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Maquereauéconomie

Publie le lundi 26 février 2007 par Open-Publishing

WOID XVI-34. Maquereauéconomie / Maquereaueconomics

Vous connaissez M3 ? Au début on échangeait les biens, comme par exemple quand Jackson Pollock allait chez l’épicier échanger ses peintures pour quelques bouteilles de bière ; ensuite on se servait de billets de banque au lieu du tableau qu’on échangeait pour la bière, et ça s’appelle M0. Après quoi venaient les chèques qu’on échangeait pour l’argent qu’on allait échanger pour la bière, et les chèques et l’argent étaient mis dans le même tas (sans compter la bière et le tableau), et ça s’appelle M1. M2, c’est tout ce qui précède, plus les certificats de dépôt ou CDs, comme par exemple quand un groupe indé enregistre une chanson et se met à compter l’argent qu’il va sûrement gagner un de ces jours. Ensuite M3, où on ajoute encore d’autres promesses, sans compter M4, M5 (le bail sur la voiture de luxe), et ainsi de suite jusqu’à M16, qui sert à obtenir des sous en braquant quelqu’un - mais vous avez sûrement déjà compris.

Parfois, pourtant, on se resouvient de Jackson Pollock, et alors on commence à avoir les sueurs froides puisque le système économique implique une certaine suspension d’incrédulité : et si soudain, un jour, on décidait tous qu’il n’y a rien là-derrière ? Et si, la prochaine fois qu’on allait prendre une bière l’épicier nous demandait son Pollock en échange ? Ou bien, s’il nous informait que les Pollocks c’est de la bibine, et qu’à partir d’aujourd’hui on paye comptant ?

Même sueur au front de Klaus-Dieter Lehmann, chef des Musées de Berlin, dans sa dénonciation récente et paniquée du projet du gouvernement français de louer la marque « Louvre » au nouveau complexe touristique qu’on bâtit à Abu Dhabi. L’histoire de l’art est une science très spécialisée dotée d’un vocabulaire technique très précis ; c’est pourquoi il est difficile de suivre la pensée de Lehmann lorsque, par exemple, il dit craindre que les conservateurs de musées ne se soucient plus d’organiser des expositions mais de vendre de la marchandise. Après tout, l’art est une marchandise comme une autre, et si vous n’arrivez plus à échanger les Pollocks pour de la bière vous n’avez qu’à aller peindre des Picassos à la place.

Mais Klaus explique ensuite qu’ Abu Dhabi sera une « capitale de l’art global artificiel dans les dunes » qui n’attirera que la jet-set. Le problème n’est donc pas la valeur de l’art mais la façon dont l’art est valorisé. Pour Klaus la bonne manière de valoriser l’art, c’est d’envoyer une exposition quelque-part et de compter le nombre des visiteurs : si les bourgeois se ruent en masse pour admirer Pollock c’est parce qu’il vaut de l’argent et Pollock vaut de l’argent puisqu’on se rue en masse, CQFD. Voilà pourquoi Lehmann s’explique mal : c’est qu’il touche à un point délicat de la critique marxiste du capital (selon Karl Korsch) : l’argument que le capitalisme ne consiste pas dans la répartition de la plus-value (« dis-donc, Jackson, combien de bouteilles de bière elle vaut, cette croute ? »), mais dans la manipulation culturelle, sociale, politique et psychologique de la valeur d’échange.

C’est que le Louvre Abu Dhabi représente pour les échanges culturels ce que M3 représente pour M2 ou M2 pour M1 : une surenchère de la distorsion. Comme j’ai signalé ailleurs et comme Lehmann a remarqué aussi, les sheikhs d’Abu Dhabi ne s’intéressent plus à faire levier de leur investissement dans l’art (par exemple en vendant l’entrée aux touristes), pas plus qu’ils ne s’interéssaient à utiliser les 463 chars d’assaut qu’ils avaient achetés à la France en 1993. Quant au Gouvernement français, il ne s’est pas engagé à grand-chose : aucune oeuvre-maîtresse du Louvre n’est prévue pour une exposition à Abu Dhabi, et l’accord autorise même les autorités françaises à tirer des vieilles croutes des caves des musées de province pour les exposer au « Louvre » Abu Dhabi. Lehmann n’est pas concerné par les objets qu’on exposerait mais par un risque tout autre : le Louvre Abu Dhabi ne fait pas levier des oeuvres d’art, il fait levier du levier.

Oui, le capitalisme et l’art vont de pair, mais pas à l’épicerie où Jackson apporte ses tableau : ça, c’e n’est que de la plus-value. C’est plutôt dans la suspension d’incrédulité quant à la valeur d’usage de l’investissement, qu’il s’agisse de tanks, de bons du trésor, ou de Bonnards. En politique monétaire ça s’appele une « folle exubérance ». Dans histoire de l’art ça s’appele « le Sublime ». Dans l’un et l’autre cas la chute est parfois pénible.

Paul Werner est l’auteur de « Musée et cie : Globalisation de la culture »
http://museeetcie.com

Paul Werner is the author of "Museum Inc : Inside the Global Art World"
http://museuminc.net

Remember M3 ? First there was barter, as when Jackson Pollock brought a painting in to the grocery store to exchange for beers ; then there was money, which stood for the painting he’d exchanged for beers, and that was M0. Then there was the check he exchanged for the money he was going to exchange for beers, and the check and the money were both treated like money (not to mention the beers and the painting), and that’s M1. M2 includes CDs, which is like an indie band recording a few tracks and counting up the money they’re going to make when they hit the big time. And then you have M3, which includes even more promises, not to mention M4, M5 (which includes the lease on a luxury car), and so on all the way to M16, which will get you more money if you hold it to someone’s head - but you get the idea.

Every so often, though, someone gets to thinking about Jackson Pollock, and then they break into a cold sweat, because like a James Bond movie the whole economic system involves a certain suspension of disbelief : what if everybody suddenly decided there’s no there, there ? What if, next time you come in for beer, the owner wants his Jackson Pollock ? What if he tells you his Pollock’s a fake, and it’s cash only from now on ?

You could see the same cold sweat break out all over Klaus-Dieter Lehmann, head honcho for Berlin Museums, in his recent, panicked denunciation of the French Government’s plans to rent out its Louvre Museum brand to the new tourist complex going up in Abu Dhabi. Art History is a highly technical discipline and it uses precise and scientific language, so it’s hard to follow Lehmann when he describes his fear that curators might no longer deal in exhibitions but in "products, for sale." After all, art’s just another product, and if you can’t exchange a Jackson Pollock for beers you can always paint a Picasso instead.

But then Klaus explains his reasons : Abu Dhabi will be an "artificial global art capital in the desert sands’’ attracting only "jet-set tourists,’’ he writes. The problem then, isn’t what the art is worth, but how it’s valorized, and the "right" way to valorize art is to send it around and then count up the visitors. People pour in to see Pollock because he’s worth so much money and he’s worth so much money because people pour in, QED. No wonder Lehmann’s cryptic : he’s hitting on the point raised in Marx’s original critique of capitalism (according to Karl Korsch) : not that capitalism is about excess surplus value ("you want how many beers for this, Jackson ?") but about the manipulations (cultural, social, political, psychological) that distort value.

Because the Louvre Abu Dhabi is to cultural exchange what M3 is M2, or M2 to M1 : a distortion of the distortion. As I’ve pointed out elsewhere and as Lehmann points out, the sheikhs of Abu Dhabi aren’t interested in leveraging their investment in art, that is, making money from admissions or tourism, any more than they were interested in actually using the 463 Leclerc tanks they bought from the French in 1993. As for the French Government, it’s committed itself to just about nothing : no major works from the Louvre are scheduled to be shown in Abu Dhabi ; the agreement allows the French, if they wish, to pull out second-rate stuff from the basements of provincial museums and show that at the "Louvre." If Lehmann is concerned it’s not for the objects invested themselves, but the risk : Louvre Abu Dhabi doesn’t even leverage artworks, it leverages the leveraging of artworks.

The place where capitalism and art come together is not at the grocery store when Jackson walks in - that’s mere added value ; rather it’s in the willing suspension of disbelief as to the actual use-value of your investment, whether that investment be bonds, or tanks, or canvases. In monetary policy it’s called "Irrational Exuberance." In art history it’s called "The Sublime." And in either case the way down can be painful.