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Relire Sartre, philosophe actuel

Publie le jeudi 10 mars 2005 par Open-Publishing

Les polémiques sur son rapport, conflictuel et fécond, avec Raymond Aron, reviennent. Des simplifications dans le Corriere della Sera : le rapport entre les deux intellectuels est ramené à celui entre Urss et Usa

de CLAUDIO TOGNONATO traduit de l’italien par karl&rosa

Ces jours-ci deux articles de Pier Luigi Battista et d’Angelo Panebianco dans le Corriere della Sera ont ramené Jean-Paul Sartre et Raymond Aron en première page, en polarisant les positions entre celui qui s’est trompé et celui qui a eu raison. En fait, une des boutades de la gauche française de l’époque était de dire : "je préfère me tromper avec Sartre qu’avoir raison avec Aron". Il semble que nous ayons besoin aujourd’hui d’oppositions nettes, de comprendre tout de suite qui sont les bons et qui sont les méchants.

Mais la réalité n’est pas toujours aussi claire. Sartre, Aron, Simone de Beauvoir et Paul Nizan étaient tous camarades à l’Ecole Normale Supérieure. L’amitié entre Sartre et Aron a été longue et profitable à tous deux : ils étudiaient, ils discutaient, ils écrivaient, mais surtout ils s’écoutaient, ils étaient des interlocuteurs même s’ils avaient des points de vue différents. Ce sera Aron qui, à son retour de Berlin, présentera à Sartre la philosophie de Husserl comme la plus proche des idées de son ami. Sartre se découvrira ainsi phénoménologue et partira lui aussi en Allemagne en y passant toute l’année académique 1933-34.

Des années après, en 1945, quand il va créer la revue Les Temps Modernes, il invitera aussi Aron à faire partie du premier comité de rédaction. Certes, les discussions étaient âpres et Aron finit par s’éloigner de la revue dirigée par Sartre, qui dira : "Nous avions rompu, mais au fond le litige n’est pas grand-chose... simplement une façon différente de vivre ensemble sans se perdre de vue". Tous les deux naissaient il y a cent ans et c’est aujourd’hui une bonne occasion pour seles rappeler : à Paris, les 11 et 12 mars, sera le moment d’Aron, avec un congrès sur La démocratie au XXI siècle, mais les occasions ne manquent pas à Sartre, des congrès et des manifestations sont au programme dans le monde entier.

Mais pourquoi, dans l’après guerre français, une bonne partie de la gauche a-t-elle préféré se tromper avec Sartre plutôt qu’avoir raison avec Aron ? Pourquoi choisir d’être du côté du tort ? Le choix, apparemment illogique, a évidemment des raisons autres et fait la lumière sur un argument souvent oublié : il n’existe pas qu’une seule rationalité. Il ne s’agit pas d’une crise de la raison, mais de l’existence d’autres raisons qui mettent à nu l’irrationalité de ce qu’on croyait rationnel. La logique est une élaboration humaine, elle n’est pas réelle comme l’eau et la terre mais elle "existe" en tant que réalité créée. La rationalité est un produit culturel et n’a donc pas de validité universelle, elle a du sens à l’intérieur d’un contexte déterminé. Si l’idée pure hégélienne se vante d’être abstraite, pour Sartre, au contraire, cela ne fait que l’éloigner du monde et donc de la vérité.

Ce qui a rendu Sartre célèbre, c’est que sa philosophie parlait d’hommes et de femmes en chair et en os, qu’elle parlait de l’angoisse, de la honte, de la peur, de l’imagination et de la liberté. La réflexion de Sartre s’est développée comme une critique de la pensée abstraite, pour lui ou la philosophie fait partie de son époque ou elle n’existe pas, elle est histoire de la philosophie. En outre, le face-à-face entre Sartre et Aron ne peut pas être ramené, comme le fait le Corriere, à celui de l’Union soviétique et des Etats-Unis, de même que seul celui qui n’a pas lu Sartre peut croire qu’il s’agissait d’une opposition entre une philosophie de la liberté et une autre de la non liberté. Sartre n’a été le compagnon de route du parti communiste français, qui l’accusait d’être un philosophe petit-bourgeois, que pendant une courte période.

Sartre fut un intellectuel à contre courant, critique et autocritique, dans Les Paroles, son ouvrage autobiographique, il avoue de ne pas comprendre : "pour quelle raison j’ai été amené à penser systématiquement contre moi-même, au point de mesurer l’évidence d’une idée sur la base du déplaisir qu’elle me causait". Du cœur de Paris, Sartre se détache de l’Europe et revendique les lutte anti-colonialistes de l’Afrique, se met du côté des damnés de la terre, du côté des Algériens qui luttent contre la France. Si les congrès et les publications sur l’œuvre de Sartre se multiplient, c’est parce que notre époque n’a pas encore généré une philosophie alternative qui lui soit propre, à opposer au libéralisme et peut-être y a-t-il en Sartre les prémisses pour le faire. Angelo Panebianco le sait et il s’empresse pour cela de liquider Sartre comme un "vendeur de mythes" tandis qu’il définit son engagement politique comme "une forme de côtoiement du communisme soviétique".

On banalise ce qu’on n’est pas en mesure d’argumenter. Pour Sartre la pensée est pensée ’en situation’, dans le monde. L’engagement est la conséquence inévitable et logique de ce être-là. Si l’être humain est recherche de soi, recherche de sa propre liberté, cette recherche ne sera jamais le produit d’une réflexion individuelle et isolée, elle sera toujours recherche parmi les gens, dans les rues des villes. Les limites de réalisation, la possibilité de mener à bien mes projets ne dépendent pas seulement de moi, elles dépendent des autres et des conditions structurelles auxquelles j’aurai à faire. Pour cela, s’engager pour changer le monde est la seule façon de se trouver soi même. Mais Panebianco a raison de dire que les intellectuels de gauche sont "des critiques de l’existant, de la société où il vivent". L’intellectuel est celui qui propose un autre point de vue, celui qui cherche d’autres symboles, une autre logique, une autre rationalité. L’intellectuel est forcément critique parce qu’il ne se contente pas et il poursuit chaque pourquoi.

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