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REALITES DU TRAITE CONSTITUTIONNEL (par Michel Soudais)
Publie le samedi 21 mai 2005 par Open-Publishing3ème texte trouvable dans le DVD (à diffuser massivement autour de nous) :
"REALITES DU TRAITE CONSTITUTIONNEL
par MICHEL Soudais
article paru dans Politis le 12 décembre 2004
Harmonisation sociale, services publics, droits fondamentaux, démocratie. Onze points clés du traité passés au crible.
Un assaut de bons sentiments mais...
Article I-3
« 1. L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples.
2. L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée.
3. L’Union oeuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen.
4. Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l’élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l’homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations unies.
5. L’Union poursuit ses objectifs par des moyens appropriés, en fonction des compétences qui lui sont attribuées dans la Constitution. »
C’est l’article le plus souvent cité du traité. Sa vitrine en quelque sorte. Les partisans du « oui » y voient la preuve que la Constitution européenne « affirme ainsi avec clarté les nouvelles ambitions sociales de l’Europe », comme s’en réjouissent Dominique Strauss-Kahn et Bertrand Delanoë (le Monde, 3 juillet). « C’est la première fois qu’un traité corrige les aspects libéraux des textes fondateurs », s’enflamme Daniel Cohn-Bendit (Journal du dimanche, 19 septembre). L’inscription parmi les objectifs de l’Union du « développement durable », du commerce « équitable », du caractère « social » de l’économie de marché qui doit tendre « au plein emploi et au progrès social » constitue pour eux autant d’indices de cette correction. La preuve que ce traité fixe des « objectifs progressistes à l’Union européenne », suivant le mot employé, dans ces colonnes, il y a un an, par le député européen Vert Alain Lipietz (Politis, 2 octobre 2003).
À y regarder de près, la mariée qu’on nous présente est trop belle pour être réelle. Ces objectifs louables sont largement contredits par des dizaines de dispositions qui, elles, sont contraignantes. Ici, la politique sociale est subordonnée à « la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union » (art. III-209). Là, elle doit éviter « d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques » aux PME (art. III-210 § 2b). On ne saurait s’en étonner : le texte peut bien évoquer son intérêt pour l’environnement ou une vague préoccupation sociale, ces bons sentiments sont condamnés à n’être que des voeux pieux dans « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ».
Cet hymne à la gloire du marché, hérité certes du traité de Maastricht mais constitutionnalisé ici, n’est pas explicitement la valeur suprême de l’Union. Il en est l’objectif central. Le fait que cette économie soit qualifiée de « sociale » est ainsi dénué de tout sens par la précision du caractère « hautement compétitif » de cette économie. On notera que l’adjectif ne qualifie plus l’économie de marché dans les articles où celle-ci est explicitée (art. III-177, III-178, III-185). Ces articles insistent au contraire sur le nécessaire respect du « principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » par les politiques économiques et monétaires de l’Union, des États membres et du système des banques centrales européennes.
La règle du jeu, ou plutôt l’absence de règle du jeu économique, induit l’avenir de toute politique sociale. À cette aune, toute aide publique accordée à un secteur économique, toute politique industrielle, tout service public, tout code du travail même, est une entrave à la « libre concurrence ». D’ailleurs, « la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux, ainsi que la liberté d’établissement sont garanties par l’Union et à l’intérieur de celle-ci », proclame l’article I-4. « La loi absolue du marché n’est plus une option à soumettre aux électeurs, constate Raoul Marc Jennar dans une brochure qui paraît ces jours-ci (voir bibliographie). C’est désormais un élément de l’acquis communautaire. À ne plus discuter. »
Cette profession de foi libérale aurait été incomplète sans l’inscription de « la stabilité des prix » parmi les objectifs de l’Union. Absente dans la version initiale de la Convention, elle a été ajoutée par la CIG en réponse à une demande insistante de la Banque centrale européenne (BCE). Les grands argentiers de l’UE voulaient qu’elle jouisse d’une « place prééminente » et figure en tant que « principe directeur pour l’Union ». Ils voulaient surtout éviter que les gouvernements inscrivent dans le texte un autre objectif économique suprême, comme la croissance ou le plein emploi, ce qui aurait remis en cause, à leurs yeux, la stratégie et l’autonomie de la BCE.
Le maintien de la stabilité des prix constitue « l’objectif principal » du système européen de banques centrales (art. I-30 § 2) et de la politique économique et monétaire de l’Union (art. III-177). Cela revient, en conclut Henri Emmanuelli, « à empêcher à tout jamais les citoyens de mettre la politique monétaire au service de l’emploi et de la croissance ».
Le pacte de stabilité maintenu
Article III-177
« Aux fins de l’article I-3, l’action des États membres et de l’Union comporte [...] l’instauration d’une politique économique fondée sur l’étroite coordination des politiques économiques des États membres [...]. Cette action des États membres et de l’Union implique le respect des principes directeurs suivants : prix stables, finances publiques et conditions monétaires saines et balance des paiements stable. »
À l’heure où la Commission européenne, l’Eurogroupe (les pays qui ont adopté l’euro comme monnaie unique) et la BCE négocient un hypothétique aménagement du pacte de stabilité, présenté comme la preuve patente qu’une réforme de ce pacte d’essence libérale et monétariste est possible, cet article rappelle que les critères de convergences inscrits dans ce pacte constitueront pour longtemps encore l’alpha et l’omega des politiques économiques communes. Leur application a conduit tous les États de l’UE à rationner les dépenses publiques sociales et à s’engager dans une course effrénée à la baisse du coût du travail.
Un monétarisme sans contrôle
Article III-188
« [...] Ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les institutions, organes ou organismes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la Banque centrale européenne ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs missions. »
Cet article, repris du traité de Maastricht, soustrait le conseil des gouverneurs de la BCE, la plus occulte des institutions européennes, à tout contrôle démocratique. Par cette indépendance totale, l’Europe s’affirme encore plus libérale que les États-Unis, dont le gouvernement conserve un pouvoir d’influence et de contrôle sur la Fed (Réserve fédérale). Cette indépendance apparaît bien illusoire quand rien n’interdit aux banquiers centraux de prendre leurs consignes auprès des milieux d’affaires et des lobbies financiers.
Cette orthodoxie monétariste est aussi inscrite dans le budget de l’Union. Celui-ci « doit être équilibré en recettes et en dépenses » (art. I-53). Dans une juxtaposition tragi-comique pointée par Jacques Généreux, l’article I-54 dit : « L’Union se dote des moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs... » Avant de préciser à l’alinéa suivant : « Le budget de l’Union est intégralement financé par ses ressources propres. » Pour cet économiste, membre du courant Nouveau Monde au PS, cela « exclut les emprunts sans lesquels, avec un budget plafonné à 1,27 % du PIB, l’Union ne peut entreprendre aucune action d’envergure ».
La taxe Tobin interdite
Article III-156
« Dans le cadre de la présente section, les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. »
C’est clair et concis. L’interdiction de toute taxe de type Tobin est ici constitutionnalisée. Ce veto découle de la libre circulation garantie à l’article I-4 et du respect du sacro-saint « principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». C’est aussi au nom de cette philosophie que les dispositions qui permettraient d’harmoniser la fiscalité directe ou l’impôt sur les sociétés, de lutter contre la fraude et l’évasions fiscales, contre le blanchiment d’argent ou d’empêcher le dumping fiscal ne pourront être adoptées qu’à l’unanimité des États. Pour Raoul Marc Jennar, « la Constitution proposée soumet bien les peuples européens à une Union européenne qui adhère pleinement aux objectifs de la mondialisation néolibérale. Elle consacre la prééminence d’objectifs commerciaux, économiques et financiers sur les autres aspects de la vie en société, tout en privant l’Union des pouvoirs qui lui permettraient d’agir ».
Des droits pas si fondamentaux
Article II-112
« [...] 2. Les droits reconnus par la présente Charte qui font l’objet de dispositions dans d’autres parties de la Constitution s’exercent dans les conditions et limites y définies. [...]
5. Les dispositions de la présente Charte qui contiennent des principes peuvent être mises en oeuvre par des actes législatifs et exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l’Union, et par des actes des États membres lorsqu’ils mettent en oeuvre le droit de l’Union, dans l’exercice de leurs compétences respectives. Leur invocation devant le juge n’est admise que pour l’interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes. »
Cet article, qui fixe la portée des droits et principes de la Charte des droits fondamentaux (partie II du traité), ruine l’un des principaux arguments de vente de la Constitution. Cette Charte le terme désignait, sous l’Ancien Régime, un texte octroyant des droits concédés par les puissants est ordinairement présentée de manière élogieuse. Il s’agit, nous disent Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn, de la « déclaration des droits la plus complète et la plus moderne à ce jour qui consolide des droits sociaux très étendus » (le Monde, 3 juillet). Sa reconnaissance constitutionnelle lui donne une valeur juridique, assurent en choeur les partisans du « oui ».
Or, la portée réelle de cette Charte est faible. Elle est en retrait par rapport à des pactes ou conventions antérieures, par rapport aussi à des droits inscrits dans les constitutions de plusieurs États membres. C’est ainsi que, dans un grand élan de modernité, elle reconnaît « le droit de travailler » (art. II-75) en lieu et place du droit au travail. Elle reste surtout subordonnée aux autres dispositions du traité, comme l’indique clairement l’alinéa 2 de l’article II-112, ce qui contredit son statut de Charte fondamentale, qui devrait conférer aux droits énoncés la prééminence. Enfin, son respect ne s’impose qu’aux actes de l’Union (alinéa 5) et non aux États membres.
Ce minimalisme réjouit le chef de la diplomatie britannique. « S’agissant de la Charte des droits fondamentaux, le Traité comprend des clauses de sauvegarde qui nous assurent que la Charte ne crée pas de nouvelles compétences pour l’Union, n’altère aucun droit existant et ne s’applique aux États membres que lorsqu’ils transposent le droit communautaire », s’est félicité Jack Straw, devant la Chambre des communes, le 9 septembre.
Des services publics minimum
Article III-122
« Sans préjudice des articles I-5, III-166, III-167 et III-238, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général en tant que services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale, l’Union et les États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions [...]. »
Après l’article II-96 de la Charte des droits fondamentaux, qui, selon Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn, placerait l’accès aux services publics « au sommet de l’ordre juridique européen » (on a vu de quelle manière), cet article est présenté comme une avancée importante. Notons déjà que la notion de service public, bannie à tout jamais du langage eurocratique, est remplacée par la notion de Service d’intérêt économique général (SIEG), plus réductrice. Il est donc faux d’invoquer une « inscription » dans la Constitution de « la notion française de service public », comme Pierre Moscovici s’est cru autorisé à le faire.
D’autant qu’il ne suffit pas de reconnaître des droits. Encore faut-il qu’ils puissent être exercés. Or cet article renvoie à une hypothétique loi européenne qui, seule, lui donnera sa traduction concrète. Celle-ci dépendra du bon vouloir de la Commission, dont on connaît l’acharnement en matière de démantèlement des services publics. L’existence des SIEG reste conditionnée (« sans préjudice ») : ils restent « soumis [...] aux règles de la concurrence » (art. III-166) ; « les aides accordées par les États membres ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence » leur sont interdites (art. III-167). Il n’y a donc rien de nouveau sur ce dossier. Ces services sont seulement tolérés à titre dérogatoire. D’où les limites fixées à leur développement et les pressions exercées pour prévenir tout « abus ».
L’impossible harmonisation sociale
Article III-210
« 2.[...] La loi ou loi-cadre européenne peut établir des mesures destinées à encourager la coopération entre États membres par des initiatives visant à améliorer les connaissances, à développer les échanges d’informations et de meilleures pratiques, à promouvoir des approches novatrices et à évaluer les expériences, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres [...]. »
Voilà un exemple parmi d’autres du contraste frappant existant entre les questions monétaires, financières et budgétaires, domaines pour lesquels des institutions contrôlent une batterie de critères, et les autres. Ici, il est question de la politique sociale. Le premier alinéa de l’article énumère, dans une liste impressionnante, les domaines où l’Union prétend soutenir et compléter l’action des États membres. Cela va de l’amélioration de la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs à la lutte contre l’exclusion sociale en passant par l’égalité entre femmes et hommes au travail, ou la consultation des travailleurs. Or, sur tous ces sujets, le texte refuse toute exigence précise. Il autorise la loi européenne à prendre des mesures « à l’exclusion de toute harmonisation... ». Cette clause, que l’on trouve à douze reprises dans la Constitution, martèle une chose et une seule : l’harmonisation sociale est exclue.
Un parti pris atlantiste
>Article I-41
« 2. La politique de sécurité et de défense commune inclut la définition progressive d’une politique de défense commune de l’Union. [...] La politique de l’Union au sens du présent article n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres, elle respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre.
3. [...] Les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires. [...] »
Si l’on pouvait déjà douter de la volonté de l’Union européenne de promouvoir un modèle social alternatif au modèle libéral en vogue outre-Atlantique, on reste confondu devant la volonté réaffirmée elle était déjà inscrite dans le traité de Maastricht d’arrimer sa politique de sécurité et de défense commune à la politique de défense américaine. La « compatibilité » crée en ce domaine un lien de dépendance. Une fois de plus, et cette fois sur un sujet éminemment sensible à la conjoncture, la Constitution européenne, loin de s’en tenir à une structure de décisions communes, trace déjà les grandes lignes de la diplomatie qui doit être suivie.
Quant à l’engagement des États membres d’améliorer leurs capacités militaires, il est conforme au rôle que leur reconnaît l’Union européenne à l’article I-5 : celle-ci « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale ». La réduction de l’État à ses fonctions régaliennes est depuis longtemps consubstantielle au credo libéral.
Une démocratie limitée
Article I-47
« [...]4. Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins, ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution. [...] »
Cette nouvelle possibilité, inscrite dans la Constitution comme une mesure de « démocratie participative », a été abondamment popularisée par les partisans du « oui ». Ils l’ont brandie comme la preuve finale que l’Union serait bientôt plus démocratique, non sans faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. Dans cette tentative de séduire les citoyens, les Verts n’ont pas été les derniers : « Un million de citoyens pourraient proposer par pétition une loi européenne », ont ainsi fait croire leurs candidats têtes de liste français aux européennes dans un document électoral.
Une lecture attentive de l’article montre qu’il n’en est rien. Les citoyens ne peuvent qu’« inviter » la Commission qui fait ensuite ce qu’elle veut. La proposition citoyenne doit viser « l’application de la Constitution ». Ce qui exclut toute demande de création d’un service public de l’eau à l’échelle du continent... À supposer que la Commission s’empare d’une pétition, rien ne dit qu’elle débouchera sur une loi. Le règlement, la décision, la recommandation, l’avis sont aussi des « actes juridiques » (art. I-33). « Entre conférer un droit d’initiative législative, comme le font croire les Verts français, et soumettre à l’avis discrétionnaire de la Commission une proposition, il y a une marge considérable », analyse Raoul Marc Jennar Une marge qui traduit la distance entre une démocratie moderne et un ersatz de démocratie.
La nouvelle architecture institutionnelle élaborée par la Constitution ne corrige pas fondamentalement le caractère technocratique de l’Union. Le renforcement du rôle du Parlement, à travers l’extension de la procédure de codécision qui oblige le Conseil des ministres et les eurodéputés à se concerter avant de prendre des décisions, ne peut masquer que cette instance, la seule élue au suffrage universel direct, reste un simple partenaire législatif. La Commission conserve le monopole de l’initiative des lois. Si l’article I-20 § 1 affirme que Parlement « élit le président de la Commission », l’article I-27 § 1 précise que « le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission ». Ce sont donc les gouvernements qui choisissent, le Parlement étant prié d’entériner leur choix. Seule nouveauté : le Conseil européen doit tenir compte des résultats des élections européennes, ce qui n’autorise pas à dire que la Commission serait issue du suffrage universel.
Un pouvoir technocratique
Article I-26
« 1. La Commission promeut l’intérêt général de l’Union et prend les initiatives appropriées à cette fin. Elle veille à l’application de la Constitution ainsi que des mesures adoptées par les institutions en vertu de celle-ci. Elle surveille l’application du droit de l’Union sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle exécute le budget et gère les programmes. Elle exerce des fonctions de coordination, d’exécution et de gestion conformément aux conditions prévues par la Constitution. À l’exception de la politique étrangère et de sécurité commune et des autres cas prévus par la Constitution, elle assure la représentation extérieure de l’Union. Elle prend les initiatives de la programmation annuelle et pluriannuelle de l’Union pour parvenir à des accords interinstitutionnels.
2. Un acte législatif de l’Union ne peut être adopté que sur proposition de la Commission [...]. »
À titre d’échantillon, nous avons choisi de donner ici un aperçu des pouvoirs de la Commission. Ces attributions exorbitantes mêlent des pouvoirs législatifs (§ 2), des pouvoirs exécutifs (exécution des budgets, coordination, exécution, gestion...), mais aussi judiciaires (surveillance de l’application du droit). Une telle concentration dans les mains d’« un aréopage irresponsable de technocrates au service des milieux d’affaires », selon l’expression de Raoul Marc Jennar, ne laisse pas d’étonner. La confusion des pouvoirs est à son comble. Montesquieu reviens !
Une constitution figée
Article IV-443
« 3. Une Conférence des représentants des gouvernements des États membres est convoquée par le président du Conseil en vue d’arrêter d’un commun accord les modifications à apporter au présent traité. Les modifications entrent en vigueur après avoir été ratifiées par tous les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. »
L’article dont nous publions ici un extrait clé énonce la « procédure de révision ordinaire » de la Constitution européenne. Au terme d’une procédure très lourde qui comporte la réunion d’une Convention puis d’une Conférence intergouvernementale, une double unanimité est requise. Celle des gouvernements des États membres (« un commun accord ») et celle de leurs parlements, ou de leur peuple en cas de procédure référendaire. De quoi bloquer toute évolution ultérieure. Même les plus farouches partisans du « oui » en conviennent : ce verrouillage est excessif.
Pour autant, ils veulent croire ou faire croire que le traité de Bruxelles reste flexible et qu’il sera possible de le faire évoluer. Deux pistes sont évoquées.
La première, la voie royale, consisterait à recourir aux « coopérations renforcées ». Ce mécanisme introduit dans le traité d’Amsterdam, précisé dans celui de Nice et confirmé dans la Constitution proposée, permet aux États qui le souhaitent de décider d’une intégration plus poussée dans des politiques de leur choix. Cette faculté est toutefois extrêmement encadrée. Il faut « qu’au moins un tiers des États membres y participent » (art. I-44), soit 9 États dans l’Europe à 25. Les coopérations doivent respecter la Constitution et le droit de l’Union (art. III-416) et ne peuvent porter ni sur la politique étrangère et de sécurité commune, ni sur les domaines de compétence exclusive de l’Union (art. III-419), c’est-à-dire l’union douanière, l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur, la politique monétaire, la conservation des ressources biologiques de la mer dans le cadre de la politique commune de la pêche, la politique commerciale commune (art. I-13). Elles « ne peuvent » pas non plus « porter atteinte au marché intérieur » et au droit de la concurrence (art. III-416). La Commission européenne juge de l’opportunité de développer une coopération renforcée avant de soumettre l’autorisation au Conseil qui statue à l’unanimité (art. III-419). Un regroupement de gouvernements progressistes nécessiterait ainsi l’improbable feu vert de gouvernements conservateurs.
La seconde piste repose sur la technique « clause passerelle ». Il s’agit en fait d’une procédure de révision simplifiée exposée aux articles IV-444 et 445 et présentée par Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn comme une « innovation clé qui donne à ce traité une capacité d’évolution supérieure à ses prédécesseurs ». Elle ne peut porter que sur la partie III de la Constitution, qui traite des politiques de l’Union. Dans les matières où ce texte prévoit que les décisions doivent être prises à l’unanimité, le Conseil des chefs d’État et de gouvernement peut autoriser le Conseil des ministres à statuer à la majorité qualifiée. Il doit toutefois adopter cette modification à l’unanimité, avant de la faire ratifier par tous les États membres. « L’innovation clé » est un verrou tout aussi efficace que la procédure de révision ordinaire. La Constitution que l’on nous propose est bien un bloc. À prendre ou à laisser."