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Voter en connaissance d’effet

Publie le jeudi 12 mai 2005 par Open-Publishing

Le propos de Paul Thibaud ("Qui et où sont les bons Européens", "Le Monde" du 11 mai 2005) vient à point nommé. "La Convention a fait un travail de rassemblement, voire de compilation : un travail de secrétariat, non de réflexion, d’éclaircissement et de choix", affirme-t-il. La preuve par le Protocole 9 "relatif aux traité et acte d’adhésion" du 16 avril 2003 des dix nouveaux États membres, plus particulièrement la Deuxième partie de son Titre II : "Dispositions relatives à la restructuration de l’industrie sidérurgique tchèque" (pages 134 à 136 de la version du Traité acheminée par le service encore public de La Poste chez les électeurs). Sur la forme, il s’agit d’un copier / coller du document de 2003* à peine relu et révisé.

Petit indice de la précipitation des services ministériels à « boucler » leur relecture, le troisième alinéa de l’article 10 est numéroté “a” au lieu de “c” (page 135, 2e colonne). Mais plus grave, une mise au présent aléatoire de la version de 2003, qui énonçait au futur les objectifs auxquels consentaient les dix nouveaux États membres, a introduit des fautes de syntaxe qui rendent certains paragraphes absurdes.

Exemples :

 art. 9, § d) et 10, § c) [par erreur numéroté a)] : « la conformité à l’acquis communautaire en matière de protection de l’environnement est réalisée au 1er mai 2004. Les investissements nécessaires à cet effet doivent être [sic] pris en compte dans le plan d’entreprise » [commentaire : l’ont-ils été l’an dernier ? si oui, ce paragraphe devient obsolète - le soumettre au vote sous-entend que l’objectif n’a pas été réalisé] ;

 art. 10, § b) iii) : « les investissements proposés pour le processus secondaire de production d’acier doivent être [sic] avancés de 2004 à 2003 » [commentaire : qu’ils l’aient été ou pas, ce paragraphe est obsolète - il n’a pas à être soumis au vote dès lors que celui-ci ne peut avoir aucun effet sur ce qui a été réalisé ou aurait dû l’être dans le passé] ;

 art. 11, § a) : « les laminoirs à chaud nos 1 et 2 doivent être [sic] définitivement fermés à la fin 2004 » [commentaire : idem supra] ;

 art. 16 : « le suivi comprend des évaluations indépendantes qui sont [sic] effectuées en 2003, 2004, 2005 et 2006 » [commentaire : l’ont-elles été en 2003 et 2004, l’ont-elles ou le seront-elles cette année, le seront-elles en 2006 ? - sur quoi l’électeur doit-il se prononcer ici ?] ;

 art. 17, § b) : « le premier rapport doit être [sic] communiqué à la Commission pour le 15 mars 2003 » [commentaire : idem art. 10, § b) iii)].

La forme gribouille du Traité n’est certainement pas l’essentiel, c’est le fond qui importe. Mais Paul Thibaud a raison d’y voir la manifestation d’une attitude plus fondamentale, celle du mépris des oligarques conventionnels. Leurs intérêts les opposent entre eux mais ils se sont unis pour bafouer les peuples. À ceux-ci, l’ignorance, l’incompréhension et la résignation de ne rien entendre à un pensum abscons de 191 pages ; à ceux-là, l’arrogance du savoir, la prétention de connaître ce qui est bon « pour l’Europe », prétexte à réclamer la confiance aveugle des citoyens de base... Pourtant, parmi les « ignorants » qui votent sans connaître, se tiennent au premier rang les députés du Parlement européen eux-mêmes. En 2003, le pavé de 1 500 pages consignant les décisions de la Commission sur l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) leur a été remis la veille du jour du vote. Aucun ne peut prétendre l’avoir lu sérieusement.

Sur le fond, chacun jugera en son âme et conscience s’il souscrit par son vote le 29 mai aux vingt articles de ce Titre II de la Deuxième partie du Protocole 9 qui détaillent par le menu un plan de restructuration de trois sites sidérurgiques tchèques (Nova Hut, Valcovny Plechu Frydek Mystek et Vitkovice Steel) qui vise à en réduire la capacité de production « pour les produits finis sur la période 1997-2006 à 590 000 tonnes », au prix de la « destruction physique » des installations « d’une ampleur ne permettant pas de les remettre en service » (art. 7) et d’une « restructuration de l’emploi » pour atteindre au 31 décembre 2006 « des niveaux de productivité comparables à ceux obtenus par des [sic ! lesquels ?] groupes sidérurgiques de l’Union ». Le fin mot de cette course à la rentabilité, l’électeur intéressé ne le trouvera pas dans le document soumis au vote.

Il le trouvera dans le « Progress Report for the European Commission on the Implementation of the “Czech Steel Sector Restructuring Programme” »** (seule cette version en anglais est disponible sur la Toile) de février 2005, sous la forme de deux tableaux à l’alinéa 3.3 de ce rapport d’étape. Le premier programme une baisse des effectifs des salariés tchèques du secteur de 29 500 en 2002 à 22 000 en 2010 (soit près de 25 % de perte d’emplois), parmi lesquels le nombre des ouvriers sidérurgistes proprement dits passerait de 13 500 à 8 500 (soit près de 40 %). Le deuxième impose, pour la même période 2002-2010, une hausse de la productivité du travail de 466 tonnes / an / travailleur à 706 tonnes (soit un gain de productivité de 66 %).

Ces trois pages 134 à 136 du Traité illustrent on ne peut mieux comment fonctionne cette « économie sociale de marché hautement compétitive » où les institutions européennes s’interdisent de « fausser la concurrence » et où « l’État ne peut pas tout » (Lionel Jospin), sauf bien sûr programmer les destructions d’emplois et financer les prédateurs (ici pour un total de plus de 14 milliards de couronnes tchèques [450 millions d’euros] pour les trois sites [art. 6] au bénéfice, entre autres, des actionnaires de la hollandaise LNM Holding, « repreneuse de 67 % de la part de l’État tchèque dans Nova Hut » en mai 2002***).

Ceux qui en ont gardé la mémoire y verront l’application sui generis à nos amis tchèques du plan Davignon de 1976 qui imposa une baisse radicale de la production d’acier pour soutenir les prix et la répartition amiable du marché mondial entre aciéristes européens et nord-américains. Il se traduisit par la perte de milliers d’emplois pour les sidérurgistes français, belges et nord-américains. On voudrait que les hommes et les femmes de gauche qui s’apprêtent à approuver le Traité se souviennent que leurs parents (ou eux-mêmes) s’étaient alors élevés contre une telle politique, que l’on nommait, sans fausse pudeur, « capitaliste » et « anti-populaire ». Rien n’a changé sous le soleil.

En solidarité avec les travailleurs tchèques, votez « non » au Protocole 9.

Il est indissociable du Traité ? Alors votez « non » au Traité !

Pierre Granet, ouvrier du livre

*. www.europa.eu.int/comm/enlargement/...

**. www.mpo.cz/xqw/webdav/-UTF8-/dms_mp...

***. www.radio.cz/fr/article/28514