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Quelle modernité ? Le Tav et le marquis Gino Capponi

Publie le jeudi 29 décembre 2005 par Open-Publishing

de Tommaso Fattori Traduit de l’italien par karl&rosa

Siècle d’or, tournent désormais, ô Gino,
les fuseaux des Parques. Tous les journaux
en toute langue et mise en page
de tous les pays, le promettent au monde
d’un commun accord. Amour universel,
voies ferrées, commerces multiples,
les peuples et les climats les plus éloignés
empoigneront ensemble
la vapeur, les types et le choléra :
et rien d’étonnant non plus si le pin ou le chêne
donnent du lait ou du miel
ou encore dansent au son d’une valse.

Tandis que nous attendons, confiants, en compagnie de Leopardi, que Nestlé fasse suer les pins et les chaînes, le lait de vaches allemandes monte à bord de TIR - ou de trains pas suffisamment rapides ? - il arrive en Grèce, d’où, transformé en yaourt, il repart vers le marché allemand. Et vice-versa, naturellement. L’eau, un bien commun à tous, est privatisée et embouteillée : des tonnes de plastique traversent en long et en large les régions d’Europe, en truffant l’air de gaz d’échappement.

Des bouteilles achetées, traînées dans des rues et des escaliers et enfin bues dans des appartements qui disposeraient d’une très bonne eau potable directement au robinet, un million de fois moins cher. Les bouteilles en plastique sont incinérées, provoquant des tumeurs, des coûts sociaux et environnementaux.

Des incinérateurs qui, pour récupérer des investissements énormes, ne connaissent qu’une seule logique, très moderne : incinérer de plus en plus (ce qui, semble-t-il, n’aide pas tellement le développement de pratiques comme le ramassage différencié ou la réutilisation). Je me corrige, les déchets sont thermovalorisés ; la modernisation a aussi un vocabulaire étincelant propre.

Cycle court de la production et recyclage, des formes d’énergie renouvelables et des formes d’économie solidaire (non prédatrice) évoquent, pour les chantres de la modernisation, l’univers des glaneuses de baies et de racines, à la limite le monde pastoral poétique de Titiro se reposant sous un hêtre. Q’une autre modernité soit possible, éventuellement en mesure d’assurer un avenir à la planète, ne leur traverse pas l’esprit. Et ainsi tant de "Capponi" sont prodigues sur tous les journaux à répéter aux gens du Val de Suse que c’est cela,la modernisation, et on ne la discute pas. Pour leur bien, pour notre bien.

Et nous ? Nous qui avons toujours voulu le déplacement des marchandises dont la circulation ne serait pas irrationnelle des routes aux chemins de fer, nous opposons-nous ? Il semble peut-être moderne, sinon logique, de perforer plus de cinquante kilomètres de montagne, en mettant en danger la santé et l’environnement, pour transporter une cargaison de marchandises peu supérieure à celle transportable par le simple renforcement de la ligne actuelle du Fréjus ; de plus, d’ici peu le redoublement du Gothard ferroviaire, qui va attirer les marchandises lombardes, sera opérationnel (sur tout cela ont déjà écrit magistralement Boitani et Gallino et les habitants de la Vallée, surtout, nous ont renseignés à ce sujet et à bien d’autres). Mais, s’il y a en jeu des milliards d’euros, au delà du travail et des droits, même la logique devient soudain flexible. Comme l’ont déjà expérimenté d’autres régions meurtries par le Tav et par de grands ouvrages.

Toutefois, c’est évident, cette histoire a rouvert la discussion sur les bases. Sur le développement, la croissance et la consommation, sur les styles individuels et collectifs de vie, sur notre quotidien. La ville où je vis, par exemple, aujourd’hui aussi est assassinée par le trafic privé.

Tous retranchés dans de petites boîtes en métal, stressés, en absolue et nerveuse solitude. Rares sont ceux qui se servent des transports publics, presque personne ne se sert du vélo ; et pourtant tout est plat, ici à Florence. Mais ces mêmes personnes, au crépuscule, passent des heures à l’intérieur d’un gymnase coûteux, en pédalant sur des cyclettes, en parcourant dans leur imagination ces kilomètres qu’on parcourt dans la réalité sur des moteurs à explosion. De curieuses habitudes, celles de la modernité. Ici à côté, on bâtit. Mais on ne bâtit pas, que je sache (comme de vieux montagnards du Val de Suse, peut-être ?) de telle sorte que la maison ne disperse pas de chaleur en hiver et soit ventilée en été, afin qu’il lui faille peu d’énergie. Non, les critères du bâtiment sont autres et ainsi la demande d’énergie augmente. Et quelle est l’offre ? Pas celle des énergies renouvelables, mais la modernité des combustibles fossiles, qui entraîne avec elle la modernité des bombes intelligentes.

Une autre attitude antimoderne serpente. Celle de ceux qui s’opposent à la privatisation de biens communs naturels et sociaux. L’attitude de ceux qui se proposent un nouveau modèle public auquel participent les citoyens. L’attitude de ceux qui soutiennent que privatiser ces biens que nous avons "en commun" signifie couper les liens sociaux et nous réduire à des monades en compétition féroce. Qui soutiennent que faire trafic des services qui contribuent à définir le contenu de la citoyenneté équivaut à faire trafic de la citoyenneté elle-même. Les citoyens qui défendent leurs droits et même leur être de citoyens, sont donc idéologiques. Les antidogmatiques, au contraire, se bornent à affirmer, plus sobrement, que ce qu’ils soutiennent représente "le progrès". La modernisation du pays, du monde. Le Tav, sûr ; réconfortés, le cas échéant, par de précédents succès pharaoniques tels que le tunnel sous la Manche. Mais alors, en effet, pourquoi pas aussi le très moderne pont sur le détroit ? Pourquoi pas l’injustement oublié bouclier stellaire ? Qui sont les obscurantistes qui parlent de "limite" ? Cela ne sera peut-être pas possible, sinon précidément de rendre infinies les ressources naturelles de la planètes, qui sont finies, au moins d’essayer d’être des adeptes d’assaut de Popper et de "falsifier" le troisième principe de la thermodynamique ?

J’ai enfin l’impression que la chose la plus moderne de toutes est la post démocratie. Cheval de bataille de la globalisation néolibérale, sellé ici chez nous par des élections en tout genre, il se traduit localement dans le déplacement quotidien de la politique et des décisions fondamentales des conseils électifs aux salles fermées des conseils d’administration des Sociétés par Actions. Mais alors, que diable veulent-ils les citoyens du Val de Suse ? Que la démocratie et le territoire soient des biens communs substantiels ? De la participation ? De la participation actionnaire, certes : tous propriétaires d’un petit morceau de Tav, par exemple. Voila la participation moderne, pas celle qui est la fille de la révolution française.

Craxi a rajeuni, c’est-à-dire modernisé, la gauche italienne et cela lui est aujourd’hui largement reconnu. On a pu enfin soulager la politique du fardeau onéreux d’un projet alternatif de société et de modernité. Les deux voies se sont séparées, le projet alternatif a été - d’une façon très moderne - "thermovalorisé" et la politique est devenue gestion de l’existant et du pouvoir. Des mouvements de gens de montagne vont-ils mettre en discussion tout ce progrès ?

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=11788