante.
Mon espoir, l’espoir de tous ceux qui, en Italie, sont arrivés à prendre conscience des conséquences néfastes de ce texte soumis au référendum, c’est que le « non » de la France puisse remettre sur la bonne voie le processus de construction européenne auquel nous tenons beaucoup. Votre « non » pourrait ouvrir un chemin pour une réflexion collective, afin que les sociétés civiles puissent enfin trouver leur place dans ce débat crucial.
De ce point de vue, cette constitution européenne représente pour l’Europe une occasion ratée. La culture qui l’inspire, les principes auxquels elle se réfère et les orientations politiques qu’elle établit effacent précisément ce dont la construction européenne aurait le plus besoin : renforcer, ressouder l’identité spécifique, commune dans laquelle tous les peuples, de la Suède à la Grèce, de la Pologne à la France et au Portugal, pourraient tous se retrouver. En fait, en constitutionnalisant les politiques néolibérales fondées sur la primauté du marché et de la compétitivité, sur les privatisations, sur la marginalisation du rôle des États, ce traité propose un modèle qui banalise l’Europe et qui la rend homologue. À quoi bon bâtir une entité étatique si elle doit devenir un simple morceau d’Occident privé d’une identité propre et d’une âme, si elle n’est rien d’autre qu’un bout géographique du marché global, un banal segment incapable de produire ce qui est essentiel à la cohésion sociale et politique ?
Dans les années cinquante, la création d’un marché commun entre différents pays européens a été une bonne idée, mais aujourd’hui, dans l’ère de la mondialisation néolibérale, cela n’a plus aucun sens. Ou bien l’Europe est en condition d’être plus que cela, ou bien elle n’a aucun intérêt - et d’ailleurs, elle n’intéresse personne.
La Grèce, la Pologne, la Suède, l’Espagne, la Slovénie, mais aussi l’Italie et la France sont des pays très différents les uns des autres. La majorité des pays européens possèdent une propre langue, tous ont des histoires nationales très différentes les unes des autres. Mais entre tous nos pays, il y a un élément semblable, commun, partagé, un élément par ailleurs qui nous différencie d’autres morceaux d’Occident et, par exemple, des États-Unis : c’est le mouvement ouvrier, avec ses différentes composantes socialiste, communiste, sociale-chrétienne, et le type de société qu’il a contribué à forger. Si cette empreinte devait être ternie et même effacée, il ne resterait plus grand-chose de commun et de spécifique entre nous. Le soi-disant « modèle européen » dont on nous rebattait les oreilles au temps de la Commission Delors serait enterré.
Je vous parle du mouvement ouvrier parce qu’en Europe il présente un caractère éminemment singulier : il n’a jamais été, comme ailleurs, un simple sujet économique exclusivement chargé de négocier le prix de la force de travail ; il a d’abord et avant tout porté des valeurs sociales et culturelles ; il a été le bâtisseur de ce que l’on a appelé plus tard l’État providence, qui n’est pas simplement une donnée économique, mais un véritable modèle de civilisation.
Comme notait Marx dans les Grundrisse, le capitalisme s’est développé sur notre continent en présence de formes socioculturelles particulières, de couches préexistantes, d’institutions même, liées à la période précédente mais toujours vivaces, qui ont marqué, dans un sens positif ou négatif, l’appareil hégémonique du nouveau système. Ces entités particulières dans le monde rural, mais aussi dans les églises et dans l’aristocratie, ont préservé une distance critique, une autonomie de valeurs par rapport à la pression d’un système dont les fins sont la réduction de toute dimension humaine aux priorités de l’économie, de la production et de la concurrence marchande. C’est précisément cette culture différente, désintéressée, radicalement autre qui, bien que sérieusement menacée, marque l’identité européenne jusque dans le sens commun de tous les peuples de l’Union européenne, et que la constitution proposée ignore.
Si, dans toute l’Europe, on sauvegarde, on préserve encore mille fromages, si, même quand d’un pays à l’autre on mange des plats très différents, nous gardons tous ce même goût pour une nourriture diversifiée, si, dans le même temps, la « McDonaldisation » n’est pas complètement passée et si nous continuons à produire nos mille fromages plutôt qu’un seul fromage caoutchouteux qui serait plus rentable, c’est parce que nous ne sommes pas prêts à tout transformer en marchandise. Si on se bat partout pour conserver les conquêtes de solidarité et de justice sociale, c’est parce que nous ne sommes pas prêts à réduire la force de travail à une variable économique, à une marchandise humaine. De cette identité, de ce trait historique commun dans toute l’Europe, il n’y a aucune trace dans le traité que l’on nous propose. C’est bien pour cela qu’il nous faut dire « non » : l’Europe, notre Europe, ne peut pas avoir une constitution « MacDonaldisée ».